C'est entendu.
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lundi 7 novembre 2011

[Réveille Matin] Swans — Blind

La première fois que j'ai écouté Swans (c'était sur "Public Castration Is a Good Idea", il y a longtemps), je n'ai quasiment rien retenu ni ressenti, à part une impression de brutalité pure, de froideur, de nihilisme et de cruauté, jetée au public sous sa forme la plus brute et sans concession. J'ai écouté le disque plus par défi, par expérience qu'autre chose, puis laissé le groupe de côté pendant plusieurs années, n'ayant entendu là qu'une musique à une dimension, un extrême, et ne comprenant pas tout à fait ce que tout le monde y entendait de génial.

Il m'aura fallu pas mal d'insistance pour me résoudre à jeter une oreille à "My Father Will Guide Me Up a Rope to the Sky" l'an dernier, mais même sur cet album, pourtant plus accessible, le son était trop froid pour que j'y accroche réellement ; la musique montrait un vrai cœur, mais à moitié de glace, toujours distant quelque part. Puis j'ai décidé d'écouter "The Great Annihilator"… et là, j'ai ressenti réellement, pour la première fois, une émotion forte à l'écoute de Gira, de Jarboe et des autres musiciens : la folie grandiose d'I Am the Sun (qui réclame tout de suite admiration et volume sonore à faire saigner les tympans), la douce cruauté de She Lives!, le rythme torturé mais si prenant de Mother/Father, la chaleur étonnante de Blood Promise… et (mon premier vrai coup de cœur) une vraie illumination sur Mind/Body/Light/Sound, profession spirituelle qui m'a réellement fait aimer ce groupe, au son intransigeant et brutal, pourtant capable d'une si grande beauté. Partout, "The Great Annihilator" — malgré son nom — est empreint de cette dualité : le groupe brutalise l'auditeur, titille son sens du morbide, mais lui fait aussi voir de tels éclairs de splendeur qu'il en redemande. Un groupe auquel j'étais jusque-là insensible venait de m'être révélé par son chef d'œuvre.


À côté de "The Great Annihilator", la même année, Michael Gira sortait un album (plus ou moins) solo du nom de "Drainland" — qui se clôturait par la plus belle chanson de Swans que je connaisse à ce jour (la piste sort d'ailleurs également sur la compilation de pistes rares "Various Failures") : Blind, une chanson où la voix si profonde et si dure de Gira se livre réellement, dans toute sa puissance et son insensibilité avouées.

I saw a man cry once, down on his knees
In the corner of a darkened cell, and his pain meant nothing to me
But I was younger then, and young men never die
When I walked out in the sun, I was strong, clear minded,
and blind.


(« J'ai vu un homme pleurer un jour, à genoux / dans le coin d'une cellule sombre, et sa douleur ne me faisait rien / Mais j'étais jeune à l'époque, et les jeunes hommes ne meurent jamais / quand je sortis au soleil, j'étais fort, j'avais l'esprit clair, / et j'étais aveugle. »)

Gira a toujours su écrire des paroles puissantes, mais ici, Blind étonne et se comprend — pour une chanson des Swans, pour qui a découvert les Swans comme je l'ai fait — surtout par la beauté simple de sa mélodie, et par son chant. La voix de Michael Gira, d'habitude "seulement" parfaitement adaptée à la musique du groupe, se révèle ici dans toute sa profondeur — et sa beauté peu commune, à couper le souffle… Blind n'impressionne pas par sa violence mais par son intimisme, et la chanson en devient tout aussi puissante que les plus radicales du groupe. Ce n'est pas seulement ma chanson préférée de Swans : c'est une de mes chansons préférées tout court.

“No I was never young, and nothing has transpired
And when I look in the mirror, I feel dead, I feel cold,
I am blind.


