On se réveille, on allume l'ordinateur, on clique sur un favori, il se trouve qu'il s'agit du dernier tumblr rigolo du moment (où il s'agit de proposer des recettes de cuisine à base de chatons, le genre de recoin du web totalement inoffensif, gentiment phénoménal et totalement tendance, la routine. Seulement voilà, le lien est mort. Pourquoi ? Parce que la SPA l'a fait fermer. Le tumblr n'avait pas trois semaines. Y'a de quoi se flinguer. Qu'est-ce qui est le plus difficile à encaisser dans tout ça ? Que la SPA n'ait rien de mieux à faire que de "protéger les animaux" en obligeant tumblr à fermer une page à portée humoristique ? Que des débiles profonds (il fallait voir le niveau intellectuel et orthographique des commentaires furieux de ces neuneus sans humour) aient une telle influence sur un tel organisme ? Que le "Bien" triomphe une fois de plus sur la rigolade ? Ou bien que la fermeture d'un tumblr ne choque personne ? Bah. C'est pas les cleps qu'on devrait abandonner au mois d'Août en Espagne, si vous me demandez. Je sens comme un vide, remets-moi du Trash Kit.
(Pig Cat)
(Cadets)
Ce trio de post-punk primal féminin avait publié un premier et unique album plutôt pas mal, il y a deux ans. On y trouvait des morceaux très courts, d'inspiration Slits/Raincoats, avec à la basse nulle autre que Ros Murray (la bassiste d'Electrelane). J'avais eu la chance de les voir jouer à l'International, en Juin 2010 et c'était sauvage, le public était majoritairement lesbien et mes copains et moi on se touchait les fesses par solidarité. Seulement voilà, l'International (un rade près de Ménilmontant, à Paris, les concerts y sont gratuits), j'y étais il y a quatre jours, et si j'ai bien un conseil à vous donner c'est de ne jamais y foutre les pieds un Samedi soir. Les kidz s'y entassent et ça devient un endroit vraiment horrible.
A (chaque) génération dégénérée, musique dégénérée. Le mot n'est peut-être pas juste, il faudrait peut-être plutôt dire "déviant" et l'expliquer en précisant que le chemin tracé duquel les musiciens concernés aiment à dévier est celui de la morale judéo-islamo-chrétienne plus ou moins bien pensante et politiquement correcte qui régit le "Bien" (et la poursuite du Bonheur) depuis au moins deux ou trois cents ans, maintenant.
Aujourd'hui, la disco est un Bien rétromaniaque de plus, et elle a le visage de ce type.
De ce point de vue bienveillant, même la disco, une musique associée à l'homosexualité, au sexe libidineux et à tout un tas de pratiques dites "déviantes" (comme l'usage forcené de drogues dures) en son temps (il y a trente ans) parait aujourd'hui consensuelle et inoffensive. Tout comme la techno, qui l'a remplacée dix ans plus tard, d'ailleurs, dans l'espace laissé vacant de la transe sonore dégénérée. Si la disco a disparu en tant que mœurs c'est avant tout qu'elle s'était fait des ennemis (les punks, les rockers, les intellectuels, les ouvriers, etc) et que de part son aspect esthétique, elle ne pouvait représenter un mode de vie, et encore moins, à l'opposé de la techno (qui elle a su perdurer à travers les décennies) ne disposait-elle d'un attrait intemporel, futuriste, que l'électronique de la techno et de la house, bien plus poussées que celle de la disco, permettaient d'atteindre.
La techno pouvait ainsi évoluer sans cesse par le biais de la technologie et ne jamais s'enliser. Il y a cependant un autre aspect de la techno qui explique sa survie : son âge. Née au crépuscule des années 80, elle a su récupérer la déviance propre à la disco (consommation de drogues dures, lien étroit avec les mouvements homosexuels, transe abrutissante, danse, sexe et même une nouveauté : les rassemblements secrets en rase campagne ou en banlieue, hors de tout contrôle, que l'on a appelés raves) et ne pas s'en défaire parce qu'au même moment, les années 90 amenaient leur lot de reconnaissance-à-tout-va, d'acceptation bienveillante sans compromis, de valorisation de la différence et de la jeunesse. Certes les drogues étaient encore mal vues par la communauté mais l'homosexualité, la jeunesse, la rébellion, et même les looks horribles qui faisaient alors fureur chez les ravers, tout ça fut "accepté". On créa même une Techno Parade en France. Et puis une Gay Pride. La messe était dite : la techno ne mourrait pas de causes naturelles, la société l'ayant branchée sur respirateur artificiel, et la déviance de se fondre dans le moule.
Au milieu des années 90, la banalisation de la techno était déjà effective.
Aujourd'hui, les jeunes gens en mal de mal-danse et de mal-transe n'ont plus beaucoup d'alternatives. La techno ne crée rien de très intéressant en dehors de quelquesdisquesintellectualisants dont le beat sert moins la cause d'un mouvement que celle d'une pensée. Le dubstep est en fin de vie et n'a jamais été aussi internationalement reconnu comme une (d/tr)anse viable que ses illustres ainés, alors que reste-t-il ?
Les derniers amateurs de transe de qualité semblent venir en grand nombre d'un métissage de la musique électronique, que cela soit avec la synth pop (pour les plus cotonneux d'entre eux, comme Le Révélateur, Mountains, ou autres descendants de Tangerine Dream), le psychédélisme (The Oscillation, The Black Angels, etc) ou pour les plus radicaux, du post-punk, et surtout dans la veine du funk électronique industriel chère à Cabaret Voltaire ou Throbbing Gristle.
C'est le cas, vous l'aurez compris, de Factory Floor, quatuor londonien qui monte qui monte, et que C'est Entendu n'avait déjà pas manqué de mentionner il y a bientôt un an, sur le Peu Importe Vol. 3, notre compile défricheuse de fin d'année.
Après un EP et quelques sorties très souterraines, le groupe a publié fin 2010 un album de quatre longues pistes électro-industrielles (+ une vidéo d'une heure) et a enchainé en 2011 avec de nombreux concerts (dont Dour, l'ATP...). Impossible de savoir si ces musiciens, qui ne semblent pas vraiment du genre à être des renards de studio ou de prolixes bâtisseurs, vont aller beaucoup plus loin que ces quatre morceaux, dont trois sont de puissantes transes électro-industrielles addictives, mais ils ont réussi à créer quelque chose d'aussi prenant que leurs ainés post-punk, d'aussi remuant que de la techno et de fondamentalement déviant. Reste à savoir si amener plus loin cette transe-là ferait sens ?
