C'est entendu.

mercredi 29 septembre 2010

[Vise un peu] Oneohtrix Point Never - Returnal

C'est comme ces panneaux signalétiques verts et blancs, vous savez, ceux qui indiquent une sortie, de préférence de secours. "Returnal" est exactement ça : le retour d'un voyage, d'une épreuve, ce laps de temps compris entre le moment où vous avez atteint votre limite et celui où, après avoir vu poindre la lumière, vous digérez enfin votre douleur.

Lorsque débute "Returnal" on est en plein cœur de l'action, le genre d'incipit in medias res irrespectueux de toute flemmardise, épargnant la délicatesse d'une introduction à des oreilles aussi naturellement que Joyce entamait "Finnegans Wake" (*1) sans se soucier des lobes occipitaux de ses lecteurs, car le retour conté par Oneohtrix Point Never en est bien un. Ça n'est pas simplement un après comme c'est souvent le cas, mais bien du voyage de retour, comme dans "Histoire d'un Aller et Retour" (la version intradiégétique rédigée par Bilbon, dans le conte de Tolkien), dont il s'agit, depuis un espace/temps/affect vers un autre. Je ne connaissais pas Oneohtrix Point Never avant de découvrir ce sixième LP (il faut dire qu'avec un nom pareil et une absence quasi-totale d'exposition médiatique, la plupart d'entre vous doit être aussi néophyte que moi en la matière) et je ne puis donc que supputer d'où provient le personnage dans la peau duquel "Returnal" nous place : je ne l'imagine d'ailleurs pas reprendre un rôle laissé en suspens à la suite d'une autre œuvre de Daniel Lopatin (alias OPN) - même si l'idée d'une série de disques consécutifs proposant une suite ininterrompue d'affects liés entre eux par un périple et espacés seulement par l'intervalle temporel séparant la sortie physique de ces objets me séduirait énormément (cela a peut-être d'ailleurs déjà été fait).

Daniel Lopatin

Ma théorie est que "Returnal" est bel et bien une suite, mais qu'il prolonge l'ouvrage d'un autre auteur, tout comme le "Trève à Bakura" écrit par Kathy Tyers donnait suite sans temps mort au "Retour du Jedi" rédigé par James Khan. (*2) En effet, je pense qu'OPN nous dépose là où "Metal Machine Music" nous avait laissés, il y a trente cinq ans de cela, en plein cœur d'un ouragan sonique apparemment sans issue imaginé par un Lou Reed visionnaire ET givré. De ce monolithe de bruit transpercé à intervalles irréguliers par des symphonies déglinguées, personne n'avait jamais eu l'espoir de sortir. On osait ou l'on n'osait pas poser pied dans ce cube afin de s'y perdre et de se couper du Monde, mais on ne pouvait espérer en tirer quelque voyage, ni début ni fin, "Metal Machine Music" était une boucle. C'est à cet égard que "Returnal" est historique : ENFIN quelqu'un ose proposer un "après MMM".


(Nil Admirari : "Returnal" commence ainsi)
(à la fin de cette lecture, deux minutes de silence qui n'apparaissent pas sur l'album)


Telle une déchirure de la réalité, l'extraction du caractère soumis à la torture infinie de Lou s'opère dans la violence. Les deux premières plages représentent cet écartèlement et on a l'impression de ressentir le difficile glissement d'un corps mitraillé par la douleur lorsqu'il traverse une barrière barbelée (in Nil Admirari, 2'45), hurlant de douleur toute sa volonté de victoire (in Nil Admirari, 4'15) avant de se retrouver (de façon paradoxalement "brutale") dans un éther synthétique aussi confortable que mouvant : la première phase du retour, celle où l'on compte les pertes (Describing bodies), une phase d'acceptation nécessaire durant laquelle le temps semble indéfini, comme en pause, pendant que l'on constate le chemin déjà parcouru et celui qu'il reste. A cet instant, le voyage semble enfin commencer, pour de bon, avec une chanson, c'est à dire que pour la première fois Lopatin chante et ceci sur une structure musicale non-extrême (ni le bruit intense des premières pistes ni l'électronique ambient de la suite) la chanson-titre, où sa voix, trafiquée avec le même genre de technologie chouchoutée par Karin Dreijer (Fever Ray), s'élève comme si le personnage prenait enfin vie, ou tout du moins, comme si on lui prêtait enfin une conscience, mais ce n'est pas sa voix que l'on entend - à moins qu'il ne s'adresse à lui-même, et puis de toute façon il ne semble pas y avoir grand monde alentour - mais plutôt celle d'un narrateur qui lui parle et semble d'ores et déjà donner le fin mot du périple : "Returnal - You've never left, you've been here the whole time" soit "Tu n'es jamais parti, tu étais ici pendant tout ce temps".


(Returnal, un retour éternel)

La sentence est prononcée en plein cœur de l'œuvre. Le retour n'est qu'illusoire et Lopatin ne propose qu'un leurre : à peine échappé de la boucle de Reed, il vous enferme dans une autre prison, dans un voyage sans destination, une fuite en avant sans point de chute, où le temps n'a plus d'importance (Where does time go ?) et où le Passé se mord la queue (Ourobouros et ses synthés très Vangeliens). La seconde partie du voyage n'est qu'un embourbement progressif dans les sables mouvants cotonneux concoctés par OPN et cet enregistrement composé majoritairement comme une pyramide de samples, ce charivari dont la première moitié pouvait sembler être la meilleure prescription sonore à qui nécessitait une catharsis express, se révèle n'être qu'un autre dédale audio-psychique où les plus courageux et surtout les plus tordus d'entre nous, moi le premier, iront se réfugier ou s'enfermer, passeront le disque en boucle et jetteront la clé.