(« Non, je n'ai jamais été jeune, et rien ne s'est jamais fait savoir / Et quand je regarde dans la glace, je me sens mort, je me sens froid, / Je suis aveugle. »)


— lamuya-zimina

jeudi 27 janvier 2011

[Quitte ou Double] Election de la POPsonnalité de l'Année 2010

Il parait qu'on a jusqu'à la fin du mois de Janvier pour souhaiter la bonne année et du coup je me permets une certaine translation de cette tradition vers quelque chose d'un peu plus glamour et de davantage lié à ce qui nous intéresse ici : l'élection de la POPsonnalité de l'année 2010. Les nommés sont :


Kanye West

Franchement, ai-je vraiment besoin de vous faire la liste ? Tout a commencé en 2009, de toute façon, lorsque Michael Jackson a laissé le trône de King of Pop vacant, puis avec les déclarations de Jay-Z à propos du hip hop sur le déclin et du futur représenté par des artistes indépendants tels que Grizzly Bear ou Dirty Projectors. Kanye n'a pas inventé la poudre, mais c'est un homme d'affaires et il a fait le lien : s'il voulait devenir le roi de la pop, il fallait copiner avec les indépendants et abandonner le hip hop pur et dur (son album de 2008 était déjà une tentative en ce sens, d'ailleurs). Ergo "My beautiful dark twisted fantasy" qui, même en paraissant si tard (le 22 Novembre), a remporté suffisamment de suffrages pour être élu album de l'année par tout un tas de blogs, de magazines et de journaux, récoltant des notes ahurissantes et un accueil très largement favorable. S'il rappe sur l'album, il y chante beaucoup, et en samplant majoritairement des dinosaures de "l'autre monde" (King Crimson, Aphex Twin...), il s'attire un nouveau public, et sa conversion en Roi est accomplie, mais en bon businessman il n'a pas attendu de savoir si son coup de dé serait fructueux. L'année durant, on n'a fait qu'entendre parler de lui. Inutile de vous rappeler son coup de maître en Septembre 2009 aux MTV Awards lorsqu'il vola la vedette à Taylor Swift en l'interrompant pour déclarer que le clip de Beyonce méritait de gagner (le président Obama l'a d'ailleurs traité de "jackass" à ce sujet). Avez-vous par contre suivi le chassé-croisé de déclarations vis à vis de l'attitude de George Bush après l'ouragan Katrina ? Suivez-vous le compte Twitter de Kanye ? Si oui, vous aurez remarqué les mini-buzz autour de la photo de son pénis... Vous avez peut-être vu le clip/court-métrage de 35 minutes réalisé autour du single Runaway ? Saviez-vous qu'il était apparu sur une dizaine d'albums autres que le sien en 2010 (notamment chez Kid Cudi, T.I. ou GLC) et que la pochette de son album avait été sujette à controverse (on y voit une caricature d'homme noir effrayant surmonté d'une femme sans bras, munies d'ailes et nue de surcroit) et que les grandes chaines de magasins culturels américains l'avaient obligé à choisir une pochette alternative sous peine de ne pas proposer l'album aux clients ? Kanye a posé un pied dans le Palais de la Noblesse Pop et il ne compte pas en rester là puisque sont déjà prévus un album avec Jay-Z pour Mars et un autre album solo pour cet été. Il part largement favori de cette élection et va être difficile à battre.




Michael Gira

Leader de l'emblématique formation américaine Swans, Gira a prouvé en 2010 qu'une bande de dinosaures pouvait revenir sur le devant de la scène avec du bagage. Pas de re-formation au programme mais bien une réunion, avec les membres originaux du groupe de post punk et de no wave. Gira a démarré l'année en enregistrant et publiant un CD/DVD solo ("I am not insane") dont les ventes ont permis le financement d'un nouvel album de Swans, l'excellent "My father will guide me up a rope to the sky", emmené en tournée à travers le monde durant les mois qui suivirent. Pour l'anecdote, Gira, dont le charisme sur scène s'approche du monolithe mystique, a pour habitude de retrouver les spectateurs après le concert au stand de merchandising où il dédicace tout ce que vous voulez et discute avec le sourire aux lèvres. Un modèle d'intégrité, en somme.





M.I.A.

