C'est pas tout ça de débattre au sujet de la witch house, mais je me rends compte qu'on ne vous a pas encore parlé d'un groupe ensorceleur qui, s'il n'appartient pas au même genre que Salem, triangle-triangle-croix-croix-triangle-symbolilol et consorts, mérite nettement plus d'attention et vieillira sans doute largement mieux qu'eux : Demdike Stare. Si vous ne voyez pas tout de suite le rapport, sachez que "Demdike" était le nom de l'une des sorcières de Pendle, que les artworks du groupe contiennent plusieurs références à l'occulte — planche de Ouija, runes, etc — et que les films d'horreur sont une autre de leurs inspirations… Cepenant ni kitsch, ni noirceur étouffante ni de "gros son qui tache" dans cette musique-là ; "Triptych" est une œuvre bien plus subtile et originale que son thème ne le laisserait imaginer.
(Caged in Stammheim)
Demdike Stare est un duo du Nord de l'Angleterre composé de Miles Whittaker, dont le domaine de prédilection est la dub techno (en solo sous l'alias MLZ, en duo avec Gary Howell sous le nom Pendle Coven), et de Sean Cauty, connaissance de longue date et collectionneur invétéré qui travaille pour le label Finders Keepers (spécialisé dans les rééditions de disques rares et insolites ; on vous avait déjà parlé brièvement d'une de leurs compilations de musique thaïlandaise). Occulte, dub techno et samples rares : ajoutez à cela un fort accent sur l'atmosphère, une tendance à la composition intuitive (sans tomber dans le chaotique ou l'improvisation pure) et vous aurez une petite idée de ce à quoi ressemble la musique de Demdike Stare.
(Forest of Evil (Dawn))
Étonnamment, le groupe prétend ne pas être particulièrement attiré par les histoires de sorcières mais que ces thèmes se sont imposés plus ou moins naturellement, étant donnée l'histoire de leur région. Peut-être plus étonnamment encore, le groupe parle de "futurisme" pour qualifier les thèmes et influences de leur musique, alors que celle-ci se base en partie sur des samples hétéroclites d'anciens enregistrements (souvent obscurs et volontairement non crédités) ; pourtant, il est vrai qu'à l'écoute, les beats et arrangements qui résultent du travail du duo ne sonnent jamais véritablement rétro (contrairement aux montages vidéo qu'ils utilisent lors de leurs concerts) — pas plus que les beats ne semblent véritablement suivre la tendance envahissante qui consiste à mettre du dub partout (sans "step" ici, au moins). Non, ce qui prévaut ici, c'est une impression d'atemporel, qui peut se comparer à celle que l'on ressent à l'écoute de certains disques de dark ambient : peut-être parce que le groupe utilise surtout des thèmes et des sonorités qui n'ont jamais disparu, qui hantent l'imaginaire collectif.
Demdike Stare semble toujours évoluer en terrain connu et inconnu à la fois : connu par le fait que les sons et inspirations du groupe sont plutôt classiques (l'occulte, le sampling, l'ambient et le dub : on connaît), inconnu si on prend la peine d'écouter avec un peu d'attention : la diversité des samples et de leurs assemblages qui structurent les pistes font que l'on ne retrouve jamais vraiment de formules toutes faites ou de clichés trop présents. (Et même quand ils sont là, difficile de dire que la musique en pâtisse vraiment : Hashshashin Chant par exemple est plutôt classique, mais c'est aussi l'une des pistes les plus immédiatement mémorables de l'ensemble.)
Demdike Stare semble toujours évoluer en terrain connu et inconnu à la fois : connu par le fait que les sons et inspirations du groupe sont plutôt classiques (l'occulte, le sampling, l'ambient et le dub : on connaît), inconnu si on prend la peine d'écouter avec un peu d'attention : la diversité des samples et de leurs assemblages qui structurent les pistes font que l'on ne retrouve jamais vraiment de formules toutes faites ou de clichés trop présents. (Et même quand ils sont là, difficile de dire que la musique en pâtisse vraiment : Hashshashin Chant par exemple est plutôt classique, mais c'est aussi l'une des pistes les plus immédiatement mémorables de l'ensemble.)
(Hashshashin Chant)
S'il faut rattacher Demdike Stare à un genre ou courant récent, on pourrait parler de celui de la "musique hantologique" (sonic hauntology ou simplement hauntology en anglais), un regroupement quelque peu artificiel nommé d'après un concept de Jacques Derrida. Le concept de Derrida n'a rien à avoir avec la musique à l'origine (il est évoqué dans Spectres de Marx, et part de l'idée que le "spectre du communisme" "hante l'Europe"), mais son nom a été repris par analogie pour se référer à une musique souvent atmosphérique, qui fait appel à des réminiscences du passé en tant que passé, non "remis au goût du jour" ; ce qui se traduit notamment par l'utilisation de samples qui conservent toute la dégradation des sources originales et mettent en valeur cette dégradation, non en tant que texture sonore mais en tant que manifestation du vieillissement-même ; la musique "hantologique" se base sur des évocations de la distance, du révolu et des traces que laisse une histoire désormais inaccessible. (Plusieurs artistes connus, comme Boards of Canada, Burial ou Philip Jeck ont été classés dans ce mouvement.) Si le concept vous intéresse, lisez l'article "Phonograph Blues" de K-Punk, jetez un œil à cette liste et à sa définition… et revenez bientôt, on vous reparlera de The Caretaker (l'un des artistes majeurs du mouvement, qui se trouve être aussi une connaissance de Cauty et Whittaker) d'ici quelques jours.
Notons tout de même que Cauty et Whittaker ne revendiquent aucune affiliation à ce courant "hantologique" et qu'ils n'en avaient même pas connaissance avant de s'y voir rattachés par des critiques ; on pourrait même dire qu'ils vont à son encontre, si l'on considère que leur musique n'a rien de passéiste et se base sur des samples toujours pertinents aujourd'hui… pourtant, quelque part, ils collent parfaitement à cette esthétique.
Notons tout de même que Cauty et Whittaker ne revendiquent aucune affiliation à ce courant "hantologique" et qu'ils n'en avaient même pas connaissance avant de s'y voir rattachés par des critiques ; on pourrait même dire qu'ils vont à son encontre, si l'on considère que leur musique n'a rien de passéiste et se base sur des samples toujours pertinents aujourd'hui… pourtant, quelque part, ils collent parfaitement à cette esthétique.
(Matilda's Dream)
Il est en effet difficile de parler de Demdike Stare sans aboutir à des paradoxes : musique moderne créée à l'aide de sons du passé, obscurité douce et pourtant mue par une inquiétante étrangeté, compositions variées et quelque part toujours similaires. Toujours est-il que "Triptych", coffret de trois CDs qui regroupe "Forest of Evil", "Liberation Through Hearing" et "Voices of Dust" (trois vinyles sortis en 2010) ainsi que quarante minutes de pistes inédites, est un excellent ensemble qui ne pêche en rien par sa longueur : plus de deux heures et demie d'onirisme nocturne et envoûtant, toujours en nuances de noir et de gris, jamais lassantes ni vaines, toujours belles.
— lamuya-zimina
— lamuya-zimina
lamuya, premier sur le witch-house!
RépondreSupprimerMerci ! : )
RépondreSupprimerPar contre je viens de me rendre compte d'un problème dans mon article du coup : avec cette introduction, on avait l'impression que Demdike Stare faisait partie de la witch house (alors que ce n'est pas le cas). J'ai modifié le texte pour rectifier ça.