Le Paradis, parfois, ça ne tient qu'à une chose, une seule chose. Celle-là quand vous la trouvez, vous avez gagné le pompon. Trêve de Curlismes, cependant. Ce dont il est question ce matin c'est du concept d'exception délicieuse. Contrairement à ce que l'on a l'habitude d'appeler une "porte d'entrée", l'exception délicieuse n'est pas un son, une chanson, un disque ou même une vidéo par lequel ou laquelle vous parvenez (au bout du compte ou sans vous y attendre) à comprendre l'univers d'un artiste et à y adhérer. L'exception délicieuse est souvent plus insaisissable, plus unique et tient à peu de choses, c'est souvent un son particulier, une piste précise, qui attire votre attention alors que tout ce qui l'entoure vous laisse de glace. En l'occurrence, je n'ai rien contre Tortoise mais leur œuvre ne m'a jamais beaucoup intéressé... en dehors de la courte mais intense piste que je vous propose d'écouter tout de suite.
Sur la plupart de leurs disques, Tortoise jouent une sorte de proto-post-rock (ça ne veut rien dire, je sais, mais il faut comprendre ça comme "ils jouent une musique qui a influencé tous les post-rockers de la fin des années 90 et du début des années 00") un brin cérébral, sec, un peu froid, et parfois jazzy sur les bords. Si vous n'y connaissez rien, ça tombe bien puisque le label Thrill Jockey (on vous en causait il y a pas très longtemps) s'apprête à rééditer une partie de la discographie de Tortoise et de quelques autres de ses poulains. Toujours est-il qu'aucun de leurs disques ne m'a jamais vraiment enthousiasmé et que si je n'avais pas un jour entendu vibrer l'espèce de basse mutante et l'électronique extraterrestre d'Eden 2, si je n'avais pas trouvé refuge dans sa signature rythmique osseuse et bancale et dans les interventions inopinées de sa guitare, je n'aurais jamais eu l'idée de vous parler de Tortoise. J'espère que vous aussi vous prendrez votre pied avec ce son mais si ça n'est pas le cas, ne perdez pas espoir. Vous trouverez votre coin de Paradis éphémère et superficiel ailleurs. Il suffit d'une chose, d'une seule chose.
Ce matin, encore, nions l'éveil. Hans-Joachim Roedelius est allemand. Avec son compère Dieter Moebius, il a fondé Cluster au début des années 70 et ensemble ils ont contribué à la belle aventure du kraut-rock avec ce que cela implique d'expérimentations autour de l'électronique en matière de psychédélisme et d'ambient. Après des collaborations (plutôt réussies) avec Neu! (sous l'avatar Harmonia) et Brian Eno, Roedelius se lance en solo à la fin des 70's et s'il ne s'est jamais arrêté depuis, ses disques n'ont jamais trouvé un large public. L'un des plus intéressants, "Wenn Der Südwind Weht", date de 1981. Son titre signifie "Lorsque souffle le Vent du Sud" et l'on pourrait difficilement décrire mieux l'apaisement qu'il peut procurer aux âmes en mal de sérénité.
Il m'est arrivé ces derniers temps de reconsidérer les derniers travaux du leader de Pas Chic Chic (Le Révélateur) ou de Jonas Reinhardt à la baisse. Non pas qu'ils soient une totale perte de temps ni qu'ils ne représentent un bel espace de confort, mais à mesure que j'explore les disques de "second plan" de ces musiciens allemands précurseurs, j'ai tendance à penser qu'il y a trente ans déjà que ces sons, ces ambiances et ces voyages sont dans l'air. La preuve ce matin avec ces petits pas synthétiques silencieux qui vous inviteront peut-être, comme moi, à trainasser au lit et vous mettront peut-être, comme moi, diablement en retard.
Le moins étonnant de la part de cet ex-membre du duo The Skaters (spécialiste des drones et bruits en tous genres), c'est qu'il ait aisément déniché un public de niche (*) pour sa musique, parce qu'en dehors de ça, il eut été balaise d'anticiper le style qui serait le sien avec ce nouvel album. "Far Side Virtual" repose sur l'idée selon laquelle il est possible de créer une musique viable à partir de samples exclusivement tirés de bandes sonores de logiciels d'usage commun (Skype, Windows, etc) et surtout de la franchise vidéoludique The Sims. Le résultat est un objet kitsch à la limite du tangible, une pièce pour laquelle le metteur en scène n'aurait pas dirigé des acteurs mais des cartes Panini, des idées, des sons imaginaires, un objet virtuel post-moderne.