Si l'élection concernait uniquement "L'artiste le mieux adapté à Internet en 2010", il n'y aurait de toute façon que M.I.A. pour s'opposer à Kanye. Une autre machine de guerre douée pour garder vive la flamme du feu de camp médiatique. Dans les faits, en Avril paraissait le controversé clip de Born Free, dans lequel des rouquins étaient massacrés devant la caméra de Romain Gavras. En Mai, alors que paraissait le single XXXO et son clip, un article du New York Times, écrit par une rouquine, faisait péter les plombs à M.I.A. qui, usant de son compte Twitter (très actif toute l'année) lançait une mini-flamewar des familles. En Juin, "/\/\/\Y/\", son troisième album, paraissait au Japon, d'abord, puis partout ailleurs, et en Juillet, un album de remixes sortait. Dans les mois qui suivirent, M.I.A. fit aussi des apparitions sur les disques d'autres artistes, et notamment sa protégée, Rye Rye, et le clip de Sunshine. Enfin, le 31 Décembre, une mixtape (sa seconde), "Vicki Leekx", partiellement inspirée par le buzz autour de Julian Assange et Wikileaks, était annoncée et publiée via son compte Twitter. Fatiguée en début d'année de ne pas avoir autant de succès médiatique que Lady Gaga, M.I.A. a remué ciel et web pour se refaire une place à l'avant-scène du monde artistico-bling bling, et elle a réussi.





Sufjan Stevens

Plus ou moins porté disparu depuis cinq ans (soyons sérieux, combien de personnes avaient écouté/regardé "The BQE" ? Pas plus de cinq cents à tout casser...), 2010 fut l'occasion d'un retour fracassant puisqu'outre une apparition (peu remarquée) sur le dernier disque de Clogs, Sufjan s'est débrouillé pour en finir avec son ancienne image en publiant gratuitement l'EP (aussi long qu'un album) "All delighted people" avant de sortir son chef d'œuvre post-moderne à lui, le fourmillant "The Age of Adz", l'occasion pour lui de dévoiler son goût pour les garçons, de critiquer la société présente tout en réinventant son chant et sa musique. Et puis vous en connaissez-beaucoup des "artistes folk" qui oseraient utiliser de l'autotune sur une chanson de plus de 25 minutes... sans se planter ?





Laetitia Sadier

Elle a certainement connu des années plus fastes mais 2010 fut celle de sa libération. Fini Monade, tout comme Owen Pallett, Lætitia n'a plus besoin d'avatar pour s'exprimer et son premier album, personnel, touchant, est une réussite. La sortie quasi simultanée d'une nouvelle collection de chansons de Stereolab (un album qui, avec le temps, gagne des points dans nos cœurs) n'aura pas voilé la sortie publique de Lætitia et ses concerts timides n'auront fait qu'augmenter le quotient de sympathie que nous avions déjà pour elle. Si Stereolab venait à mourir (souhaitons que non !), nous savons au moins que la relève serait assurée.





Bradford Cox

Lui aurait pu se contenter du succès du petit dernier de son groupe, Deerhunter, l'inégal-mais-réussi-quand-même "Halcyon Digest" qui fut l'occasion pour les plus réticents de finalement tendre l'oreille. Mais non, outre son remix pour l'album de Stereolab, il lui en fallait plus, alors c'est tout naturellement que vers la fin du mois de Novembre il a publié dans la foulée, à quelques jours d'intervalle, pas moins de quatre albums d'Atlas Sound, son alias, et ce gratuitement, via internet. Que l'on aime ou pas le bonhomme, sa musique ou celle de son groupe (et j'avoue avoir encore un pied dans le camps des réticents), il faut admettre que Cox est l'un des piliers de rock indépendant actuel, sans lequel le monde musical que nous aimons n'aurait pas exactement la même gueule (de traviole) et qui donne énormément de sa personne POUR la musique.





Owen Pallett

Il était déjà productif avec le pseudonyme Final Fantasy mais c'est comme si retrouver sa véritable identité l'avait rendu d'autant plus sûr de lui. Les puristes critiqueront sa transition vers une popmusic plus grandiloquente et moins à fleur de peau, mais il faut reconnaitre qu'avec "Heartland", Owen a enregistré un grand album, reconnu par une majorité des amateurs (il figurait au sommet d'énormément de tops de fin d'année) et que l'on écoutera encore longtemps. Et puis le bougre ne s'est pas arrêté là puisque dès le Printemps, il passait en studio pour enregistrer les violons de l'album d'Arcade Fire (soit les parties les plus réussies du disque) avant de publier à la rentrée un EP loin d'être inintéressant. Il est actuellement en tournée, encore et toujours, et on se demande s'il compte se reposer en 2011 ou bien nous en remettre une couche.





