C'est entendu.

vendredi 22 juillet 2011

[Vise un peu] Le glitch, Mille Plateaux et "Noble Niche" de Yu Miyashita

Mille Plateaux revient de loin. Ce label de musique électronique spécialisé dans le glitch, fondé par Achim Szepanski (ex-membre du groupe bruitiste P16.D4), s'était construit une belle réputation à la fin des années 90 avant de sombrer pour difficultés financières et de s'empêtrer dans de multiples rachats et relancements éphémères pendant six ans. Entretemps, l'engouement initial des fans de musique électronique pour le glitch a quelque peu baissé, la faute à des disques qui commençaient à se ressembler un peu trop et à tourner en rond… pourtant, le genre n'a pas épuisé tout son potentiel ! Il suffit juste de savoir où chercher. Mais commençons par le début…


Do While d'Oval (version courte ; la longue dure une demie-heure).

Le glitch, comme son nom l'indique (le mot désigne avant tout un dysfonctionnement, un défaut…) est un genre basé sur des sons d'erreurs électroniques, comme le bruit d'un CD qui saute ou que l'on passe en avance rapide. Le genre est né en Allemagne à la fin des années 90, et l'un des premiers artistes reconnus dans le genre fut Oval (de son vrai nom Markus Popp), qui combina glitch et ambient notamment sur son album "94 diskont" (composé d'une longue piste apaisante d'une demi-heure et de plusieurs pistes courtes dissonantes). Un autre artiste incontournable est l'Autrichien Fennesz qui signa "Endless Summer" en 2001 (sorti chez Mego), l'un des albums les plus populaires du genre, mélangeant glitch et guitares ensoleillées (le nom de l'album n'est pas aussi ironique qu'on pourrait le croire).


Fennesz — Caecilia

Mais le disque à écouter pour qui veut se mettre au glitch est une compilation, sortie justement chez Mille Plateaux, et dont le nom décrit les sons et techniques caractéristiques du genre au point qu'il en est presque devenu synonyme : "Clicks + Cuts". On y retrouve, sur deux CDs, vingt-cinq artistes dont plusieurs gagneront en popularité par la suite (Alva Noto — cf. raster-noton, anbb… —, Vladislav Delay, Kid606) ainsi que des figures déjà connues, qui évoluent d'habitude dans d'autres genres plus ou moins apparentés (Pan Sonic, Stilluppsteypa, Wolfgang Voigt a.k.a. Gas). La compilation est une excellente entrée en matière (malgré sa longueur) pour qui s'intéresse au glitch, et aura d'ailleurs plusieurs suites (la série "Clicks & Cuts" en est actuellement à son cinquième volume).

Comme quasiment toutes les bonnes compilations, "Clicks + Cuts" est réussie car elle présente plusieurs facettes du genre, ouvre de nombreuses possibilités sans être trop hétérogène ; malheureusement, trop d'artistes glitch ont eu tendance à piétiner sur les idées présentées sur ces disques (et les autres albums majeurs) et peut-être à trop prendre les sons eux-mêmes pour plus intéressants qu'ils n'étaient réellement, tant et si bien que beaucoup d'auditeurs se sont désintéressés d'un genre qui paraissait avoir atteint ses limites.


SND — circa 1509 (tiré de la compilation "Clicks + Cuts")

Les limites du glitch : parlons-en. Il faut déjà se rendre compte que le glitch, au départ, se réfère à un type de sons ou plutôt de sources sonores, que la plupart des musiciens utilisaient de manière similaire (avec des structures qui rappellent souvent la techno minimale ou l'ambient) ; mais le champ d'action se révèle très large si on se rend compte que "faire de la musique avec des bruits d'erreurs" n'est qu'un moyen et pas une fin en soi, et surtout n'impose pas grand chose quant aux structures dans lesquelles on peut utiliser ces sons. Ainsi, de nombreux artistes ont continué (et continuent encore) à sortir des disques intéressants dans le genre, que ce soit grâce à une esthétique affirmée (Alva Noto), originale, inhabituelle (Kangding Ray, COH), à des concepts qui éclairent le glitch d'une autre manière (Antye Greie-Fuchs alias AGF et ses travaux sur le langage sur "Words Are Missing" ou sur le code informatique sur "Head Slash Bauch" ; Random Inc., de son vrai nom Sebastian Meissner, qui sur "Walking in Jerusalem" signe un beau disque-carnet de voyage accompagné de textes et de field recordings ; Terre Thaemlitz s'y est aussi mis avec "Lovebomb", même si cet album-là semble plus approprié pour l'analyse et la réflexion que pour le plaisir d'écoute).