Sur un thème éternel (je suis seul, je suis saoul, plaignez-moi) Warpaint à réalisé en 2010 l’une des meilleures chansonsdu genre. Un morceau extrêmement subtil dans sa progression qui à l’image du reste de "The Fool" doit beaucoup à la production qui submerge les compositions d’un climat lourd, mélancolique et brumeux . Ce n’est pas un hasard si la basse prend de plus en plus de place dans la pop actuelle et "The Fool"est ainsi presque entièrement construit sur unetension entre celle-ci et les guitares de Theresa Wayman et Emily Kokal, une tension qui génère dans ses meilleurs moments(Shadow donc, mais aussi Undertow, Bees,…) un fog dans lequel il ne tient qu’à l’auditeur de plonger. Mises trop vite dans le même panier que leurs concitoyens de Zola Jesus et Best Coast, ces Angelenas sont pourtant beaucoup plus proches de la noirceur de Manchester que des poncifs de la Californie.
La formule n’a pas fait l’unanimité à la rédaction l'an passé, peut-être en raison de la sortie dans les mêmes eaux des excellents "Teen Dream" de Beach House et "Transit Transit" d’Autolux qui évoluent dans un registre proche - en simplifiant les choses. Perdu dans un exercice 2010 saturé de groupes jouant sur le terrain de la mélancolie éthérée et souvent poussive, Warpaint s'est contenté d’une hype éphémère ainsi que d’un véritable plébiscite de la part de Noise Magasine, meilleure revue papier rock en activité.
Effet paradoxal de l’excès d’attention d’alors, "The Fool" est en cela un exemple parfait de hype contre-productive. Lors de sa sortie j’étais passé à côté de cet album qui est désormais l’un de mes favoris de l’année écoulée et c’est finalement à mon frère que je dois d’avoir cédé. Warpaint se déguste après la vague et il est peu dire que l’agitation ne se prête pas à son écoute. Et ce n'est absolument pas un cas isolé.Selon vous qui a réellement aimé le génial "Wonderfull Rainbow" de Lightning Bolt la première fois que ce condensé de bruit a atteint nos oreilles ? Pas grand monde. Alors réécoutons ces chansons à intervalles réguliers. En définitive le tort est réparé, mon frère est cool et Warpaint intègre le clan très fermé des groupes – Electrelane, Slits, Breeders, ... – qui prouvent si besoin était que le rock est définitivement une affaire de filles.
Dichotomie d'une passion, à travers l'exemple du Totem des Master Musicians of Bukkake
Notes, mélodies, rythmes et dissonances ne représentent que l'aspect superficiel de notre appréciation de la musique. Ou en tout cas de la mienne. Ce n'est que la surface, la première impression. Si l'on prétend aimer vraiment l'art musical, il est implicite d'entretenir une relation plus ténue, plus profonde avec la musique qu'un simple amour des notes jouées. Pour ma part, cette seconde strate passionnelle est de nature bidimensionnelle (*1). Une part de moi réagit particulièrement aux émotions extrêmes et aux idées fortes, qu'elles soient artistiques (comme le dandysme post-industriel de Duck Feeling ou l’extrémisme de "Metal Machine Music") ou politiques (des contestations rebelles du punk hardcore aux propos sociaux de Public Enemy en passant par les considérations néo-conservatrices de PJ Harvey, par exemple) et c'est pourquoi j'accorde une importance toute particulière aux discours idéologiques, au bruit punk et à la notion d'histoire de la musique (souvenez-vous de mes innombrablesbabillages autour de la mort de l'indie rock). Parallèlement, l'éternel adolescent qui régit la moitié de ma cervelle ne peut s'empêcher de conserver un attachement particulier à la nature populaire (au sens "pop culture") qui entoure la musique et que certains artistes exacerbent d'une façon ou d'une autre. Le troisième album de LCD Soundsystem n'a beau apporter rien de très intéressant à l'art musical, ni artistiquement ni politiquement, il n'en reste pas moins un fabuleux objet d'artisanat populaire. Une preuve d'amour léguée par James Murphy à la pop culture et une pierre supplémentaire à l'édifice de celle-ci. De le même façon, il m'est arrivé de considérer l'aspect visuel d'un disque comme aussi important que la musique qu'il renfermait et notamment dans le cas de Handsome Furs, dont le troisième album expose le corps nu d'une femme se tenant droite dans la nuit et dont l'album précédent était à la fois très laid et incroyablement séduisant si on l'envisageait comme repoussoir-à-nazes. C'est justement de ce point de vue-là que j'ai abordé les Master Musicians of Bukkake. Je ne savais rien d'eux lorsque j'ai appris que leur disque le plus récent, "Totem 3", se voulait la suite directe des numéros 1 et 2 publiés respectivement en 2009 et 2010. Surtout, "Totem 3" était le dernier volet d'une trilogie annoncée et sa pochette constituait le pied d'un totem géant que l'on pouvait reconstituer en plaçant les pochettes des trois disques les unes au-dessus des autres.
L'esthétique est certes osée, mais d'un calibre idéal pour séduire collectionneurs, geeks musicaux et autres tordus dans mon genre, fétichistes de bouts de cartons colorés. Découvrir le concept avec le volume 3 est d'ailleurs violemment frustrant puisque s'il est encore possible de dénicher le "Totem 2" au format 33 tours, il en va autrement du premier volet, plus ou moins introuvable, ou bien en le commandant à l'étranger pour un prix peu attrayant. Je ne désespère pas cependant de pouvoir un jour afficher mon amour pour le carton et profite en attendant de la musique et d'elle seule.
