C'est entendu.

jeudi 29 septembre 2011

Page Blanche #7


par Joe Gonzalez
art par Jarvis Glasses

Dichotomie d'une passion, à travers l'exemple du Totem des Master Musicians of Bukkake


Notes, mélodies, rythmes et dissonances ne représentent que l'aspect superficiel de notre appréciation de la musique. Ou en tout cas de la mienne. Ce n'est que la surface, la première impression. Si l'on prétend aimer vraiment l'art musical, il est implicite d'entretenir une relation plus ténue, plus profonde avec la musique qu'un simple amour des notes jouées. Pour ma part, cette seconde strate passionnelle est de nature bidimensionnelle (*1). Une part de moi réagit particulièrement aux émotions extrêmes et aux idées fortes, qu'elles soient artistiques (comme le dandysme post-industriel de Duck Feeling ou l’extrémisme de "Metal Machine Music") ou politiques (des contestations rebelles du punk hardcore aux propos sociaux de Public Enemy en passant par les considérations néo-conservatrices de PJ Harvey, par exemple) et c'est pourquoi j'accorde une importance toute particulière aux discours idéologiques, au bruit punk et à la notion d'histoire de la musique (souvenez-vous de mes innombrables babillages autour de la mort de l'indie rock). Parallèlement, l'éternel adolescent qui régit la moitié de ma cervelle ne peut s'empêcher de conserver un attachement particulier à la nature populaire (au sens "pop culture") qui entoure la musique et que certains artistes exacerbent d'une façon ou d'une autre. Le troisième album de LCD Soundsystem n'a beau apporter rien de très intéressant à l'art musical, ni artistiquement ni politiquement, il n'en reste pas moins un fabuleux objet d'artisanat populaire. Une preuve d'amour léguée par James Murphy à la pop culture et une pierre supplémentaire à l'édifice de celle-ci. De le même façon, il m'est arrivé de considérer l'aspect visuel d'un disque comme aussi important que la musique qu'il renfermait et notamment dans le cas de Handsome Furs, dont le troisième album expose le corps nu d'une femme se tenant droite dans la nuit et dont l'album précédent était à la fois très laid et incroyablement séduisant si on l'envisageait comme repoussoir-à-nazes. C'est justement de ce point de vue-là que j'ai abordé les Master Musicians of Bukkake. Je ne savais rien d'eux lorsque j'ai appris que leur disque le plus récent, "Totem 3", se voulait la suite directe des numéros 1 et 2 publiés respectivement en 2009 et 2010. Surtout, "Totem 3" était le dernier volet d'une trilogie annoncée et sa pochette constituait le pied d'un totem géant que l'on pouvait reconstituer en plaçant les pochettes des trois disques les unes au-dessus des autres.



L'esthétique est certes osée, mais d'un calibre idéal pour séduire collectionneurs, geeks musicaux et autres tordus dans mon genre, fétichistes de bouts de cartons colorés. Découvrir le concept avec le volume 3 est d'ailleurs violemment frustrant puisque s'il est encore possible de dénicher le "Totem 2" au format 33 tours, il en va autrement du premier volet, plus ou moins introuvable, ou bien en le commandant à l'étranger pour un prix peu attrayant. Je ne désespère pas cependant de pouvoir un jour afficher mon amour pour le carton et profite en attendant de la musique et d'elle seule.



(Prophecy of the White Camel / Namoutarre, sur "Totem 3")

Clin d’œil irrévérencieux (*2) aux Master Musicians of Joujouka, un orchestre de musique soufiste marocaine actif depuis les années 50 (que William Burroughs avait décrit comme un groupe de rock vieux de 4000 ans) et célèbre pour avoir collaboré avec des artistes aussi variés que Lee Ranaldo, Brian Jones ou Ornette Coleman, MMOB est aussi un hommage à la musique traditionnelle en tant que telle. Dans la droite lignée des activistes "world" qu'étaient les Sun City Girls (*3) , ce collectif de Seattle partage certains de ses musiciens (Eyvind Kang et Timb Harris) avec d'autres amoureux des traditions, les étranges Secret Chiefs 3 de Trey Spruance, qui distillent leur rock expérimental et cinématique avec une attitude plus proche d'un groupe de musique traditionnelle que les MMOB, lesquels se considèrent avant tout comme un groupe de rock. Évidemment, difficile de prendre le mot rock au sérieux pour qualifier une musique sans parole autant influencée par l'immensité sublime des éléments (et notamment par la musique des touaregs) que par la transe du krautrock de Can ou Neu, et que l'on surprend même sur le terrain de prédilection synthétique de John Carpenter (Failed Future).