(Écoutez l'intégralité de "Far Side Virtual")
Outre l'évidence de la critique (ou plutôt constatation) du tout-digital/tout-virtuel, on hésite entre interpréter la musique résultante (une chaine de collages plus ou moins réussis) comme une bonne blague ou plutôt comme une sérieuse tentative de dépasser le concept et d'atteindre une respectabilité new-new-age. Tout bisounours que soient les morceaux, il leur arrive de toucher à quelque chose d'étonnamment palpable, compréhensible, voire de vivant. Une invraisemblable chimie concrétisée à partir de trois fois rien, et qui à elle seule vaut que l'on ne traite pas Ferraro comme un simple publicitaire en quête de reconnaissance. Raisonnablement, cet élan compositionnel ne déchainera pourtant aucune foule, même une foule de niche, tant on a l'impression passées quelques pistes de tourner en rond (ce qui fait probablement partie du dessein conceptuel de Ferraro). On se prend alors à repenser aux compositions d'il y a quelques semaines de Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never), dont la visée était analogue mais qui se révélaient bien plus émouvantes, complexes et travaillées. De la différence entre un compositeur et un petit malin.
Joe Gonzalez
Rustie - Glass Swords
Une chose est sûre, Warp ne se laisse pas vieillir. Le label anglais ne manque jamais de nous servir de belles sorties mais cette année, il aura proposé, avec Rustie, un étalon de la musique électronique à tendance populaire. Oubliez le concept d'intelligent dance music (ou "idm", un terme qui a plus ou moins été défini par les premières sorties du label, il y a plus de vingt ans), il n'y a rien d'intelligent dans la dance électronique de Rustie, c'est un amas de couches plutôt grasses de sons plutôt gras, un bouillon de culture dont la recette barbare avait déjà été testée par d'autres (Hudson Mohawke, en 2009 sur le même label, par exemple) et que certains critiques (Simon Reynolds le premier) ont définie comme du "maximalisme digital". Le terme est approprié pour décrire cette tambouille sonore faite de bric et de broc synthétiques empilés jusqu'à plus soif comme dans une bataille sans relâche contre le silence.
(Ultra Thizz)
Saluer le mouvement (quelle que soit sa direction) n'exclut pas d'en critiquer les atours et force m'est de constater que le maximalisme (en général) fait rarement bon ménage avec l'idée de violence qui me semble nécessaire pour qu'un mouvement ne soit pas qu'une mode. La critique par la surenchère du monde digital nous entourant (telle que peut la proposer James Ferraro) ne semble pas être ce qui sous-tend "Glass Swords" et le premier degré de cette avalanche de sons tous plus écoeurants les uns que les autres, toute tournée vers l'avant qu'elle soit, m'apparait davantage comme un exercice de style intéressant que comme une passionnante direction à suivre. Une fois l'intérêt clinique dissipé, il ne reste malheureusement plus qu'un monstre sonique en perpétuelle mutation, dont la durée de vie ne dépassera pas le stade de l'éphémère curiosité.
Joe Gonzalez
Tenkah - Feddy EP
Tout a commencé avec le duo The Noizy Kids (deux jeunes du Sud de la France) qui s’est finalement séparé fin 2009 pour donner naissance à Tenkah, autour du membre restant Joan Laudric. Cela fait quelque temps déjà que Tenkah a commencé à faire parler de lui sur la toile, en particulier grâce à des remixes de Radiohead ou Mondkopf. Après "Stalingrad" et "The Walk", il démontre à nouveau son talent avec "Freddy", un nouvel EP dont le bel artwork est signé LeBureau92.
Disons-le tout de suite, Nocturne est le morceau essentiel de l’EP. Violons et piano offrent un préambule orchestral du plus bel effet, avant que les beats ne viennent frapper avec force et explosent en éclats de verre. Tenkah cisèle et martèle une électronica puissante et céleste, glitchée, flirtant souvent avec l’IDM.
(Nocturne (Original Mix))
Vient ensuite Freddy avec le chanteur Loris, un morceau abouti, qui ajoute une tonalité hip-hop à l’ensemble. Après une version instrumentale de Freddy ce sont cinq remixes bien ficelés qui achèvent l’EP. L’un sort clairement du lot, le dernier, par le bordelais Mindthings, qui s’empare du morceau éponyme pour le transporter vers une electronica profondément onirique. Tenkah offre ses morceaux en téléchargement libre, qui plus est. Allez jeter une oreille sur son Soundcloud, et arrêtez-vous par exemple sur Harmonie, petit bijou urgent et bouillonnant taillé pour la piste de danse.
Aurélie Scouarnec
BONUS : Le sixième et dernier volet des compilations Origami Sound est en téléchargement libre depuis novembre dernier. Le premier morceau de Borealis (Jesse Somfay) est un diamant d’électronica glacée et rythmée par les résonances d’un électrocardiogramme. Magie.
(*) : nommément les amateurs de neuf à tout prix, et par exemple la rédaction de The Wire.