(Prophecy of the White Camel / Namoutarre, sur "Totem 3")
Clin d’œil irrévérencieux (*2) aux Master Musicians of Joujouka, un orchestre de musique soufiste marocaine actif depuis les années 50 (que William Burroughs avait décrit comme un groupe de rock vieux de 4000 ans) et célèbre pour avoir collaboré avec des artistes aussi variés que Lee Ranaldo, Brian Jones ou Ornette Coleman, MMOB est aussi un hommage à la musique traditionnelle en tant que telle. Dans la droite lignée des activistes "world" qu'étaient les Sun City Girls (*3) , ce collectif de Seattle partage certains de ses musiciens (Eyvind Kang et Timb Harris) avec d'autres amoureux des traditions, les étranges Secret Chiefs 3 de Trey Spruance, qui distillent leur rock expérimental et cinématique avec une attitude plus proche d'un groupe de musique traditionnelle que les MMOB, lesquels se considèrent avant tout comme un groupe de rock. Évidemment, difficile de prendre le mot rock au sérieux pour qualifier une musique sans parole autant influencée par l'immensité sublime des éléments (et notamment par la musique des touaregs) que par la transe du krautrock de Can ou Neu, et que l'on surprend même sur le terrain de prédilection synthétique de John Carpenter (Failed Future).
(Failed Future, sur "Totem 3")
Cela n'est pas de la world music (ou "musique du monde", terme bâtard inventé en 1906 par un musicologue allemand et popularisé à partir des années 60 pour décrire les musiques populaires traditionnelles, en général non-occidentales) puisque les musiciens ne transmettent pas leur tradition et elle seule. Cela n'est pas du rock non plus puisque ni la forme ni le style ne s'y apparentent. Le terme le plus approprié est sans doute "post-rock". Les maîtres musiciens du Bukkake sont des descendants directs de la vague qui a secoué l'indiesphere de 1998 à disons 2007 (pour être polis). De leur propre aveu, MMOB s'envisagent comme un groupe de rock, et pourtant leur musique ne repose pas sur la sempiternelle formule basse-batterie-deux-guitares-chant, ni sur des paroles ou des accroches. Cependant, de par leur (ré)interprétation avec des instruments rock (auxquels sont associés des tas de raretés traditionnelles d'un peu partout) de thèmes sinon pré-existants en tout cas préjugés d'après l'imagerie inconsciemment collectée par tout un chacun, le groupe s'implique de façon plus poussée dans une interprétation post-moderne et pluri-culturelle des patrimoines rock et traditionnels, à la façon des représentants les plus intéressants et consistants de la vague post-rock. On pense notamment à l'écurie du label canadien Constellation Records, et plus particulièrement au fantastique travail du collectif d'Efrim Menuck : A Silver Mt. Zion.
(A Silver Mt Zion - God bless our dead marines, sur "Horses in the Sky", 2005)
Les montréalais, au sommet de leur art en 2005, avaient su démontrer qu'il ne suffisait pas de se contenter d'allonger des compositions lourdes, dépourvues de chant comme de sens (Mogwai) ou des tricotages mélodico-guitaristiques expressionnistes (Explosions in the Sky) pour aller véritablement au-delà du rock. Sur "Horses in the Sky", Menuck et sa fratrie de hippunks contestataires déclamaient en chœur, en canon et en beauté leur désobéissance morale à l'Ordre Mondial post-11 Septembre, et pour ce faire, usaient de contrebasses, violons et voix, empruntant une partie de leur style au folklore musical d'Europe de l'Est et à la musique juive.
(Bardo Chonyd / Master of all visible shapes, sur "Totem 2", une ouverture évoquant la réunion d'un culte maléfique autour d'un feu dans le désert, en guise d'annonce de la Fin du Monde, par exemple...)
De façon similaire, les Master Musicians of Bukkake insufflent à leur musique une mystique (souvent énoncée dès l'ouverture, comme avec l'inquiétant suspense du Bardo Sidpa ouvrant "Totem 3") et un decorum (ils sont vêtus sur scène de tenues à connotation orientale, longues robes colorées en bazin et un chèche) qui ne leur appartiennent pas forcément à l'origine mais auxquels ils font honneur en ne se contentant pas de les honorer par la répétition mais en choisissant plutôt de les transcender par l'adaptation.
(People of the Drifting Houses, sur "Totem 1", le disque le moins abouti de la trilogie, avec un début laborieux et un peu cliché mais qui dérive de plus en plus vers un eden doucement psychédélique, avant le final hippie Eaglewolf)
Mais là où A Silver Mt. Zion jouait un post rock tendu, empruntant au folklore pour mieux servir son propos idéologique, MMOB amène ce mash-up de musique internationale vers autre chose, vers la Musique elle-même, à vrai dire. En avant, pour le meilleur, avec en tête la mélodie, l'orchestration, l'harmonie, les chœurs, et si possible la transe ; et la création de a à z d'un sentiment, d'une idée musicale et humaine a-politique (ou en tout cas, sa dimension politique ne se maintient-elle qu'en marge du propos). Auteurs de deux albums hors-Totem (dont le très bon "Elogia de la Sombra" paru en 2010) et annonçant déjà une nouvelle œuvre pour les prochains mois, les Master Musicians of Bukkake semblent avoir accompli leur premier travail significatif avec cette trilogie, tant valable pour la singularité de son concept et de son esthétique qu'honorable pour sa direction musicale, fière descendante de deux groupuscules activistes parmi les plus importants de l'histoire contemporaine de la musique. En défendant à la fois le métissage, le conservatisme progressiste, ce respect irrévérencieux de la tradition, et en s'inscrivant dans les pas d'un anticonformisme nécessaire, MMOB revêt l'aura d'un représentant majeur du courant post-rock (que l'on croyait mort) en même temps que celle d'une source ambivalente de nectar sonore avant-gardiste pour fanatiques pop-culturels désinhibés.
(*1) : Ça ne vaut d'ailleurs pas que pour la musique et cette dichotomie s'applique chez moi à de nombreux domaines, comme le cinéma où au début du mois de Juin 2011, j'avais le désir simultané d'aller voir le "Pater" d'Alain Cavalier et le prequel de la franchise X-Men.
(*2) : Ne me forcez pas à vous décrire ce qu'est un bukkake, faites vous violence, allons !
(*3) : La trilogie des "Totem" est d'ailleurs dédiée à cet étrange collectif souterrain, mené par les frères Alan et Richard Bishop, qui sévit pendant près de trente ans dans un registre très large incluant des éléments "rock" ou "free-folk" très américains, de la poésie, des instruments traditionnels exotiques et un perpétuel désir de transmission des sons, techniques et mœurs musicales des ethnies orientales. Alan Bishop devait d'ailleurs fonder le label Sublime Frequencies, une source indispensable d'enregistrements locaux, de l'Iraq au Myanmar en passant par l'Algérie ou le Cambodge.