Madlib

Nous n'avons pas pris le temps de tout traiter, mea culpa, mais on vous avait prévenus. Madlib avait annoncé qu'il publierait un album par mois en 2010. Si sa collection de mixtapes "Madlib Medicine Show", dont les numéros pairs étaient des mixes de genres musicaux divers (reggae, jazz, funk...) et les impairs des créations originales plus personnelles, n'a connu que 10 numéros cette année-là (excusez du peu, et ça n'est pas fini, le numéro 11 est sorti en Janvier 2011), il a plus que moins tenu parole puisqu'on a pu le retrouver sur le second LP de Strong Arm Steady aux manettes de producteur, mais aussi en duo avec Guilty Simpson sur le très bon album publié sous l'avatar OJ Simpson, ou encore planqué derrière son alias jazz (Young Jazz Rebels) avec lequel il a sorti un album ("Slave Riot"). Si vous comptez bien on est à treize disques, et j'en oublie certainement. Vous n'avez peut-être pas énormément entendu parler d'Otis Jackson (son véritable nom) cette année, certainement moins que vous n'avez entendu parler de Kanye, mais cet homme de l'ombre a sans doute fait plus pour le hip hop en une année que beaucoup en une entière vie. Il est toujours temps de découvrir son œuvre et de l'élire homme de l'année.





Bethany Cosentino (Best Coast)

Qu'on l'aime ou qu'on la déteste, il faut reconnaitre qu'on n'avait pas DU TOUT vu venir Bethany Cosentino, une fille qui avait commencé par officier au sein du groupe expérimental Pocahuanted, avant de publier en 2009 une série de singles et d'EPs proches de la vague shitgaze, sales et rock'n roll et qui, en 2010 est devenue... la nouvelle égérie de MTV. Son premier album, le très simple et ensoleillé "Crazy for You" lui aura ouvert les portes du mainstream américain, de tournées intercontinentales et d'une palanquée de clips démontrant par l'absurde que MTV n'a pas dépassé le stade "post-grunge" et n'est jamais sorti des années 90. Ajoutez à cela quelques collaborations (un single avec Jeans Wilder, notamment) et deux ou trois "trucs médiatiques" (ses copinages avec Wavves), et la voilà en une du Net toutes les deux semaines depuis un an. L'a-t-elle cherché depuis le début ? Est-ce un choix tardif pour la célébrité ? Aucune idée mais le résultat est là : vous pouvez entendre Best Coast, entre Shakira et Cocoon, sortir des hauts-parleurs de H&M alors que vous pratiquez "les soldes".





Quelqu'un d'autre

Si aucun des artistes proposés ci-dessus ne vous semble être la POPsonnalité de l'année, c'est peut-être qu'un candidat a échappé à notre œil et alors, je vous encourage à nous signaler qui est selon vous cette usine médiatico-artistique et à nous expliquer pourquoi vous l'avez choisie.






Les votes sont ouverts et vous êtes invités à donner votre opinion, via le sondage présent dans la barre latérale, sur votre gauche, mais aussi en détaillant votre point de vue à travers les commentaires. Dites nous qui et pourquoi a dominé l'année 2010 et filons-lui un trophée virtuel qui clôturera définitivement la période des tops et l'année 2010. J'attends vos avis !


Joe Gonzalez

vendredi 7 janvier 2011

[They Live] L'Empire des Cygnes

Qu'est-ce qui a changé sur scène ? Pas grand chose. Que l'on y donne Le Messie ou Antigone, qu'y poussent la chansonnette Luis Mariano ou Justin Bieber, rien n'a changé, tout est affaire de codes. Le retour en coulisses annonciateur d'un encore, le lever de rideau qui est le plus souvent remplacé au music-hall par l'extinction des feux et l'arrêt brutal de la playlist dite "d'attente", la communion qui nait lorsqu'un artiste lève les bras et tape dans ses mains en rythme, invitant ainsi l'audience à le suivre, ceux-là ne sont que les signes les plus évidents, les plus universels, or ce qui est intéressant, évidence-même, est le déchiffrement des signes plus particuliers.

