C'est entendu.

samedi 26 juin 2010

[Fallait que ça sorte] Can - Monster Movie

L'histoire de la formation de Can résume à elle seule l'esprit du krautrock et son rapport à la musique anglo-saxonne. Holger Czukay et Irmin Schmidt, trentenaires, éminents professeurs de musique et élèves de Stockhausen, sont attirés par la musique pop depuis que Michael Karoli, un de leurs élèves âgé d'à peine dix-neuf ans, leur a joué I am the Walrus des Beatles en 1967. Ils ne maîtrisent pas le langage du rock'n'roll, son urgence, son immédiateté et sa sauvagerie, mais c'est justement cette différence d'approche par rapport à leur formation académique qui les fascine. Peu ou prou au même moment, Jaki Liebezeit était batteur de free-jazz en Espagne et il modifia son jeu du tout au tout après un concert lors duquel un allumé dans le public lui reprocha sa virtuosité et lui déclara qu'il devrait jouer "de façon plus monotone." Et c'est ainsi, dans la restriction technique et la volonté d'aborder le rock'n'roll par les chemins de traverse que leur fournissaient leurs parcours éclatés, que naquît Can (ou plutôt The Inner Space, puisque tel était leur nom à l'origine) et avec lui le krautrock tout entier. Non pas que les membres de NEU!, Faust, Amon Düül et les autres soient pétris d'une formation savante, mais ils possédaient cette même volonté de prolonger les avancées de la musique anglo-saxonne d'un point de vue totalement autre, constituant ainsi une véritable voie parallèle au psychédélisme anglais ou américain.



(Can - Father Cannot Yell)


Ce qui faisait de Can un groupe de krautrock unique, c'est son aspect métissé, et pas seulement dans l'attrait de Schmidt et Czukay pour les musiques du monde qui culminera en 1973 dans "Future Days," dernier de leur chefs d'œuvres. La musique du groupe s'est cristallisée autour des figures de leurs chanteurs, au pluriel, car si l'on connaît davantage le Can des années 70 mené par Damo Suzuki, nippon un peu paumé qu'ils recrutèrent en pleine rue, le Can des débuts fut celui de Malcolm Mooney, un poète et sculpteur noir américain qui finit par retourner aux États-Unis sous les conseils de son psychiatre. Chacun à sa manière, ils imprégnèrent le groupe entier de leur présence : Mooney et sa voix épaisse, lourde, pleine d'inflexions soudaines et de grommellements rythmiques paranoïaques, possédait une sensualité sauvage et brute qui a pu rappeler James Brown. Mais son timbre rauque et éraillé pouvait rendre la mélancolie de certains morceaux vraiment déchirante, là où Suzuki a apporté par la suite au groupe quelque chose de plus rêveur, une sensualité plus douce et délicate, même s'il était aussi capable de délires épileptiques.


(Jaki Liebezeit, Michael Karoli, Irmin Schmidt, Holger Czukay et Malcolm Mooney)


Après s'être fait refuser partout leur premier album "Prepared to Meet thy PNOOM" (qui sortira dans les années 80 sous le nom de "Delay 1968"), le groupe s'efforce d'enregistrer quelque chose de plus vendeur, ce qui donnera "Monster Movie," leur premier véritable album en 1969. Les premiers auditeurs à poser le saphir de leur platine sur le LP ont dû avoir une sacrée surprise : Ouvrir un album sensé être plus accessible avec Father Cannot Yell dont la ligne de basse hypnotique est clairement inspirée de European Son, le morceau le plus jusqu'au-boutiste du premier album du Velvet Underground, c'est tout de même osé. Can a alors déjà trouvé son mode opératoire : laisser les morceaux jaillir d'eux-mêmes depuis de longues improvisations, puis découper et triturer les bandes dans tous les sens pour leur donner forme. Par quel autre moyen aurait pu naître un chef d'œuvre aussi instinctif et immédiat que Yoo Doo Right, morceau de bravoure de l'album occupant l'intégralité de sa deuxième face ? A partir d'une session qui selon la légende aurait duré plus de six heures, Can tire une transe lente et sale, un groove primaire et primitif sans aucun précédent mené par le balancement minimal de la basse sur des toms sourds (On pense là encore au Velvet et au jeu tout en mailloches de Maureen Tucker, batteuse proto-kraut). Le groupe ne fait alors plus qu'un et touche les étoiles en emmenant son thème où bon lui semble avec une spontanéité et un sens de la narration rares qui rendent cette vingtaine de minutes fascinante de bout en bout. Ainsi Yoo Doo Right n'est pas seulement un monstre hypnotique mais aussi un summum de mélancolie délicate quand Czukay se lance dans cette petite montée de basse sur deux cordes que la guitare vient ensuite enrichir d'harmonies lumineuses. Car si "Monster Movie" reste un album bruyant au son sec et rêche, il est pourtant habité de mélodies sublimes, en atteste la bouleversante Mary, Mary So Contrary portée par une guitare impériale et où Mooney sait faire surgir l'émotion de sa voix incontrôlable, sur le fil, jamais bien loin de se briser.



(Can - Mary, Mary So Contrary)


Même lorsque le groupe semble s'essayer à un garage-rock plus conventionnel sur Outside My Door (pensez qu'on y entend même de l'harmonica !), rapidement tout dérape et l'on est comme pris au piège par les escaliers chromatiques de la basse qui laissent le champ libre aux hurlements possédés de Mooney et aux soli haut perchés de Karoli. C'est déjà plus que du rock sale et sauvage comme pouvaient en jouer les Stooges : Can est simplement un groupe de héros visionnaires en symbiose qui dès leurs premiers pas ont cherché à aller trop loin.


Thelonius H.

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