Les Rain Drinkers sont une perle cachée dans le paysage musical actuel. Cachée et quasi-insaisissable, tant leur musique, pourtant évidente à l'écoute, déjoue les classifications aisées… On pourrait parler d'"ambient folk", mais seulement si on adopte une définition très large de ce genre, qui prendrait en compte toutes les musiques d'inspiration traditionnelle avec un fort accent sur l'atmosphère. Ce que joue ce duo du Wisconsin, toujours dans des tenues surannées au milieu de paysages qui pourraient dater d'aujourd'hui comme d'il y a un siècle, emprunte aussi bien à la musique de chambre contemporaine, au krautrock/kosmische ou au post-rock ; Joe Taylor et Zavier Kraal, qui se disent accompagnés de l'"Esprit Créatif" (crédité en tant que troisième membre du duo) jouent tantôt d'instruments traditionnels (piano, cordes, parfois cuivres et beaucoup d'autres), tantôt de synthés réminiscents de certains passages de Tangerine Dream, et ne répugnent pas à utiliser des effets et textures sonores que l'on trouve d'habitude dans certaines musiques expérimentales.
Les noms de Godspeed You! Black Emperor ou de Leyland Kirby (The Caretaker) ont été cités comme inspirations possibles par plusieurs critiques, ce qui peut effectivement s'entendre sur certains passages ; je citerais aussi Tarentel, mais si l'on devait trouver un point de comparaison pour la musique des Rain Drinkers dans son ensemble, le nom qui viendrait le plus facilement à l'esprit serait celui de Popol Vuh à leurs débuts…
Un Popol Vuh moins synthétique cependant, beaucoup plus mélancolique et qui, plutôt que d'essayer d'atteindre une musique "cosmique", chercherait plutôt à sublimer quelque chose de déjà connu ; à retrouver des racines présentes dans notre passé collectif et les faire entendre d'une nouvelle manière, par le biais d'un peu d'expérimentation. Je pense surtout aux échos de musiques folkloriques que l'on semble entendre sur de nombreuses pistes — et ce, de plus en plus sur les derniers albums —, mais Zavier Kraal décrit les inspirations du groupe comme quelque chose de plus personnel et de plus ésotérique :
“Before attempting to achieve a certain affect via sound, we discuss the visual impact of particular memories and/or childhood dreams that have greatly influenced our lives. We like to think of the sounds that emanate as channeled, rather than performed. As Raindrinkers, each song/experience is significant in its own right, but also progresses towards some kind of distant finality. We welcome that finality with open arms. We hope that our recordings will document this process, as well as evoke equally powerful colors and lucidity in the mind of the listener. The recordings usually include varying combinations of drums and percussion, guitars, vocals, synthesizers, piano, organs, violin, cello, flutes, hand-made electronics, sound sculpture, field recordings, horns, woodwinds, sticks, rocks, stones, angels, and demons. Our music is almost always improvised. We prefer field recording in locations such as barns, caves, or pastures, over recording in a studio.” (*)
Les compositions du duo se basent donc non sur l'expérimentation mais sur des mélodies contemplatives et évocatrices, les effets électroniques et autres superpositions de field recordings étant là pour ajouter une autre dimension à ces airs sans les dénaturer. "Bore Upon the Breath of Dawn", sorti en 2010, fait largement usage de sons électroniques, lo-fi et synthétiques ; parfois presque oppressants quand ils sont juxtaposés à des field recordings (sur Hollow Moon) ou à une pulsation rythmique sur un piano et une voix très proches (sur Sands) ; parfois aussi remplis d'une tension, qui peut se révéler apaisante, comme sur la très belle Nemuri où une mélodie au piano s'imprime sur l'enregistrement d'une foule en mouvement ininterrompu (idée simple mais particulièrement réussie). "Dwelling" est une toute autre histoire : une seule piste de trente-trois minutes, en plusieurs mouvements, où une mélodie au violon tient le devant de la scène (même si textures et superpositions sont toujours là, ainsi qu'une certaine dissonance par moments). Les différents cycles de la piste peuvent rappeler le cycle des saisons dans leurs sonorités et les impressions qu'elles évoquent (mais il s'agit là d'une impression toute personnelle).
"Springtide" est le cinquième album du duo, et est tout aussi beau que les précédents si ce n'est plus : divisé en trois pistes, il se base encore plus que les précédents sur des sons traditionnels ; Springtide et Breach usent d'instruments et de tempos différents mais partent toutes deux du même principe, à savoir des compositions classiques qui guident le début des pistes puis une fin toute en suggestion, qui pourrait paraître inquiétante si on n'y entendait pas le même arrière-plan sonore en train d'achever son développement. Enfin, Hyacinth retrouve l'usage d'instruments synthétiques sur un final plus minimaliste, plus gai et apaisé aussi.
Les Rain Drinkers ont sorti cinq albums à ce jour : "The Healing Begins Now" et "Urthen Web I" sont encore disponibles sur cassette, respectivement chez Earjerk et Brave Mysteries ; les trois albums dont j'ai parlé plus haut sont sortis sur CD-R chez Reverb Worship et désormais épuisés, mais vous pouvez vous procurer les mp3s pour une somme modique ($2 par disque, ou plus si vous voulez) sur Bandcamp. Il y a peu de choses aussi belles que l'on peut s'acheter pour ce prix.
— lamuya-zimina
(*)“Avant d'essayer de parvenir à un effet [lit. "affect"] particulier par le son, nous discutons de l'impact visuel de certains souvenirs et/ou rêves d'enfance qui ont eu une grande influence sur nos vies. Nous aimons penser que les sons qui émanent sont canalisés plutôt que joués consciemment. Chaque chanson/expérience des Rain Drinkers possède sa propre signification, mais progresse également vers une finalité distante ; nous accueillons cette finalité à bras ouverts. Nous espérons que nos enregistrements témoignent de ce processus et évoquent couleurs et lucidité avec une même vivacité dans l'esprit de l'auditeur. [Nos] enregistrements incluent habituellement diverses combinaisons de batteries et percussions, guitares, voix, synthétiseurs, pianos, orgues, violons, violoncelles, flûtes, instruments électroniques faits main, sculptures sonores, field recordings, cors, bois, bâtons, pierres, anges et démons. Notre musique est presque toujours improvisée. Nous préférons enregistrer directement dans des granges, des grottes ou des pâturages plutôt que dans un studio.”