Amoureux d’IDM, d’indus ou d’ambient, des pépites vous attendent sur cette compilation du jeune netlabel argentin Abstrakt Reflections. A la tête de cette écurie se trouve Pablo Benjamin, et toutes les sorties du label sont proposées en téléchargement libre et gratuit, en format compressé ou non. Aucune raison de se priver donc. Abondant, "Nothing Left for us" comprend pas moins de vingt pistes, comme autant de découvertes possibles. Après une introduction par SE (Perfect Scrapyard), mélancolique et transporteuse, des friches sonores plus hostiles font leur apparition. La patte d’Access to Arasaka, jeune prodige new-yorkais de l’IDM, est aisément reconnaissable sur le quatrième morceau, Carrier. Les rythmes indisciplinés creusent un terrain futuriste glitché à souhait, batissant une atmosphère dantesque. A l’image de illustration de l’album, vous êtes invités à déambuler dans les débris, les ruines et le chaos, là où l’humain tend à disparaître, pour vous laisser happer par la beauté lyrique des machines.
L’ambient se diffuse également en nappes pénétrantes, avec des morceaux tels que celui du français Aairial (le somptueux Feel), ou du grec Miktek (Lovely Beams), sur une compilation grandiose, qui laisse à entendre des horizons multiples, et qui se termine sur un titre de Tapage (Losing A Thought), véritable montée en puissance habitée par la nécessité des cordes, du souffle, des sonorités tintinnabulantes, et qui finit par entrouvrir sur une clarté mélancolique.
Aurélie Scouarnec
Azari & III - Azari & III
Grand bruit a-t-il fait ce duo de Toronto rassemblant Alixander III et Dinamo Azari, deux jeunes DJ's dont le premier EP, il y a un an, sous le pseudonyme Azari & III annonçait de façon assez incomplète ce qu'allait être leur album, si l'on ne prenait pas en compte leur single de 2009, Reckless with your love. En effet, taillé pour les clubs, ce premier LP mêle adroitement des sons et des rythmes propres à la house de Chicago tout en se donnant l'attrait des grands jours par des touches et des motifs disco. Majoritairement instrumental, le duo fait de son disque un tas de cartes à danser dans lequel la pioche peut offrir de quoi remuer son popotin en se plaçant à la fin des années 70 (Change of Heart ou le très mutant-discoLost in Time) ou à la fin des années 80. Les déhanchés façon house étant les plus fréquemment tirés, c'est pour le meilleur que l'alternative survient et que de véritables singles (Reckless with your love, évidemment, mais aussi plusieurs choix de second simple sur la face B).
(Infiniti)
Formellement, ce sont peut-être les singularités de cet album qui l'empêchent de tenir (toute) la longueur. Divers sont les moyens utilisés afin de parvenir jusqu'au dancefloor et sur la face B, certaines de ces méthodes n'aboutissent malheureusement pas (la bruyante et presque effrayante Undecided a le mérite de dépareiller mais elle entache la démarche générale, tandis que Hungry for the Power se révèle tout simplement plus faible au niveau de ses textures sonores et de son beat). Cependant, c'est par la qualité de ses beats et des sons qui les accompagnent que l'album se démarque, plutôt qu'à travers sa méthode, et de ce côté-là, des tracks comme Infiniti (proche d'un synth-wave progressif) ou Tunnel Vision (un habile jeu de rythmes synthétique) font l'affaire de celui qui recherche dans la house un peu plus que "juste" de la danse.
Joe Gonzalez
Un remix à ne pas rater :
Dominik Eulberg - Der Tanz der Gluehwuermchen (Rone Remix).
Artiste techno de la scène allemande, Dominik Eulberg a publié un album, "Diorama", inspiré par la nature, en avril dernier sur le label Traum. Un deuxième album de remixes est sorti ce mois-ci, et compte dans ses rangs la merveilleuse reprise de la française Rone. Attention au décollage.
De l'idée saugrenue et dadaïste d'étudiants proto-hipsters, Hecker tire la genèse de sa dernière création. En 1972, de jeunes américains du MIT décident en effet de faire grimper les étages de l'un de leurs dortoirs à un piano fatigué et de le balancer depuis le toit pour le voir s'écraser au sol. Comme de bien entendu, ce qui ne devait être qu'une expérience deviendra par la suite un rituel et aujourd'hui encore, un piano est détruit à intervalle régulier, au même endroit, dans une célébration idiote, afin que tout un chacun puisse obtenir sa part du gâteau, une tranche d'expérience et donc de "bonheur". C'est de cette anecdote, en tout cas, que le musicien s'est inspiré, ce qui lui offre un vaste sujet d'étude car de cet insignifiant évènement (un piano tombe et meurt), des images, des leçons et des théories peuvent naitre. On peut y voir une morale petite-bourgeoise de la création pour le plaisir de créer, de la destruction pour le plaisir de détruire, parce qu'on le peut. Reste à cette introduction à nous conduire vers quelque chose de plus. Si les étudiants du MIT (l'une des plus prestigieuses universités au monde, sic) ne semblent en avoir tiré qu'une fierté intangible et un geste mécanique transgénérationnel, Tim Hecker peut se vanter d'avoir donné à cet acte une signification en même temps qu'une justification.