Il y a quelques semaines, le festival BBmix (l'un des meilleurs en région parisienne, alors ne le manquez pas la prochaine fois) proposait, entre autres artistes venus d'horizons variés, d'assister au retour en France de l'un des groupes les plus attendus de l'année, Swans. A cette occasion, le déchiffrement des signes spécifiques à ces musiciens fut au moins aussi intéressant que le spectacle musical qu'ils proposèrent.

Contrairement à un concert "commun", la prestation de Swans ne fut pas lancée par un lever de rideau ou l'extinction des feux sur la salle, ni par des applaudissements et l'arrivée sur scène du groupe. Le premier signe de vie fut l'arrivée de Christoph Hahn, seul, sapé comme un pape (il pourrait concurrencer Josh Brolin et autres Jeff Bridges pour le premier rôle d'un film des frères Cohen), dont le rôle ne consista qu'à lancer un drone assourdissant, infini et effroyable, puis à repartir en coulisses. Ça n'était que le premier avertissement lancé par Swans : "si vous ne supportez pas ça, fuyez tant qu'il est encore temps !". Un certain nombre de spectateurs ne demandèrent d'ailleurs pas leur reste et prirent la fuite (parmi eux, certains zigotos qui, quelques minutes plus tôt ruminaient contre la sécurité de la salle, trop sécuritaire selon eux car "hier, c'était pas comme ça, hier c'était le bordel !" et que l'on aima voir disparaitre au premier signe d'agitation sonore).

Ce drone insistant perdurait et en attendant un nouveau signe du groupe, Thelonius H. et moi-même nous amusions à harmoniser sur l'unique note qui vibrait dans l'air lorsque Phil Puleo s'avança et se camoufla directement derrière l'amas d'amplis qui entourait sa batterie et derrière lequel se trouvaient cet instrument étrange (le hammer dulcimer) dont il commença à jouer, par-dessus le drone, ajoutant au vacarme ambiant une seconde couche de bruit percussif. La scène accueillit alors Thor Harris (percussionniste par ailleurs batteur de Shearwater) qui s'installa devant le vibraphone géant et se mit à carillonner de façon plus ou moins volontairement aléatoire (ce que l'on devinait être l'introduction de No Words / No Thoughts) pendant que Hahn (photo ci-contre) revenait, s'installait devant sa guitare lap steel et la déchiquetait, produisant tout sauf ce que l'on aurait pu s'attendre à entendre venant d'un tel instrument (habituellement réservé aux ambiances rockin' chair de la country music) : un torrent discontinu d'agressions sonores, à un niveau si élevé (rappelons que le drone, le hammer dulcimer et le vibraphone étaient alors en pleine maçonnerie d'un mur de son pas possible) que, même pour quelqu'un comme moi qui adore se baigner dans le bruit (et Dieu sait qu'ils sont peu nombreux les concerts (non-metal) où l'on peut réellement entendre un tel tintamarre), il devenait impossible de survivre sans l'utilisation de bouchons, de boules quiès, de bouts de mouchoir ou de tout autre ustensile trouvé à qui mieux mieux. La musique était alors l'équivalent sonore de la voix d'un démon et ce dronus horribilis qui continuait coûte que coûte de se reproduire était tel le fil des pensées d'un Mephisto fait liesse, un bonheur vicelard que Swans posait face à nous tel un argument : "voilà ce qui va se passer, ce sera de pire en pire, à vous de voir".

Lorsque Michael Gira arriva sur scène, le public put se raccrocher à quelque chose (la fameuse "arrivée sous les applaudissements) mais le boucan ne cessa pas. Norman Westerberg attrapa sa guitare, Chris Pravdica sa basse et Puleo s'installa à la batterie alors que l'intensité sonore se réduisait progressivement jusqu'à ce que le vibraphone et le drone soient les seules entités audibles, annonçant le début de la première véritable chanson de la soirée (No Words / No Thoughts, effectivement) et à cet instant, vingt cinq minutes, peut-être plus, s'étaient écoulées depuis la naissance du drone... Tous les yeux étaient alors sur Gira (ci-contre, avec Thor Harris), ceux du public, ceux des musiciens : lui tournait le dos au public et fixait des yeux Puleo, qui battit la mesure et lança le rythme militaire incantatoire qui ouvre le dernier album de Swans : une série d'innombrables mesures cognées comme pour annoncer l'arrivée d'une armée, Gira ne quittant pas le masque (qui à mon avis n'en est pas un) très sérieux, concentré, intensément concerné qui sera la sien toute la soirée.