Ya no estoy des vacaciones, volví a la vida habitual ! Alors que le mois d'août s'achève tout juste et que le pénible retour sur la capitale et son périphérique saturé est relégué au stade de dernier souvenir de vacances (ou premiers symptômes de rentrée, selon la logique adoptée), j'ai envie de faire le point sur ma petite bande-son aoutienne bien à moi. Quel album, quel morceau fera mélancoliquement revivre à ma mémoire teintée de surexposition et de grain épais, ces chaudes journées oisives et tant regrettées d'août 2011 passées aux quatre coins de la France ? De quel bois était faite la malle à CDs et vinyles que je me trimballais alors, prenant la forme d'un petit rectangle d'environ onze centimètres sur six ? Sans plus attendre, sans vraie logique conductrice et en toute simplicité, voici ce qui a résonné dans mes oreilles tout au long de l'été.
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Tokimonsta - "Creature Dreams" (2011)
(Bright Shadow)
Le dernier EP en date de Jennyfer Lee, alias Tokimonsta, qui officie chez Brainfeeder (le label de Flying Lotus) ! Sept morceaux, soit un peu moins d'une demie heure d'écoute en somme, mais quelle demie heure ! Entre les basses vrombissantes, les claviers planant haut, très haut et le chant tout aussi aérien de la charmante coréenne, "Creature Dreams" esquisse une bienheureuse parenthèse au milieu de tout l'embrouillamini du quotidien, du prosaïque, du routinier, du pré-mâché et vous fait léviter au gré de son travail fouillé sur la rythmique hip-hop archi-structurée qu'elle a désormais pour habitude de composer. Je ne vous cache pas que j'ai énormément bloqué sur Bright Shadow, morceau d'ouverture que je trouve éblouissant, tant dans le choix des sonorités que dans l'atmosphère qu'il dégage.
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Pastor T.L. Barett & The Youth for Christ Choir - "Like A Ship (Without A Sail)" (1971)
(Like A Ship...(Without A Sail))
Vous avez bien lu, ce gars-là est un pasteur. Un pasteur noir américain avec du coffre, une voix, et un réel talent de compositeur. Il semble que tout l'album ait été enregistré dans une église (la sienne ?), ou du moins est-ce ce que j'en déduis, car l'ensemble des huit morceaux baigne dans une réverbération assez atypique, et puis, quoi de mieux que d'enregistrer des chœurs gospel là où ils résonnent de la manière la plus authentique ? Gageons donc que cet album provienne directement d'un lieu saint. Une grosse basse groovy, des paumes claquant dans l'air et beaucoup de tambourin : bien que je ne sois pas un grand fan de gospel en temps normal, je dois dire que j'ai été conquis par cette vigueur, par ce pasteur crooner et convaincu, par sa jeune chorale enthousiaste et par ce piano tout simple et très beau.
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Bibio - K is For Kelson EP (2011)
(Don't Summerize My Summer Eyes)
Bibio qu'on ne vous présente désormais plus cumule pour l'instant un album et un EP en 2011. Ici, cinq morceaux, pas de déchet (mais une mention spéciale pour Don't Summerize My Summer Eyes que je trouve absolument brillante). Stephen James Wilkinson reste fidèle à lui même et on retrouve avec plaisir les sonorités folk qui lui sont chères, ses soupçons de hip-hop et son chant haut perché. Bibio transforme l'essai et confirme qu'il est dans une très bonne année.
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Declaime - Andsoitisaid (2001)
(2MC Or Not 2MC)
On y vient nécessairement, au gros hip-hop west-coast, doucement mais surement. Declaime est californien, donc cool, et en plus d'autres talents il est doté d'une voix et d'un flow inimitables (un de ces types que l'on ne peut pas manquer de reconnaitre instantanément) qui, alliés à des instrumentations assez épurées, débouche sur un hip-hop marquant, agréable et peu répétitif. De nombreux featurings plus tard, on a entre les mains un album qui respire la bonne ambiance détendue de la côte ouest des États-Unis. Par contre, pour se faire "Andsoitisaid" d'une traite, il faut avoir une grosse faim : ce ne sont pas moins de trente morceaux qui vous attendent. Et ça ne se refuse clairement pas.
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Raashan Ahmad - For What You've Lost (2010)
(Pain On Black)
Toujours dans le hip hop californien, si vous cherchez du son chaleureux, tout en détente et que vous voulez aussi de la qualité, Raashan Ahmad, originaire de Pasadena, est l'homme qu'il vous faut. Plus sérieusement, "For What You've Lost" est bourré de featurings, de passages instrumentaux à la cool et très joyeux dans l'ensemble. Une de ces œuvres qui ne connait pas le succès qu'elle mérite. Personnellement, cet album me met dans de très très bonnes dispositions, je ne vous en dit pas plus.
Voilà, vous avez un aperçu de ce qui a accompagné mes pérégrinations aoutiennes cette année. J'espère que vous y trouverez de quoi aborder la rentrée de la façon la plus posée possible, si c'est, comme moi, ce que vous recherchez !
Qu'est-il arrivé au trip hop ? C'est la question que je me posais il y a quelques semaines en parlant avec Joe (notre rédac'chef)… Ça fait déjà un bout de temps que les grands noms de genre, et pas mal d'artistes de hip-hop instrumental de l'époque, ont changé de style et/ou décliné en même temps que l'intérêt du public. Le dernier Massive Attack est sorti au moins cinq (si ce n'est dix) ans trop tard dans une indifférence quasi-générale, DJ Shadow s'est mis ses fans à dos (moi y compris) en sortant son disque de hyphy en 2006 — et ce que j'ai entendu de son prochain disque ne s'annonce pas comme un grand retour en force —, Rjd2 s'est mis au songwriting pop avec des résultats plus que mitigés, Portishead n'a plus grand'chose à voir avec le genre, GusGus a tourné la page depuis plus de dix ans… J'avais aimé "Knowle West Boy" de Tricky en 2008 mais j'étais dans la minorité, et je dois bien avouer que les derniers albums de ces ex-grands groupes ne m'intéressent plus tant que ça. Et surtout, presque aucun nom (à part Wax Tailor) n'est apparu dans le genre depuis longtemps.