(The Piano Drop)
Enregistré en une journée de Juillet 2010 dans une cathédrale à Rejkavik, "Ravedeath, 1972" ne se contente pourtant pas de cet unique motif et développe une demi douzaine de thèmes, tous plus ou moins glaciaux de par leur aspect et leur sujet. A l'origine, l'album ne devait être joué qu'au piano, ce qui devait contraster avec les précédentes œuvres de Hecker, qui depuis dix ans n'a cessé d'explorer les champs lexicaux de l'ambient et d'une musique électronique dronée ou glitchée. Cependant, que le lieu ait joué ou bien que cela soit la présence aux côtés du compositeur montréalais du très talentueux Ben Frost, le résultat des sessions d'enregistrement est loin de ces prévisions.
Au contraire, le piano semble avoir non pas été jeté du haut du toit mais enseveli sous des couches massives de matière instable, d'effets cryogéniques (cf. l'EP consécutif) et de poudre d'escampette. On entend à peine son faible son percer parfois la tempête de neige créée autour de lui (In the Fog III, In the Air I) lorsque des accalmies se font sentir mais ça n'est pas lui qui dirige le tourbillon dressé face à nous par les deux hommes. La façon dont a été organisée cette aventure difficile rappelle le pénultième album de Oneohtrix Point Never, "Returnal", qui était aussi un voyage dont on pouvait deviner que l'on n'en reviendrait (pas) changé. The piano drop, en ouverture, ou Hatred of Music, au centre, sont des épreuves de cette nature où l'océan de sons se fait maximal, envahissant, primordial et sublime à la fois. Climax non-bruit dont la mélodie porte vers un ailleurs, un improbable confort intangible, éphémère où la conscience peut un bref instant s'ouvrir au champ des possibles avant que le bruit sourd, le brouillard ne revienne poser son voile (agréable) sur nos esprits. En concert, Tim Hecker éteint toutes les lumières et vous oblige à faire face au seul son des machines qu'il manipule pour déformer et démolir la matière sonore qui est la sienne. L'expérience est encore plus enivrante que celle qui consisterait à écouter "Ravedeath, 1972" au casque, seul face à l'étendue givrée de l'Antarctique. Vous êtes alors forcé d'entrer en méditation, en observation, en exploration, ce qui est la base du psychédélisme.
(Hatred of Music 1) (Ben Frost à gauche, et Tim Hecker)
Contrairement à OPN, Hecker joue avec des scènes et des idées, multiples collages dont l'unicité du thème n'empêche pas la diversité du sens. Alors que Daniel Lopatin n'offrait avec son Retour qu'un sens unique (et circulaire), Tim Hecker construit un puzzle de vignettes faits de synthétiseurs, de machines et de (dé)gradation électronique des sons produits. L'opération du Saint Acide sur le linceul blanc ivoire des touches est aussi dévastateur que la chute de quatre étages d'un piano droit et la référence devient plus claire. Les textures qui enveloppent l'analogie des sons joués dans la cathédrale par les deux hommes sont plus concrètes que ces sons eux-mêmes. C'est une destruction de la musique plus qu'une construction ou une déconstruction. Peut-être Hecker hait-il vraiment la musique et a-t-il voulu lui faire subir un sort catégorique en la traitant de la sorte.
(Sketch 1, sur l'EP "Dropped Pianos")
Vitriolée, dé-modelée, congelée, déstructurée, écartelée, la Musique (représentée par les démos originales, au piano, enregistrées par Hecker avant son voyage en Islande, et publiées quelques mois après cet album sous la forme d'un EP très beau mais beaucoup moins significatif intitulé "Dropped Pianos") se voit paradoxalement vivifiée. D'une façon désespérée, glaciale et impressionnante, certes, mais c'est une collection de créations sonores dont l'énergie vive dépasse de loin la plupart des autres productions musicales (qu'elles soient électroniques, ambient ou même populaires) en terme de vivacité, de force et même de pertinence. Le chef d’œuvre forcément impopulaire de l'autodestruction telle qu'elle peut encore exister à notre époque.