(No words / No thoughts telle qu'elle fut jouée à Turin)

Et au bout de deux morceaux...

Le son de la basse meurt. Victime de l'étonnant volume sonore (la basse de Pravdica devient très vite l'élément central de la musique de Swans et le triangle formé par lui, Puleo et Gira est le centre névralgique de la scène), un ampli rend l'âme et le concert s'arrête. Alors débute un nouveau spectacle : quand n'importe quel groupe aurait profité de l'interlude pour aller pisser un coup ou boire une bière, Swans restent sur scène. Une partie du public, debout, rassemblée au pied de la scène au mépris de la gène occasionnée (la salle est un amphithéâtre de places assises sans "fosse") se met à gueuler "DEBOUT BANDE DE CONS !" tout en discutant avec Christopher Hahn, pendant que les autres membres du groupe se concertent. Gira, lui, n'est ni avec le public ni avec les musiciens. Il tourne comme un vautour en cercle autour des deux techniciens chargés de réparer les dégâts, et l'attente étant plus longue que prévue (l'interlude aura duré une trentaine de minutes), il ne manque pas une occasion de hurler tout son mécontentement sur les deux pauvres larrons pris au dépourvu et rendus fébriles par le charisme tout puissant de Michael Gira.

Michael Gira

La reprise du concert effectuée, de plus en plus de spectateurs se levaient, bloquant le champ de vision des autres qui se levèrent à leur tour et ainsi de suite tandis que le concert durait, durait (un rappel après deux heures de concert, peu le font encore) et ne tarissait pas d'énergie. Gira chanta surtout des chansons issues du nouvel album (dont Jim et un extrêmement puissant Eden Prison) mais aussi de vieilles rengaines comme I crawled ou Sex God Sex, alternant quelques instants de véritable intimité (seul au micro, il nous laissera à la fin du concert, pendu à ses mots, au thème du Père et de Dieu) avec des déchainements de violence pure, et pas de la violence metallique pour camionneur barbu, non, quelque chose de primal, de bestial, d'humain.


(En l'absence de captation au BBmix, voici I crawled, jouée quelques semaines plus tôt à Dublin. L'ambiance est comparable)

Swans sont des vétérans. Ils ne sont ni d'éternels naïfs ni des vieux de la vieille du showbiz (pensez aux Stones ou plus proche de nous à My Bloody Valentine ou Pavement même si le mot "showbiz" vous fera alors tiquer). Leurs vêtements, leur attitude, leur son et les expressions de leurs visages ne sont pas censées plaire à tout le monde, ils disent "merci" à ceux qui écoutent la musique et n'ont rien à foutre des autres. Chacun de leur concert est à la fois l'occasion d'entendre, par-delà les bouchons et les décibels, leurs chansons, mais aussi une occasion, si vous vous l'autorisez, de pénétrer dans leur Empire. Si vous êtes consentants et que vous savez déchiffrer leurs codes, vous y serez accueillis à bras ouverts. Sinon, il vous reste toujours Justin Bieber.


Joe Gonzalez


P.S. : Les photos en noir et blanc sont l'œuvre d'Olivier Peel.

mercredi 22 décembre 2010

Page Blanche #4

par Joe Gonzalez
art par Jarvis Glasses


Similaire au plaisir de l'archéologue face à une nouvelle chambre funéraire dans le tombeau d'Hatchepsout ou à celui du randonneur après la traversée d'un torrent, la sensation éprouvée par l'amateur de musique à la découverte d'un enregistrement se décline avec les circonstances de la-dite rencontre. Le musicophile, en fait, apprécie particulièrement le vagabondage de l'imagination et s'il est aventureux, je lui recommande tout particulièrement l'expérience passionnante (*1) de