Bien sûr, les modes passent, et on pourrait se faire la même réflexion au sujet de nombreux autres genres, mais s'agit-il ici uniquement d'une question de style ? Les genres dont est issu le mélange — ou les mélanges — que l'on a appelé(s) "trip hop" ont toujours la cote, et l'hybridation n'est pas tombée en désuétude non plus. Peut-être est-ce l'air du temps qui a changé. Il y avait cette atmosphère à la fin des années 90, une certaine angoisse indéfinissable en partie liée à l'urbanité qui peut dépasser l'humain et à la perte de confiance en l'avenir (plus personne ne pouvait raisonnablement imaginer "l'an 2000" comme l'avènement d'un futur radieux), qui englobait entièrement des albums tels que "Mezzanine", "Psyence Fiction", "Becoming X" ou "Dummy", les menant parfois du côté du cocooning, parfois dans le mélancolique jusqu'à la déprime. Rien que le titre du deuxième album de Tricky était symptomatique : "Pre-Millennium Tension". (Ce sentiment n'était d'ailleurs pas limité au trip hop : "OK Computer" aussi était rempli de cette anxiété et de ce blues de la vie moderne.) Il semble que cette impression ait en partie disparu aujourd'hui. Le métro allégorique et angoissant — terrifiant — de la vidéo de Be There d'UNKLE a fait place (dans un autre genre) à la violence laide et insoutenable de Stress de Justice, les peurs d'aujourd'hui ne sont plus floues ni existentielles mais bien concrètes, l'heure n'est plus aux atmosphères feutrées. Ou bien plus dans le même domaine. (Si on cherche un peu, on peut encore trouver des disques qui expriment cette atmosphère noire, embrumée, de panique et de mal-être urbain, mais dans d'autres genres : c'était l'un des thèmes du superbe "Silent Shout" de The Knife…)
Le trip hop a-t-il définitivement "quitté le bâtiment" ? J'ai quand même voulu chercher pour voir s'il n'y avait pas, quelque part, un bon groupe de trip hop récent qui serait passé sous le radar. Bingo : je suis tombé sur Orelha Negra.
(A Força da Razão)
Bingo… ou presque, selon ce que vous attendez d'un disque de trip hop ! Certains pourront débattre du bienfondé de classer (comme l'ont fait la plupart des auditeurs) le quintette lusophone dans ce genre hybride : Orelha Negra s'inspire bien de hip hop, d'électronique et de rock pour produire une musique à ambiance posée et feutrée qui évoque instantanément le genre, mais le groupe puise aussi dans la musique portugaise, et beaucoup dans le funk et la soul — avec pour résultat un son nettement plus chaud, gai et rythmé que les ambiances urbaines et claustrophobiques auxquelles Tricky, Massive Attack et Portishead nous ont habitués. (Cela dit, tout le trip hop des années 90 n'était pas dépressif : n'oublions pas Morcheeba… encore que, Almost Done…). Orelha Negra est l'équivalent latin et enjoué du mouvement hybride né en Grande-Bretagne, ce que le trip hop aurait pu donner si tout avait été au beau fixe à l'époque, doublé d'un hommage à toutes ces branches de ce que l'on peut appeler la "musique noire" (le nom du groupe, "oreille noire", colle parfaitement à la musique).
(M.I.R.I.A.M)
Ne perdons pas de vue que le trip hop, au final, était une catégorie bâtarde (et que plusieurs artistes majeurs reniaient l'association au genre). Peut-on parler dans ce cas de revival ? Difficile à dire. Si le son de M.I.R.I.A.M a carrément des allures d'hommage et joue même sur les clichés du genre (avec bonheur), le reste de l'album est une combinaison qui atteint le trip hop davantage "par accident" que par but : ainsi la soul de Lord (mariée à une guitare quasi-western), l'accent électronique de 961 919 169, celui très synthétique (et un peu rétro) de Futurama, l'introduction progressive A Memória ajoutent-ils des nuances variées à un camaïeu de "musique noire" réorganisée et réappropriée par Orelha Negra, notamment à l'aide de nombreux samples de concerts et de paroles en portugais. Et aussi, sur A Cura, d'extraits… de Crazy Train d'Ozzy Osbourne (!), de quoi rompre assez nettement avec les attentes des auditeurs et le classicisme relatif du reste du disque. Un revival qui n'en a pas l'air ? Un album estival, posé et très réussi en tout cas ! Espérons que le disque (sorti uniquement au Portugal pour le moment) ait droit à une sortie internationale bientôt…
C'est pas tout ça de débattre au sujet de la witch house, mais je me rends compte qu'on ne vous a pas encore parlé d'un groupe ensorceleur qui, s'il n'appartient pas au même genre que Salem, triangle-triangle-croix-croix-triangle-symbolilol et consorts, mérite nettement plus d'attention et vieillira sans doute largement mieux qu'eux : Demdike Stare. Si vous ne voyez pas tout de suite le rapport, sachez que "Demdike" était le nom de l'une des sorcières de Pendle, que les artworks du groupe contiennent plusieurs références à l'occulte — planche de Ouija, runes, etc — et que les films d'horreur sont une autre de leurs inspirations… Cepenant ni kitsch, ni noirceur étouffante ni de "gros son qui tache" dans cette musique-là ; "Triptych" est une œuvre bien plus subtile et originale que son thème ne le laisserait imaginer.
(Caged in Stammheim)
Demdike Stare est un duo du Nord de l'Angleterre composé de Miles Whittaker, dont le domaine de prédilection est la dub techno (en solo sous l'alias MLZ, en duo avec Gary Howell sous le nom Pendle Coven), et de Sean Cauty, connaissance de longue date et collectionneur invétéré qui travaille pour le label Finders Keepers (spécialisé dans les rééditions de disques rares et insolites ; on vous avait déjà parlé brièvement d'une de leurs compilations de musique thaïlandaise). Occulte, dub techno et samples rares : ajoutez à cela un fort accent sur l'atmosphère, une tendance à la composition intuitive (sans tomber dans le chaotique ou l'improvisation pure) et vous aurez une petite idée de ce à quoi ressemble la musique de Demdike Stare.