Les indignés sont des cons. Ils sont les anticorps contaminés qui pensent lutter contre une maladie qu'ils alimentent par leur action. Ils sont l'immobilisme, ils sont réactionnaires. Si au lieu de s'indigner pacifiquement ils faisaient quelque chose, proposaient quelque chose, je les respecterais. Stéphane Hessel a contribué à cette stupide idée de l'indignation et pour ça, ce vieux débris salué par tous et dont on peut lire un slogan jauni dans le métro parisien ne mérite que notre mépris. L'indignation ? Allons-bon ! Le nouveau Nouvel Ordre Mondial est sur le point d'être établi et pour l'instant on sait pas à quoi le Monde ressemblera après coup, une fois que la Crise sera vaincue. On aura peut-être une Europe fédérale, une fédération unie de peuples renonçant à leur petit confort nationaliste, peut-être le premier pas vers une fédération internationale, une union mondiale, qui sait (pas moi) ? On aura peut-être une montée des nationalismes, un éclatement de l'Europe, des États Unis, de la Ligue Arabe, et pourquoi pas de graves conflits ! On aura peut-être la guerre d'Iran, la guerre de Syrie, la guerre civile de Grèce, la guerre froide d'avec la Chine.
Indignez-vous.
Quoi qu'il en soit, nous sommes à la croisée de grands chemins et personne ne semble s'en soucier parmi le petit peuple, celui des grands nombres. A part ces indignés, peut-être, mais immobilistes de nature, ils ne sont en aucune façon une solution. Leur inaction symbolise notre attentisme, leur indignation face au Nouvel Ordre Mondial s'oppose à la Révolution voulue avant le précédent. On en est là. Indignation sonne comme résignation et qui va nous proposer une alternative à ce qui se trame dans les coulisses des pouvoirs ? Aucun leader d'opinion, aucun mouvement internationaliste, aucune idée, même ; la Révolution d'Octobre n'a décidément pas eu lieu et nous voilà à nouveau seuls face à notre propre intention. Quelle est la votre ? Ferez-vous face si la situation devient telle qu'il faut prendre les armes, se rationner, quitter le navire, survivre ? Vous sacrifierez-vous pour la suite ? Saurez-vous couper le courant, l'eau, les vivres, les choix pour l'humanité et son avenir ? Ou bien serez-vous comme les indignés : à rechigner, à miauler en silence, à vous faire déloger pacifiquement après avoir pacifiquement tenu vos positions alors que tout autour de vous bouge. Serez-vous des moutons ? Pire, serez-vous des moutons qui croient penser, des moutons revêches ? Ou vous battrez-vous pour survivre ?
Trent Reznor a depuis longtemps choisi son camp, celui du survivalisme. Je parie qu'il a fait comme moi et qu'il s'est acheté une dizaine de paquets de Muesli choco, les œuvres complètes de Christian Gailly et Céline et des piles Duracell et qu'il se terre en attendant la Fin d'un Monde le coutelas entre les canines, prêt à en découdre, limite impatient.
The Skull Defekts est un collectif à géométrie variable originaire de Göteborg, en Suède. Depuis leurs débuts en 2005, ils ont publié un nombre impressionnant d’albums, tout d’abord sur de petites structures, et plus récemment sur le label américain Thrill Jockey, lorsqu'ils ont été rejoints par Daniel Higgs, leader du groupe de post-hardcore Lungfish. C'est Entendu a rencontré les quatre membres principaux du groupe lors du festival BBMix 2011. Nous avons cherché à comprendre comment fonctionne un groupe de noise-rock qui vient de l'univers de la musique électronique et quelle place il peut avoir sur la scène internationale en 2011.
(The Skull Defekts - Peer Amid, sur "Peer Amid")
C’est Entendu – J’ai lu quelque part que votre nouvel album, "Peer Amid" (qui a paru en 2011 NDLR) avait été enregistré en 2009… Comment expliquer ce délai ?
Joachim Nordwall (guitar, vocals) – Pour faire simple, c’est à cause de complications techniques, vis à vis du label. Nous voulions trouver le bon endroit pour le publier et il a fini chez Thrill Jockey, où Daniel Higgs avait déjà publié des disques. Daniel s’entendait bien avec ces gens-là. Daniel Fagerström (guitar) – Il nous a fallu du temps pour définir quelles chansons nous allions utiliser. Nous avions enregistré quelque chose comme seize chansons et nous devions choisir lesquelles seraient sur l’album. Ce processus fut… long. JN – Probablement toute une année…
CE – Avant ça, vous aviez enregistré de nombreux albums et il arrivait que plusieurs d’entre eux paraissent la même année, comme en 2007 il me semble. Était-ce plus simple de publier lorsque votre label n’était pas aussi important que Thrill Jockey ?
JN – Oui, le processus est plus lourd en même temps qu’il est plus réfléchi en termes marketing, bien entendu. Si l’on souhaite publier quelque chose sur un petit label, avec des amis, on ne produira que 200 copies et tout ira plus vite.