La découverte elliptique

Procédez comme suit : choisissez un artiste ou un groupe à discographie pléthorique et sélectionnez l'un des premiers enregistrements (de préférence, évitez le tout premier, qui en général se révèlera n'être qu'un "brouillon" de l'œuvre à venir) que vous écouterez comme n'importe quel autre disque, associant ainsi naturellement l'artiste concerné au style entendu. Dénichez alors un enregistrement bien plus tardif (de préférence le tout dernier paru) et, à coup sûr, le plaisir de votre écoute sera dédoublé : non seulement aurez-vous à explorer une Terre Neuve (comme à chaque fois que vous entendez un disque pour la première fois) mais votre esprit aura-t-il en sus à questionner le développement du propos et du son de l'artiste, son évolution artistique, et vous pourrez alors tenter de retracer un agenda de plusieurs années dont vous n'aurez aucun indice, tel Dale Cooper rassemblant les éléments lui permettant de démasquer l'assassin de Laura Palmer.

C'est à peu de choses près la démarche que j'ai suivie ces dernières semaines. De Swans, je n'avais auparavant entendu qu'un seul album, dont le titre m'avait attiré l'œil par sa provocation : "Public Castration is a Good Idea" et dont le contenu sonore ne m'avait pas laissé indifférent. Probablement l'enregistrement le plus sordide, glauque et éperdument violent qu'il m'ait à ce jour été donné d'entendre, cette captation live (comme son nom l'indique... mais figurez-vous que je ne l'ai réalisé que récemment, et pourtant ce n'est pas faute d'entendre par moments le public applaudir à la fin de certaines chansons, mais si vous l'écoutez, vous avouerez qu'il est difficile pour l'esprit humain de considérer qu'un public était présent lors des évènements desquels nos oreilles sont ici les témoins) date de 1986, époque à laquelle Swans avait sorti quatre albums studio mais ça je n'en avais aucune idée lorsque j'ai découvert cette pochette :

Couic, le bout il est coupé.

Tout ce que je savais alors, c'est que ce groupe assez unanimement reconnu comme fondateur, semblait être à la no wave ce que le gourdin est au nunchaku, à savoir un objet voué au même but (la douleur) mais dont le modus operandi plus terre-à-terre offre un résultat plus sanglant. Les plaintes de Michael Gira, hurlées à la mort par dessus le vacarme monosyllabique et métallique du groupe (pareil au rythme mécanique assourdissant d'une pièce d'ingénierie de dimension mythologique, résonnant telle une horloge dans l'usine de canons de Héphaïstos lui-même) semblent provenir d'un homme agonisant, torturé, à qui chaque coup de marteau fait avouer une nouvelle horreur ancestrale, l'un de ces secrets si laids (exemple : "Money is flesh") que son expression peut engendrer dans la gorge de celui qui le révèle l'apparition de bulbons aphteux et de cloques malignes.


(Avez-vous souvent vu performance plus intense que celle de A screw (holy money) par Swans ?)


Lorsqu'il y a quelques semaines, la revigoration ("PAS une réunion", je cite) de Swans, annoncé par Michael Gira, son leader, et confirmée par le retour au bercail de nombreux anciens membres, s'est soldée par la parution d'un nouvel album (le premier en douze années), il me parut difficile d'échapper à une nouvelle découverte elliptique. Que pouvais-je alors imaginer trouver d'autre que cette horreur infinie proposée jusque là par la Castration Publique de Swans ?

(*2)

Je ne vous le cache pas, une découverte elliptique peut se révéler très insatisfaisante. Je ne vous parle même pas d'un artiste qui au bout de trente ans n'aurait pas avancé d'un centimètre (il y en a) mais même un groupe comme Sonic Youth (dont la capacité à se renouveler n'est plus à prouver) décevrait le malheureux qui aurait réalisé le grand écart entre "Dirty" (1992) et "The Eternal" (2009) suite à un faux pas malchanceux. Dans le cas de Swans, nenni, la surprise fut totale.