Joe Gonzalez





(*1) : Il s'agit de l'œuvre littéraire la plus poussée de James Joyce, auteur irlandais issu du mouvement moderniste, au début du 20ème Siècle. Pour la petite histoire, "Finnegans Wake" ne se contente d'ailleurs pas de débuter in medias res, il évite aussi de prendre fin et est coupé en pleine phrase.
(*2) : Il s'agit de romans issus de l'univers étendu de Star Wars. On a les références que l'on mérite.

6 commentaires:

  1. A noter une très belle version de "Returnal" avec Antony au chant : http://www.youtube.com/watch?v=BDf94eF6URI .

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  2. Eh, eh! Elaborée ton explication du premier morceau!
    :-D

    Moi qui m'était contenté d'écrire en PS : Oui, avertissement : l'album débute je ne sais pour quelle raison par un traquenard sous forme d'un morceau effroyablement noisy et industriel. La question n'est pas de savoir s'il a du sens (j'en suis convaincu!), mais bien de vous éviter d'abandonner alors que tout sera si différent après....

    Je me sens un peu limite...
    :-)

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  3. Très bon album, je le recommande aussi!

    @mmarsupilami: T'inquiète, j'aurais écrit la même chose : )
    D'ailleurs si un jour je le fais écouter à des ami(e)s qui ne sont pas fans d'expérimental, je commencerai sans doute lâchement par la piste 2...

    P.S. Par contre je vais faire mon pénible, mais c'est "Finnegans Wake" et pas "Finnegan's Wake". Ça a probablement son importance. (Je dis "probablement" parce que j'ai arrêté Finnegans Wake après une dizaine de pages, même si je respecte le bouquin.)

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  4. Joseph : Oui je comptais le préciser en commentaire justement !

    mmarsupilami : Ne t'en fais pas je te comprends. Je suis cependant heureux lorsqu'un disque en apparence aussi abstrait me parle autant, alors je voulais le faire savoir.

    lamuya : merci pour la précision, je corrige cela tout de suite !

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  5. Juste un message pour vous dire que Rifts (un double CD qui combine les trois premiers albums de Oneohtrix Point Never) est à nouveau disponible ! Je le conseille vivement, à mon avis il est encore meilleur que Returnal (en partie grâce au grand nombre de pistes, mais il y a vraiment de quoi faire au niveau qualité comme au niveau quantité). : )



    Sinon, je voulais revenir sur un point quand même : le lien avec Metal Machine Music... L'idée me paraît intéressante, et c'est vrai que le "bruit" de Metal Machine Music ressemble par plusieurs côtés à celui de "Nil Admirari". Cela dit, dans "Nil Admirari" il y a quand même des motifs, des rythmes et même des mélodies qui apparaissent et disparaissent, alors que dans Metal Machine Music... à moins que je n'aie raté quelque chose, rien ne fait sens, tout début de mélodie qu'on pourrait commencer à entendre n'est que le produit du hasard et disparaît instantanément. C'est quand même une différence majeure à mon avis (en plus du fait que Metal Machine Music soit du feedback de guitare et "Nil Admirari" de la musique élecronique). (Personnellement c'est l'une des raisons qui font que j'arrive à apprécier "Nil Admirari", pas complètement mais quand même en partie, alors que je trouve Metal Machine Music complètement nul.)

    Et puis, Returnal n'est pas le seul disque à commencer par du bruit ; je pense notamment à while(p){print"."," "x$p++} de pxp ou à Dharma de Merzbow, deux albums qui commencent par du bruit pour évoluer à partir de lui ensuite. Après, je concède qu'il s'agit d'une sorte de bruit tout à fait différente, du bruit blanc (?) "pur", contrairement aux chaos de "Nil Admirari" et de Metal Machine Music...

    Pour ces deux raisons, et aussi (surtout) parce que je trouve Metal Machine Music trop simple à copier pour être sûr(e) d'y voir une référence (un album qui commencerait par quatre minutes de silence serait-il forcément une référence à John Cage ?), j'avoue que j'ai mes doutes quant au fait que Returnal soit vraiment une "suite".

    Cela dit, peut-être que je me trompe (il faudrait demander à Lopatin !), et l'idée n'en reste pas moins intéressante. Elle mérite bien un débat en tout cas !

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  6. Je ne trouve pas que "l'idée" mérite un débat. Pas parce que je suis convaincu d'avoir raison. Mais parce que ça n'est pas une "idée" c'est un vécu, un ressenti, un concept. C'est en réalité tout le concept développé dans mon article (cette idée de voyage de retour trompeur, réelle boucle) qui me fait aimer le disque. Retire ce concept, et pour moi "Returnal" n'a plus du tout la même saveur.

    Je ne prétends à aucun moment que Lopatin a REELLEMENT voulu donner une suite à MMM. Mais lorsque j'ECRIS qu'il l'a fait, celui parmi les lecteurs qui ressent la même chose que moi, ou une chose similaire, peut mettre un concept sur le point d'interrogation de son appréciation du disque.

    Je ne fais que proposer une interprétation, je ne donne aucunement la clé de l'oeuvre, et je fais partie de ceux qui pensent qu'il n'y a pas UNE clé pour chaque oeuvre, pas même celle de l'auteur, ergo l'idée qu'il avait derrière la tête au moment de la création de l'oeuvre. Selon moi, cette idée originelle n'est qu'un prétexte à l'expression d'une oeuvre malléable, une sorte de pate à modeler que chaque personne recevant l'oeuvre peut faire onduler selon son souhait.

    En ce sens, comparer methodiquement et audio-scientifiquement les bruits et les sons de MMM et Nil Admirari est un non-sens, une impasse.

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