Prefuse 73 — Afternoon Love In : un exemple de glitch hop.

Un autre moyen de renouveler le glitch est tout simplement l'hybridation, ou l'utilisation de sons caractéristiques du glitch dans d'autres genres (rappelez-vous Like Spinning Plates de Radiohead !). D'une certaine façon, c'est déjà ce que faisaient Oval et Fennesz. Deux genres se sont ainsi développés à partir du glitch : la "glitch pop" et surtout le "glitch hop", qui acquit une belle réputation notamment grâce à Prefuse 73 (l'idée était finalement toute naturelle : on peut y voir une évolution du turntablism et du sampling, utilisés depuis longtemps par des artistes hip hop).




(photo © Ken Hirama)

Et c'est un peu grâce à tout ça (esthétique marquée, originalité et hybridations) qu'on arrive à "Noble Niche" de Yu Miyashita, l'un des premiers albums sortis par Mille Plateaux depuis leur retour, et le premier album de l'artiste sous son propre nom. "Noble Niche" est un album de glitch qui paraît classique dans le principe mais se révèle sensiblement différent à l'écoute. En fait, il s'agit d'un disque hybride, mais pas dans le sens où la musique intègrerait des sons d'erreurs dans des pistes apparentées à autre genre : ce sont les sons eux-mêmes qui se révèlent inhabituels, vu qu'au lieu de se limiter à des clics et autres sons électroniques, Miyashita utilise des éléments de noise music, nettement plus agressifs que ce qu'utilisent les artistes glitch habituels…


Yu Miyashita — Raz
(N.B. Les trois vidéos de Yu Miyashita sont réalisées par Naohisa Kariya)

Pourtant ce n'est pas une impression de violence qui transparaît à l'écoute de "Noble Niche" : on remarque surtout une grande dynamique dans les compositions, ainsi qu'un accent sur les mélodies, élément souvent délaissé au profit des rythmes dans les compositions de glitch plus classiques (pas toujours, bien sûr — on pouvait déjà trouver de beaux exemples de mélodies sur "stdio" de SND, mais dans un style différent). Il est rafraîchissant d'entendre l'inverse de ce qui s'est fait le plus souvent jusqu'alors : les rythmes sont ici en arrière-plan, aucune trace de techno (minimale ou autre), et c'est une superposition de couches sonores, du chaotique/agressif et de l'harmonieux, qu'on écoute sur chacune des douze pistes du disque ; plus que les structures, ce sont les sons qui dégagent une grande intensité. Tout n'y est pas révolutionnaire, certes (Symmetrical Snare, en écoute ci-dessous, est nettement plus classique que le reste — et on peut trouver quelques pistes de Microstoria qui adoptaient déjà une structure en couches plutôt qu'en rythmes et un accent sur les mélodies), mais le disque ne manque pas d'originalité ni de variété dans l'ensemble (vous n'avez qu'à comparer les trois morceaux présentés ici) — et le résultat est toujours intéressant, agréable à l'écoute, et composé de manière élégante.


Yu Miyashita — Symmetrical Snare

"Noble Niche" est un album discret mais remarquable, qui dépoussière de belle manière (sans pour autant s'en éloigner) un genre que l'on aurait pu croire stagnant grâce à des idées simples mais efficaces, une dynamique vive et des compositions léchées. Il n'en fallait sans doute pas moins pour redonner envie d'écouter ce style de musique, mais le pari est réussi. L'un des meilleurs disques électroniques de 2011 pour le moment.


Yu Miyashita — Sillwood


— lamuya-zimina

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