(Forest of Evil (Dawn))
Étonnamment, le groupe prétend ne pas être particulièrement attiré par les histoires de sorcières mais que ces thèmes se sont imposés plus ou moins naturellement, étant donnée l'histoire de leur région. Peut-être plus étonnamment encore, le groupe parle de "futurisme" pour qualifier les thèmes et influences de leur musique, alors que celle-ci se base en partie sur des samples hétéroclites d'anciens enregistrements (souvent obscurs et volontairement non crédités) ; pourtant, il est vrai qu'à l'écoute, les beats et arrangements qui résultent du travail du duo ne sonnent jamais véritablement rétro (contrairement aux montages vidéo qu'ils utilisent lors de leurs concerts) — pas plus que les beats ne semblent véritablement suivre la tendance envahissante qui consiste à mettre du dub partout (sans "step" ici, au moins). Non, ce qui prévaut ici, c'est une impression d'atemporel, qui peut se comparer à celle que l'on ressent à l'écoute de certains disques de dark ambient : peut-être parce que le groupe utilise surtout des thèmes et des sonorités qui n'ont jamais disparu, qui hantent l'imaginaire collectif.
Demdike Stare semble toujours évoluer en terrain connu et inconnu à la fois : connu par le fait que les sons et inspirations du groupe sont plutôt classiques (l'occulte, le sampling, l'ambient et le dub : on connaît), inconnu si on prend la peine d'écouter avec un peu d'attention : la diversité des samples et de leurs assemblages qui structurent les pistes font que l'on ne retrouve jamais vraiment de formules toutes faites ou de clichés trop présents. (Et même quand ils sont là, difficile de dire que la musique en pâtisse vraiment : Hashshashin Chant par exemple est plutôt classique, mais c'est aussi l'une des pistes les plus immédiatement mémorables de l'ensemble.)
(Hashshashin Chant)
S'il faut rattacher Demdike Stare à un genre ou courant récent, on pourrait parler de celui de la "musique hantologique" (sonic hauntology ou simplement hauntology en anglais), un regroupement quelque peu artificiel nommé d'après un concept de Jacques Derrida. Le concept de Derrida n'a rien à avoir avec la musique à l'origine (il est évoqué dans Spectres de Marx, et part de l'idée que le "spectre du communisme" "hante l'Europe"), mais son nom a été repris par analogie pour se référer à une musique souvent atmosphérique, qui fait appel à des réminiscences du passé en tant que passé, non "remis au goût du jour" ; ce qui se traduit notamment par l'utilisation de samples qui conservent toute la dégradation des sources originales et mettent en valeur cette dégradation, non en tant que texture sonore mais en tant que manifestation du vieillissement-même ; la musique "hantologique" se base sur des évocations de la distance, du révolu et des traces que laisse une histoire désormais inaccessible. (Plusieurs artistes connus, comme Boards of Canada, Burial ou Philip Jeck ont été classés dans ce mouvement.) Si le concept vous intéresse, lisez l'article "Phonograph Blues" de K-Punk, jetez un œil à cette liste et à sa définition… et revenez bientôt, on vous reparlera de The Caretaker (l'un des artistes majeurs du mouvement, qui se trouve être aussi une connaissance de Cauty et Whittaker) d'ici quelques jours.
Notons tout de même que Cauty et Whittaker ne revendiquent aucune affiliation à ce courant "hantologique" et qu'ils n'en avaient même pas connaissance avant de s'y voir rattachés par des critiques ; on pourrait même dire qu'ils vont à son encontre, si l'on considère que leur musique n'a rien de passéiste et se base sur des samples toujours pertinents aujourd'hui… pourtant, quelque part, ils collent parfaitement à cette esthétique.
(Matilda's Dream)
Il est en effet difficile de parler de Demdike Stare sans aboutir à des paradoxes : musique moderne créée à l'aide de sons du passé, obscurité douce et pourtant mue par une inquiétante étrangeté, compositions variées et quelque part toujours similaires. Toujours est-il que "Triptych", coffret de trois CDs qui regroupe "Forest of Evil", "Liberation Through Hearing" et "Voices of Dust" (trois vinyles sortis en 2010) ainsi que quarante minutes de pistes inédites, est un excellent ensemble qui ne pêche en rien par sa longueur : plus de deux heures et demie d'onirisme nocturne et envoûtant, toujours en nuances de noir et de gris, jamais lassantes ni vaines, toujours belles.
Il était une fois, dans une grande et sombre forêt plantée au-dessus d'un cimetière indien, un genre qui… pfff. Non, honnêtement, je sais qu'on a l'habitude de cracher sur les nouveaux genres à la mode sur C'est Entendu, mais c'est dur de ne pas se sentir blasé quand on parle de witch house vu le gâchis qu'aura été ce genre, une idée pas forcément mauvaise à la base mais si souvent mal réalisée qu'elle s'est couverte de ridicule (et semble déjà presque morte alors que la plupart des artistes n'ont sorti qu'un ou deux EPs).
King Night de Salem. Attention, certaines images peuvent choquer. (Le son aussi.)
À l'origine, la witch house (aussi appelée le drag si vous préférez) n'est même pas considérée par tous comme un "véritable" genre (le nom a été trouvé par Travis Egedy a.k.a. Pictureplane, qui ne fait pas vraiment partie du mouvement), et beaucoup de fans et d'artistes associés au genre critiquent ce regroupement étant donné leurs influences diverses. Mais s'il est difficile de tomber d'accord sur la liste des genres qui auront influencé la witch house (on y trouvera surtout le chopped and screwed (*), puis selon les cas l'omniprésent dubstep, la pop gothique et plus particulièrement la darkwave, la chillwave, éventuellement un peu de dark ambient, de shoegaze… non, la house tout court n'a rien à voir avec la witch house), le son witch house est quand même facilement identifiable : beats lents de boîte à rythmes, mélodies au synthé, ambiance oppressante, son crade, voix en général féminine/éthérée/éventuellement engloutie par la réverb' (White Ring) ou bien masculine qui rappe de façon apathique (et naze) (Salem). Au niveau des thèmes : l'occulte, semble-t-il. Au niveau visuel : des triangles, des croix, des rituels, des photos sombres avec du grain ou du flou, des extraits de films d'horreur, des triangles, parfois des photoshoppages amusants faisant preuve d'autodérision, et encore des triangles. Et un peu partout, une impression que tout ça a été fait par deux ou trois ados dans un garage, avec les moyens du bord, peut-être avec des drogues, et souvent avec à peine plus de finesse qu'un David Guetta zombifié.