(You fucking people make me sick)

Empreint d'une démarche somme toute très différente, "My father will guide me up a rope to the sky" est une œuvre bien plus humaine dans le sens où Gira s'intéresse davantage à des tracas assez universels (paternité, création et mort) plutôt qu'à des thèmes sociétaux ou religieux. L'étonnement est entier à l'écoute d'une chanson dont le titre (You fucking people make me sick) laisse présager un marteau-piqueur nihiliste : le chant y est assuré par Devendra Banhart et Saoirse Gira, le fils de Michael, tandis que Grasshopper (le guitariste de Mercury Rev) joue de la mandoline... Surprenant, c'est le moins que l'on puisse dire, et la chanson se révèle malgré tout habillée d'une noirceur et d'une violence implicites, révélées au grand jour par les derniers mots prononcés, amenant vers un final angoissant où le piano semble trainé dans un hangar par un monstrueux troll, ses touches raclant le sol à chaque pas du géant.

Définitivement plus facile à approcher qu'un enregistrement de la trempe de "Public Castration", ce nouveau LP n'en est pas moins l'un des plus intenses et des plus brutaux parus depuis longtemps, où la basse de Chris Pravdica impose un rythme lent, lourd tandis que les arrangements de cordes (du hammered dulcimer) et de vibraphones donnent une dimension quasi religieuse au boucan perpétré par les musiciens. Le talent de Swans (et la sagesse professionnelle acquise depuis trente ans) permettent au groupe de ne jamais sombrer dans la démonstration de force ou dans l'abime du gothique pessimiste. Gira signe avant tout de très beaux textes (comme celui de Jim, sur la fin de Tout qui n'est la fin de rien) qu'il chante avec un charisme tel que l'on sombre volontiers avec lui dans la noirceur des péchés qu'il décrit et lorsqu'il dépeint les murs de la Prison d'Eden ("Now moving through the roots of trees (Deep may their fingers reach), The substance of a mind that feeds, The bodies of the living stones that lead, Up to become the walls of Eden Prison") on pense au cynisme critico-réaliste de Philippe Muray ou de Louis-Ferdinand Céline, avant de se rendre compte que sous ses airs de pessimiste invétéré, Gira n'est en fait pas désespéré puisque le motif qui anime cet album est celui de l'espoir du retour ("Heaven will come, we will rise again" in Jim / "I am free, I will begin again" in Eden Prison / "Bring new life to Madeline" in Inside Madeline).



(Jim)

On compte sur les doigts de la main les disques aussi valeureux que celui-ci dans un système post-punk actuel, empli de clichés sonores et le plus souvent vide de toute profondeur intellectuelle. Publier ces chansons-là revient à se placer en paria d'une industrie musicale où "trop fort" et "trop bien écrit" figurent les premières choses à éviter par quiconque veut aller de l'avant. Michael Gira s'en rend compte et prône alors l'absence de mots et de pensée ("To think is a sin, long may his world never begin" in No words / No thoughts), dès les premières notes d'une œuvre sensée, enfin une.









P.S. : Les plus curieux d'entre vous pourront lire la suite des aventures de Swans dans quelques jours avec un compte-rendu de leur prestation au BBmix 2010.



(*1) : un plaisir parallèle s'applique aux autres domaines artistiques, par exemple en lisant l'œuvre de jeunesse d'un auteur confirmé ou en mirant celle d'un peintre reconnu, dont on ignore tout en dehors du nom et de la réputation, avant de se projeter vers leurs chefs d'œuvres tardifs.

(*2) : Une parenthèse hors sujet : j'ai depuis pris le temps de me renseigner et ai découvert ce qui s'était passé pendant les 24 années séparant "Public Castration is a good idea" et "My father will guide me up a rope to the sky", comme par exemple le passage de flambeau de Swans à The Angels of Light, l'autre groupe de Michael Gira pendant les années 2000, dans lequel ce dernier officia davantage dans un registre de dark folk, ou encore le fait que Gira ait financé en partie la sortie du nouvel album de Swans avec un CD/DVD ("I am not insane") où figurent des démos acoustiques des chansons présentes sur "My father will guide me up a rope to the sky". Si je vous dis tout cela, et si je le fais en note de bas de page, c'est pour le cas où vous seriez curieux car, en fait, ça n'a eu aucune incidence sur ma découverte de l'album et je ne désirais pas m'y attarder dans cet article, dont ça n'est pas le propos.