CE – Avez-vous modifié vos habitudes pendant l’enregistrement du fait de la notoriété de votre nouveau chanteur ? Avez-vous composé différemment ?
JN – Non… Pas vraiment. DF – Nous avons simplement décidé que nous devions bâtir cet album avec Daniel (Higgs), qui est notre ami et un excellent musicien. Nous lui avons demandé de travailler avec nous et nous ne savions pas ce que nous allions publier ni quand. Nous ressentions seulement le besoin d’enregistrer cette musique que nous n’avons pas créée dans un but précis mais plutôt pour le simple propos de la créer. Façon de parler. L’album en est le résultat.
CE – Mais l’enregistrer avec Daniel Higgs l’a rendu bien plus visible, y compris pour nous, en France. Diriez-vous que c’est votre breakthrough et qu’il vous offre et vous offrira une bien plus grande attention de la part du public et des medias ?
JN – Espérons-le ! On n’y a pas beaucoup pensé. DF – Bien entendu, nous avons gagné en visibilité en enregistrant avec Daniel Higgs et en faisant distribuer l’album bien mieux que nos anciens disques par un plus gros label.
(la pochette de l'EP "2013-3012")
CE – Votre prochain disque paraitra-t-il sur le même label ?
DF – Justement nous avons un nouveau disque avec nous (il nous tend un exemplaire du maxi "2013-3012")? JN – Nous avons tourné aux États Unis en Avril de cette année avec Daniel Higgs et comme nous avions un jour de relâche, nous en avons profité pour enregistrer ces trois chansons.
CE – Avec Daniel ?
DF – Oui et avec Asa (Osborne, qui est aussi le guitariste de Lungfish, le groupe principal de Daniel Higgs et qui publie en solo sous le pseudo Zomes NDLR) JN – On était tous ensemble, les six Skulls (les six membres du groupe sont répertoriés à l’arrière du 33 tours de "2013-3012", par ordre d’arrivée ans le groupe, NDLR).
JN – Il a ouvert pour nous sur notre tournée américaine d’Avril.
CE – J’allais justement vous demander si un nouvel album était prévu mais vous m’avez pris de court !
Henrik Rylander (drums, feedback) – Ce n’est pas un véritable album. JN – Ce sont trois nouvelles chansons, sur la face A et les mêmes chansons jouées à l’envers sur la face B. DF – Mais nous allons continuer d’enregistrer avec Daniel et Asa.
CE – Et publierez-vous d’autres disques sans eux ?
DF – Je pense que oui. JN – Bien sûr.
CE – Vous serez les Skull Defekts avec eux comme sans eux ?
JN – Oui.
CE – Ils font partie du groupe mais…
JN – Les Skull Defekts ont toujours été comme… une amibe qui passe d’une forme à une autre. Parfois ça n’a été que Henrik et moi, parfois autrement, ça a toujours été très ouvert.
CE – J’ai écouté certains de vos premiers disques et il me semble qu’à vos débuts vous donniez davantage dans l’électronique et le drone. Avez-vous changé avec le temps pour devenir plus rock ? Est-ce quelque chose dont vous aviez envie ?
JN – En fait, nous faisons les deux, de façon conjointe et sous le même nom, mais ce sont deux aspects totalement différents des Skull Defekts. DF – Lorsque nous avons débuté, nous avions déjà ces deux aspects en nous. Il s’est simplement trouvé que nous avons commencé par publier beaucoup de trucs électroniques. JN – C’est plus facile à faire, plus rapide, voilà pourquoi… DF – Nous avons du enregistrer 3 albums rock et… 15 albums de drone. HR – Cependant, nous jouons surtout du rock, sur scène.
CE – Pourquoi ? Est-ce que cela fonctionne mieux avec le public ?
HR – Oui, c’est du rock alors c’est de la musique facile (rires) JN – Nous préférons dans la mesure où c’est quelque chose de plus social.
CE – Avez-vous aussi donné des concerts électroniques ?
DF – Oui, certains organisateurs nous bookent comme les Skull Defekts rock et d’autres veulent faire jouer les Skull Defekts drone. Je trouve ça… marrant que l’on puisse offrir un choix, de sorte que l’on peut convenir en toute occasion.
CE – Et ce soir, à quoi devons-nous nous attendre ?..
DF – Vous verrez vous verrez (rires)
CE – Avec quels groupes avez-vous l’habitude de tourner ? Ceux pour qui vous ouvrez comme ceux qui le font pour vous.
JN – Zomes ! (rires) …il n’y en a pas tant que ça. HR – On a déjà ouvert pour Sonic Youth. DF – Nous sommes depuis toujours lies à une scène expérimentale, noise… JN – Il y a certains groupes avec qui nous jouons toujours dans les mêmes festivals, comme Circle. DF – Avec eux, je nous sens une certaine similarité, une sorte de rock primitif et… ouvert d’esprit. Vous connaissez Circle ?