(*) : Il s'agit apparemment d'un genre de remixes de pistes de hip-hop avec un pitch diminué (vitesse ralentie, hauteur descendue dans les graves) et des sons "hachés". J'ai voulu écouter un ou deux trucs pour me faire une idée, je dirais de façon très magnanime que c'est "pas mon truc".
Burnout Eyess d'oOoOO : l'une des pistes les moins lourdes et les plus réussies du genre. (Au fait, oOoOO se prononce comme un seul "O". Dommage, j'aimais bien l'idée de prononcer ça "Oooouuuh-oooOOOOuuuh-OOoouuhhh !" comme un fantôme Playmobil. Tant pis !)
Malgré tout, je trouve toujours que la witch house a un côté sympathique, surtout quand elle ne se prend pas trop au sérieux : faire de la musique de série B ou Z chez soi ("Voilà un ordinateur, un drap avec un pentagramme, un micro et une boîte à rythmes ; maintenant formez un groupe !"), comme pour une fête de la musique d'Halloween où l'on bidouillerait des effets et des boîtes à rythmes au lieu de quémander des bonbons, honnêtement, je n'ai rien contre. Je dois même avouer que la première piste de witch house que j'ai entendue (IxC999 de White Ring : une sorte de Crystal Castles en plus lent, plus sombre et plus glaçant) m'avait plutôt séduit malgré son kitsch, et encore aujourd'hui, je ne trouve pas que *tout* soit à jeter dans le genre. (Si vous aimez la witch house, estimez-vous heureux que ce soit moi qui me tape ce sujet : la plupart des membres de la rédac' trouvent ce genre horrible de A à Z. Pardon, de ▲ à †///zZz\\\†.)
IxC999 de White Ring. (Les extraits vidéo sont tirés des Vampires de Louis Feuillade (1915) et d'Irma Vep d'Olivier Assayas (1996, inspiré par les Vampires de Feuillade).)
Mais voilà : il semble qu'il soit un peu trop facile de faire de la witch house, surtout incroyablement facile de faire de la *mauvaise* witch house, et le genre, déjà un peu puéril dans son concept, s'est pris les pieds dans tous ses triangles et ses draps de fantômes pour se casser la gueule en vomissant des floppées de pistes ridicules, de mauvais goût, pas fines et mal finies. Franchement, écoutez ça, en sachant qu'il s'agit du groupe de référence du genre :
Avez-vous déjà entendu pire concert ?
Lisez ce fait divers (résumé : une étudiante a voulu voir si elle pouvait transformer une des pistes de son groupe en piste de witch house en vingt minutes et la faire passer pour une piste de Salem, et elle a réussi) ;
Regardez ces noms de groupes (je vous jure que je n'en ai pas inventé) :
▼▲▼vagina Vangi †‡† (a.k.a. ritualz, a.k.a. rrritualzzz) †∆† ///▲▲▲\\\ Gr†LLGR†LL 8:*) GuMMy†Be▲R! ✝NO VIRGIN✝ ▼□■□■□■ ℑ⊇≥◊≤⊆ℜ ▲ ✝ DE△D VIRGIN ✝ H∆UNT3D HOUS3 /\ SPIDER▲WEBS PWIN ▲▲ TEAKS pyr▲mids of ▲▲ twYlY<ght>ZoNe ❖ _______N _______ ▂▅▇█▓░✌✌✌░▓█▇▅▂ Δressed Up Like ∆ogs BLΛCK RΛ!NB0VV V▲GINA WOLF AiDS-3D
Et surtout essayez d'écouter assez de groupes de witch house pour avoir un aperçu du genre : c'est déprimant, épuisant, frustrant. Dans l'écrasante majorité des cas, les ficelles sont énormes, les pistes accusent trois tonnes de lourdeur et au mieux trois grammes d'inspiration. Je ne dis pas qu'il n'y a pas, au détour d'un disque, deux ou trois pistes à sauver, ou deux-trois idées qui pourraient donner quelque chose, mais franchement pas assez pour que ça donne envie d'explorer plus loin. (Bon sang, il y a même du Comic Sans MS dans la pochette à droite. Ces gens n'ont-ils vraiment honte de rien ?)
Les pistes en écoute dans cet article (à part celle ci-dessous) font en général partie des meilleures que j'ai trouvées. Si malgré tout vous voulez donner une chance à ce genre, je vous conseille l'EP homonyme d'oOoOO (le seul disque de witch house que je qualifierais de bon ; peut-être aussi parce qu'il s'éloigne un peu des clichés qu'on entend par ailleurs). Je ne garde pas un grand souvenir de Mater Suspiria Vision, je n'ai pas supporté †‡† très longtemps, Salem a quelques bons aspects mais fait preuve de trop de mauvais goût pour vraiment compenser, l'EP de White Ring n'est pas mal sans être indispensable et j'ai zappé ou déjà oublié les autres.
Deux des plus grosses modes musicales récentes réunies en une piste : un remix witch house de "Poker Face" de Lady Gaga. Ouais. C'est peut-être marrant pendant une microseconde, mais je n'ai pas pu arriver au bout.
Alors quoi ? Faut-il enterrer la witch house définitivement ? À vous de voir. Le mouvement semble déjà en grande perte de vitesse, et ce n'est pas moi qui m'y accrocherai outre mesure vu l'état dans lequel il est ; je garde l'EP d'oOoOO et c'est à peu près tout. Mais peut-être que quelqu'un y trouvera encore quelque inspiration et sortira (quoiqu'un peu tard) quelque chose de présentable. Qui sait ?
Dans tous les cas, si vous faites partie des déçus de la witch house, restez avec nous : on vous reparlera bientôt de deuxgroupes qui, s'ils n'entrent pas vraiment dans les codes du genre (ce qui n'est pas forcément plus mal), proposent des alternatives bien plus présentables.
— lamuya-zimina
P.S. Oui, l'image rose étincelante avec le chat est bien une pochette de disque ; elle est signée /// ▲▲▲ \\\.