(Failed Future, sur "Totem 3")


Cela n'est pas de la world music (ou "musique du monde", terme bâtard inventé en 1906 par un musicologue allemand et popularisé à partir des années 60 pour décrire les musiques populaires traditionnelles, en général non-occidentales) puisque les musiciens ne transmettent pas leur tradition et elle seule. Cela n'est pas du rock non plus puisque ni la forme ni le style ne s'y apparentent. Le terme le plus approprié est sans doute "post-rock". Les maîtres musiciens du Bukkake sont des descendants directs de la vague qui a secoué l'indiesphere de 1998 à disons 2007 (pour être polis). De leur propre aveu, MMOB s'envisagent comme un groupe de rock, et pourtant leur musique ne repose pas sur la sempiternelle formule basse-batterie-deux-guitares-chant, ni sur des paroles ou des accroches. Cependant, de par leur (ré)interprétation avec des instruments rock (auxquels sont associés des tas de raretés traditionnelles d'un peu partout) de thèmes sinon pré-existants en tout cas préjugés d'après l'imagerie inconsciemment collectée par tout un chacun, le groupe s'implique de façon plus poussée dans une interprétation post-moderne et pluri-culturelle des patrimoines rock et traditionnels, à la façon des représentants les plus intéressants et consistants de la vague post-rock. On pense notamment à l'écurie du label canadien Constellation Records, et plus particulièrement au fantastique travail du collectif d'Efrim Menuck : A Silver Mt. Zion.



(A Silver Mt Zion - God bless our dead marines, sur "Horses in the Sky", 2005)


Les montréalais, au sommet de leur art en 2005, avaient su démontrer qu'il ne suffisait pas de se contenter d'allonger des compositions lourdes, dépourvues de chant comme de sens (Mogwai) ou des tricotages mélodico-guitaristiques expressionnistes (Explosions in the Sky) pour aller véritablement au-delà du rock. Sur "Horses in the Sky", Menuck et sa fratrie de hippunks contestataires déclamaient en chœur, en canon et en beauté leur désobéissance morale à l'Ordre Mondial post-11 Septembre, et pour ce faire, usaient de contrebasses, violons et voix, empruntant une partie de leur style au folklore musical d'Europe de l'Est et à la musique juive.



(Bardo Chonyd / Master of all visible shapes, sur "Totem 2", une ouverture évoquant la réunion d'un culte maléfique autour d'un feu dans le désert, en guise d'annonce de la Fin du Monde, par exemple...)

De façon similaire, les Master Musicians of Bukkake insufflent à leur musique une mystique (souvent énoncée dès l'ouverture, comme avec l'inquiétant suspense du Bardo Sidpa ouvrant "Totem 3") et un decorum (ils sont vêtus sur scène de tenues à connotation orientale, longues robes colorées en bazin et un chèche) qui ne leur appartiennent pas forcément à l'origine mais auxquels ils font honneur en ne se contentant pas de les honorer par la répétition mais en choisissant plutôt de les transcender par l'adaptation.



(People of the Drifting Houses, sur "Totem 1", le disque le moins abouti de la trilogie, avec un début laborieux et un peu cliché mais qui dérive de plus en plus vers un eden doucement psychédélique, avant le final hippie Eaglewolf)

Mais là où A Silver Mt. Zion jouait un post rock tendu, empruntant au folklore pour mieux servir son propos idéologique, MMOB amène ce mash-up de musique internationale vers autre chose, vers la Musique elle-même, à vrai dire. En avant, pour le meilleur, avec en tête la mélodie, l'orchestration, l'harmonie, les chœurs, et si possible la transe ; et la création de a à z d'un sentiment, d'une idée musicale et humaine a-politique (ou en tout cas, sa dimension politique ne se maintient-elle qu'en marge du propos). Auteurs de deux albums hors-Totem (dont le très bon "Elogia de la Sombra" paru en 2010) et annonçant déjà une nouvelle œuvre pour les prochains mois, les Master Musicians of Bukkake semblent avoir accompli leur premier travail significatif avec cette trilogie, tant valable pour la singularité de son concept et de son esthétique qu'honorable pour sa direction musicale, fière descendante de deux groupuscules activistes parmi les plus importants de l'histoire contemporaine de la musique. En défendant à la fois le métissage, le conservatisme progressiste, ce respect irrévérencieux de la tradition, et en s'inscrivant dans les pas d'un anticonformisme nécessaire, MMOB revêt l'aura d'un représentant majeur du courant post-rock (que l'on croyait mort) en même temps que celle d'une source ambivalente de nectar sonore avant-gardiste pour fanatiques pop-culturels désinhibés.



(*1) : Ça ne vaut d'ailleurs pas que pour la musique et cette dichotomie s'applique chez moi à de nombreux domaines, comme le cinéma où au début du mois de Juin 2011, j'avais le désir simultané d'aller voir le "Pater" d'Alain Cavalier et le prequel de la franchise X-Men.

(*2) : Ne me forcez pas à vous décrire ce qu'est un bukkake, faites vous violence, allons !

(*3) : La trilogie des "Totem" est d'ailleurs dédiée à cet étrange collectif souterrain, mené par les frères Alan et Richard Bishop, qui sévit pendant près de trente ans dans un registre très large incluant des éléments "rock" ou "free-folk" très américains, de la poésie, des instruments traditionnels exotiques et un perpétuel désir de transmission des sons, techniques et mœurs musicales des ethnies orientales. Alan Bishop devait d'ailleurs fonder le label Sublime Frequencies, une source indispensable d'enregistrements locaux, de l'Iraq au Myanmar en passant par l'Algérie ou le Cambodge.

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