CE – De nom, seulement.
(Circle - Stimulance, sur "Prospekt", 2000)
HR - Sur certains albums, ils jouent du piano, et sur le suivant c’est du rock ou autre chose, avec des voix haut perchées. Ils sont très diversifiés, un peu comme nous. DF – On a aussi tourné avec Neil Young.
CE – Et quels groupes suédois nous conseilleriez-vous d’écouter ?
(Altar of Flies - Untitled, sur "Permanent Cavity", 2010)
JN - Altar of Flies, qui ont tourné avec nous. De grosses explosions noise, ce genre de choses. DF – Il y a un très bon groupe de Stockholm qui s’appelle Ectoplasm Girls. Ce sont deux sœurs qui ont créé ce groupe pour… entrer en contact avec leur mère décédée. Elles essaient de communiquer avec elle à travers leur musique. JN – C’est une musique très belle, je trouve.
CE – Est-ce qu’elles ont réussi à contacter leur mère ?
DF – (rires) Je ne crois pas, pas encore ! JN – C’est pour ça qu’elles continuent d’essayer. (rires)
CE – On entend souvent parler de scènes intéressantes en Suède mais en général cela concerne plutôt… l’art-pop ou l’electro-pop (The Knife, etc NDLR). On a l’impression qu’il y a beaucoup de groupes intéressants chez vous mais nous n’en connaissons pas beaucoup qui joueraient dans les cours de l’expérimentation ou du noise-rock.
JN – En fait il n’y a pas vraiment de scène pour ce genre musique, chez nous…
CE – En France, c’est la même chose. Quelques bons groupes mais aucune scène stable.
HR - Il y a une scène mais la musique est très diversifiée, à Stockholm où la vit la plupart d'entre nous. Ça peut aller du jazz au noise en passant par le rock, mais c'est une sorte d'underground. C'est déjà pas mal et ça devient de mieux en mieux avec beaucoup de petits labels et de gens impliqués, ça évolue.
CE - Pensez vous que ces scènes font partie de vos racines ?
(Union Carbide Productions - Be myself again)
(The Soundtrack of our lives - Tonight)
HR - Nous n'avons pas tous les mêmes racines. J'ai joué dans un groupe appelé Union Carbide Productions. Le guitariste et le chanteur de The Soundtrack of our lives jouaient dans ce groupe. C'était un rock à la Stooges. Voilà mon background. Jean-Louis Huhta (percussion, electronics) – Henrik et moi avons aussi joué ensemble dans un groupe qui s’appelait Audio Laboratory, avec le chanteur de The Soundtrack of our lives, et on y jouait… une sorte de noise.
CE – Et en quoi consiste votre dimension électronique ?
JN – Je crois qu’il y a toujours eu comme un mélange de différents styles musicaux en nous, à travers les disques que nous achetons et les différents projets dans lesquels nous sommes investis. Il y a quelques années, je jouais dans un groupe de punk-rock et puis j’ai migré vers un groupe de funk et avant ça j’étais plutôt dans l’électro, le rhythm’n bass, et puis je suis passé à la techno. DF – Mais vous savez, je crois que c’est toujours la même chose, nous allons vers ce qui nous semble le plus intéressant et amusant à faire. J’ai écouté beaucoup de musique électronique quand j’étais ado et j’ai ensuite fait partie d’un groupe punk pendant des années mais la musique électronique a toujours été importante. Je me vois davantage comme un musicien électronique que comme un guitariste.
CE – En fait, votre version du noise-rock a un caractère psychédélique, une sorte de transe et je peux voir un lien avec l’électronique.
JL – Pour ma part, je suis très intéressé par la musique tribale, et aussi par la techno. J’aime la techno et je crois qu’elle se ressent dans notre musique, que je vois comme une… version rock de la techno. JN – Et puis nous aimons que les gens dansent, mais ce soir, ce sera probablement difficile (le Carré Bellefeuille est un auditorium de places assises, sans fosse, NDLR)
CE – Vous seriez surpris ! Hier, des jeunes femmes ont dansé frénétiquement sur la musique de Silver Apples, dans les allées. Peut-être que ce soir…
DF – Parfait ! Peut-être demanderons-nous aux gens de se lever.
CE – Vous devriez le faire !
JN – Il nous est arrivé de le faire, en Chine. Il devait y avoir 1500 personnes, bien plus que ce soir, et nous leur avons demandé de se lever et de danser et ils étaient genre "OK…" (rires) HR – C’était la dernière chanson. Ils avaient passé tout le show assis. JN – Et puis la police a débarqué.
CE – Je ne pense pas qu’ils viendront ce soir.
