Qu'est-il arrivé au trip hop ? C'est la question que je me posais il y a quelques semaines en parlant avec Joe (notre rédac'chef)… Ça fait déjà un bout de temps que les grands noms de genre, et pas mal d'artistes de hip-hop instrumental de l'époque, ont changé de style et/ou décliné en même temps que l'intérêt du public. Le dernier Massive Attack est sorti au moins cinq (si ce n'est dix) ans trop tard dans une indifférence quasi-générale, DJ Shadow s'est mis ses fans à dos (moi y compris) en sortant son disque de hyphy en 2006 — et ce que j'ai entendu de son prochain disque ne s'annonce pas comme un grand retour en force —, Rjd2 s'est mis au songwriting pop avec des résultats plus que mitigés, Portishead n'a plus grand'chose à voir avec le genre, GusGus a tourné la page depuis plus de dix ans… J'avais aimé "Knowle West Boy" de Tricky en 2008 mais j'étais dans la minorité, et je dois bien avouer que les derniers albums de ces ex-grands groupes ne m'intéressent plus tant que ça. Et surtout, presque aucun nom (à part Wax Tailor) n'est apparu dans le genre depuis longtemps.
Bien sûr, les modes passent, et on pourrait se faire la même réflexion au sujet de nombreux autres genres, mais s'agit-il ici uniquement d'une question de style ? Les genres dont est issu le mélange — ou les mélanges — que l'on a appelé(s) "trip hop" ont toujours la cote, et l'hybridation n'est pas tombée en désuétude non plus. Peut-être est-ce l'air du temps qui a changé. Il y avait cette atmosphère à la fin des années 90, une certaine angoisse indéfinissable en partie liée à l'urbanité qui peut dépasser l'humain et à la perte de confiance en l'avenir (plus personne ne pouvait raisonnablement imaginer "l'an 2000" comme l'avènement d'un futur radieux), qui englobait entièrement des albums tels que "Mezzanine", "Psyence Fiction", "Becoming X" ou "Dummy", les menant parfois du côté du cocooning, parfois dans le mélancolique jusqu'à la déprime. Rien que le titre du deuxième album de Tricky était symptomatique : "Pre-Millennium Tension". (Ce sentiment n'était d'ailleurs pas limité au trip hop : "OK Computer" aussi était rempli de cette anxiété et de ce blues de la vie moderne.) Il semble que cette impression ait en partie disparu aujourd'hui. Le métro allégorique et angoissant — terrifiant — de la vidéo de Be There d'UNKLE a fait place (dans un autre genre) à la violence laide et insoutenable de Stress de Justice, les peurs d'aujourd'hui ne sont plus floues ni existentielles mais bien concrètes, l'heure n'est plus aux atmosphères feutrées. Ou bien plus dans le même domaine. (Si on cherche un peu, on peut encore trouver des disques qui expriment cette atmosphère noire, embrumée, de panique et de mal-être urbain, mais dans d'autres genres : c'était l'un des thèmes du superbe "Silent Shout" de The Knife…)
Le trip hop a-t-il définitivement "quitté le bâtiment" ? J'ai quand même voulu chercher pour voir s'il n'y avait pas, quelque part, un bon groupe de trip hop récent qui serait passé sous le radar. Bingo : je suis tombé sur Orelha Negra.
Le trip hop a-t-il définitivement "quitté le bâtiment" ? J'ai quand même voulu chercher pour voir s'il n'y avait pas, quelque part, un bon groupe de trip hop récent qui serait passé sous le radar. Bingo : je suis tombé sur Orelha Negra.
(A Força da Razão)
Bingo… ou presque, selon ce que vous attendez d'un disque de trip hop ! Certains pourront débattre du bienfondé de classer (comme l'ont fait la plupart des auditeurs) le quintette lusophone dans ce genre hybride : Orelha Negra s'inspire bien de hip hop, d'électronique et de rock pour produire une musique à ambiance posée et feutrée qui évoque instantanément le genre, mais le groupe puise aussi dans la musique portugaise, et beaucoup dans le funk et la soul — avec pour résultat un son nettement plus chaud, gai et rythmé que les ambiances urbaines et claustrophobiques auxquelles Tricky, Massive Attack et Portishead nous ont habitués. (Cela dit, tout le trip hop des années 90 n'était pas dépressif : n'oublions pas Morcheeba… encore que, Almost Done…). Orelha Negra est l'équivalent latin et enjoué du mouvement hybride né en Grande-Bretagne, ce que le trip hop aurait pu donner si tout avait été au beau fixe à l'époque, doublé d'un hommage à toutes ces branches de ce que l'on peut appeler la "musique noire" (le nom du groupe, "oreille noire", colle parfaitement à la musique).
(M.I.R.I.A.M)
Ne perdons pas de vue que le trip hop, au final, était une catégorie bâtarde (et que plusieurs artistes majeurs reniaient l'association au genre). Peut-on parler dans ce cas de revival ? Difficile à dire. Si le son de M.I.R.I.A.M a carrément des allures d'hommage et joue même sur les clichés du genre (avec bonheur), le reste de l'album est une combinaison qui atteint le trip hop davantage "par accident" que par but : ainsi la soul de Lord (mariée à une guitare quasi-western), l'accent électronique de 961 919 169, celui très synthétique (et un peu rétro) de Futurama, l'introduction progressive A Memória ajoutent-ils des nuances variées à un camaïeu de "musique noire" réorganisée et réappropriée par Orelha Negra, notamment à l'aide de nombreux samples de concerts et de paroles en portugais. Et aussi, sur A Cura, d'extraits… de Crazy Train d'Ozzy Osbourne (!), de quoi rompre assez nettement avec les attentes des auditeurs et le classicisme relatif du reste du disque. Un revival qui n'en a pas l'air ? Un album estival, posé et très réussi en tout cas ! Espérons que le disque (sorti uniquement au Portugal pour le moment) ait droit à une sortie internationale bientôt…
(A Cura)
— lamuya-zimina
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