JN – Chouette. (rires)
CE – Vous semblez tous si impliqués dans votre son et votre musique, on en vient à se demander si vous créez les chansons ensemble ou si les idées viennent individuellement, chacun de votre côté...
DF – Un peu des deux. Parfois l’un d’entre nous écrit toute la chanson avec le rythme et le riff puisque c’est la base de la plupart de chansons, et parfois quelqu’un a une idée d’instrumentation et nous construisons la chanson ensemble à partir de là. Il y a beaucoup d’improvisation dans notre travail, nous essayons de faire vivre les chansons. Elles partent d’un rythme et nous improvisons les arrangements. Les morceaux sont toujours différents sur scène. JN – Parfois cela peut être très rapide. Par exemple, nous étions backstage l’autre fois et nous nous sommes dit "on joue quoi ?". L’un de nous a dit "Partons d’un bam-bam-bam" et c’est ce que nous avons joué pendant 40 minutes. Il est très intéressant de se rendre compte que ça peut effectivement fonctionner ! (rires) HR – Nous l’avons jouée hier, celle-ci. JN – Nous les jouerons ce soir, ces "bam-bam-bam"
CE – Vos chansons ont quelque chose de très simple. Certaines sont répétitives et... ça fonctionne. Ça fait partie de l'essence de votre travail de mon point de vue. Il est donc logique que vous deviez les écrire aussi efficacement et aussi rapidement. C'est votre capacité à travailler sur des riffs pour en faire des chansons qui fait de vous un groupe.
JN – Merci de dire ça ! DF – Oui c’est très sympa ! JN – Peut-on réutiliser ça ?
CE – Bien sûr !
JN - Plus j'y pense et plus je comprends notre musique et à quoi elle ressemble vraiment. Ces derniers temps nous essayons de répéter avant les concerts, alors que lors de notre concert à Cardiff il y a deux soirs, nous ne l'avions pas fait et nous sommes allés sur scène comme ça, et ça nous venait quand même. DF - Nous avions quand même répété un peu dans le train, on avait juste écouté nos chansons et on s'était demandé "est-ce que je joue bom-bom ou bom-bom-bom ?" (rires)
(De gauche à droite : Joachim, Henryk, Jean-Louis, Daniel et Daniel Higgs)
CE - Je trouve que vous avez des liens de parenté avec l'écurie Thrill Jockey. Je sais que vous ne venez pas de Chicago mais... vous mixez noise-rock et, disons des éléments d'avant-garde et vous les amenez en des endroits inexplorés. Vous n'êtes pas formellement proches de Tortoise ou de l'image que l'on se fait des groupes de TJ mais je vous trouve néanmoins à votre place sur ce label. Vous ne donnez pas l'impression d'être une pièce rapportée, comme si Daniel Higgs vous avez ramené dans son sillage. Pensez vous que vous pourriez rester TJ et y prospérer ?
DF - Je ne sais pas, mais il est vrai que musicalement nous nous démarquons peut-être trop.
CE – Sur Thrill Jockey ?
(Liturgy - Veins of God, 2011)
DF – Oui. JN - Mais c'est vrai que je ressens une sorte de lien... Il y a des groupes que j'aime beaucoup sur TJ, avec lesquels je ressens une connexion. Je ne veux pas citer de noms mais... DF - J'aime aussi beaucoup le black metal de Liturgy et Wooden Shjips bien sûr (ils acquiescent tous, NDLR). Je pense que ça serait un beau foyer pour notre musique.
CE – Avant l’arrivée de Daniel Higgs vous (Joachim et Daniel) vous occupiez du chant…
JN – Tous les deux, oui.
CE – Travaillez-vous toujours sur des paroles et des mélodies pour le chant ?
JN – Non. Et toi ? DF – Oui, ça m’arrive. JN – Vous voulez dire pour de futures chansons ?
CE – Oui.
JN - Quand je joue un nouveau riff, j'entends toujours la voix de Daniel Higgs. Nous faisons de belles choses avec lui et je suis impatient d'enregistrer à nouveau avec lui l'année prochaine. Je ne ressens pas le besoin de m'exprimer autrement en ce moment.
CE – Donc pour l’étape suivante vous travaillerez encore avec Daniel Higgs ?
JN – Oui, il est en quelque sorte le sixième membre (en comptant Asa Osbourne comme cinquième, NDLR)
CE – Avez-vous des plans pour l’avenir, ou continuerez-vous sur votre lancée ?
DF – On aime notre façon de faire les choses et je crois que le prochain album que nous publierons sera la meilleure chose que nous ayons jamais réalisée.
Propos recueillis le 23 octobre 2011 au Carré Bellefeuille par Arthur Graffard et Joe Gonzalez. Interview préparée par Arthur Graffard et Joe Gonzalez.