art par Jarvis Glasses
Similaire au plaisir de l'archéologue face à une nouvelle chambre funéraire dans le tombeau d'Hatchepsout ou à celui du randonneur après la traversée d'un torrent, la sensation éprouvée par l'amateur de musique à la découverte d'un enregistrement se décline avec les circonstances de la-dite rencontre. Le musicophile, en fait, apprécie particulièrement le vagabondage de l'imagination et s'il est aventureux, je lui recommande tout particulièrement l'expérience passionnante (*1) de
La découverte elliptique
Procédez comme suit : choisissez un artiste ou un groupe à discographie pléthorique et sélectionnez l'un des premiers enregistrements (de préférence, évitez le tout premier, qui en général se révèlera n'être qu'un "brouillon" de l'œuvre à venir) que vous écouterez comme n'importe quel autre disque, associant ainsi naturellement l'artiste concerné au style entendu. Dénichez alors un enregistrement bien plus tardif (de préférence le tout dernier paru) et, à coup sûr, le plaisir de votre écoute sera dédoublé : non seulement aurez-vous à explorer une Terre Neuve (comme à chaque fois que vous entendez un disque pour la première fois) mais votre esprit aura-t-il en sus à questionner le développement du propos et du son de l'artiste, son évolution artistique, et vous pourrez alors tenter de retracer un agenda de plusieurs années dont vous n'aurez aucun indice, tel Dale Cooper rassemblant les éléments lui permettant de démasquer l'assassin de Laura Palmer.
C'est à peu de choses près la démarche que j'ai suivie ces dernières semaines. De Swans, je n'avais auparavant entendu qu'un seul album, dont le titre m'avait attiré l'œil par sa provocation : "Public Castration is a Good Idea" et dont le contenu sonore ne m'avait pas laissé indifférent. Probablement l'enregistrement le plus sordide, glauque et éperdument violent qu'il m'ait à ce jour été donné d'entendre, cette captation live (comme son nom l'indique... mais figurez-vous que je ne l'ai réalisé que récemment, et pourtant ce n'est pas faute d'entendre par moments le public applaudir à la fin de certaines chansons, mais si vous l'écoutez, vous avouerez qu'il est difficile pour l'esprit humain de considérer qu'un public était présent lors des évènements desquels nos oreilles sont ici les témoins) date de 1986, époque à laquelle Swans avait sorti quatre albums studio mais ça je n'en avais aucune idée lorsque j'ai découvert cette pochette :
Tout ce que je savais alors, c'est que ce groupe assez unanimement reconnu comme fondateur, semblait être à la no wave ce que le gourdin est au nunchaku, à savoir un objet voué au même but (la douleur) mais dont le modus operandi plus terre-à-terre offre un résultat plus sanglant. Les plaintes de Michael Gira, hurlées à la mort par dessus le vacarme monosyllabique et métallique du groupe (pareil au rythme mécanique assourdissant d'une pièce d'ingénierie de dimension mythologique, résonnant telle une horloge dans l'usine de canons de Héphaïstos lui-même) semblent provenir d'un homme agonisant, torturé, à qui chaque coup de marteau fait avouer une nouvelle horreur ancestrale, l'un de ces secrets si laids (exemple : "Money is flesh") que son expression peut engendrer dans la gorge de celui qui le révèle l'apparition de bulbons aphteux et de cloques malignes.
(Avez-vous souvent vu performance plus intense que celle de A screw (holy money) par Swans ?)
(Avez-vous souvent vu performance plus intense que celle de A screw (holy money) par Swans ?)
Lorsqu'il y a quelques semaines, la revigoration ("PAS une réunion", je cite) de Swans, annoncé par Michael Gira, son leader, et confirmée par le retour au bercail de nombreux anciens membres, s'est soldée par la parution d'un nouvel album (le premier en douze années), il me parut difficile d'échapper à une nouvelle découverte elliptique. Que pouvais-je alors imaginer trouver d'autre que cette horreur infinie proposée jusque là par la Castration Publique de Swans ?
Je ne vous le cache pas, une découverte elliptique peut se révéler très insatisfaisante. Je ne vous parle même pas d'un artiste qui au bout de trente ans n'aurait pas avancé d'un centimètre (il y en a) mais même un groupe comme Sonic Youth (dont la capacité à se renouveler n'est plus à prouver) décevrait le malheureux qui aurait réalisé le grand écart entre "Dirty" (1992) et "The Eternal" (2009) suite à un faux pas malchanceux. Dans le cas de Swans, nenni, la surprise fut totale.
(*2)
Je ne vous le cache pas, une découverte elliptique peut se révéler très insatisfaisante. Je ne vous parle même pas d'un artiste qui au bout de trente ans n'aurait pas avancé d'un centimètre (il y en a) mais même un groupe comme Sonic Youth (dont la capacité à se renouveler n'est plus à prouver) décevrait le malheureux qui aurait réalisé le grand écart entre "Dirty" (1992) et "The Eternal" (2009) suite à un faux pas malchanceux. Dans le cas de Swans, nenni, la surprise fut totale.
(You fucking people make me sick)
Empreint d'une démarche somme toute très différente, "My father will guide me up a rope to the sky" est une œuvre bien plus humaine dans le sens où Gira s'intéresse davantage à des tracas assez universels (paternité, création et mort) plutôt qu'à des thèmes sociétaux ou religieux. L'étonnement est entier à l'écoute d'une chanson dont le titre (You fucking people make me sick) laisse présager un marteau-piqueur nihiliste : le chant y est assuré par Devendra Banhart et Saoirse Gira, le fils de Michael, tandis que Grasshopper (le guitariste de Mercury Rev) joue de la mandoline... Surprenant, c'est le moins que l'on puisse dire, et la chanson se révèle malgré tout habillée d'une noirceur et d'une violence implicites, révélées au grand jour par les derniers mots prononcés, amenant vers un final angoissant où le piano semble trainé dans un hangar par un monstrueux troll, ses touches raclant le sol à chaque pas du géant.
Définitivement plus facile à approcher qu'un enregistrement de la trempe de "Public Castration", ce nouveau LP n'en est pas moins l'un des plus intenses et des plus brutaux parus depuis longtemps, où la basse de Chris Pravdica impose un rythme lent, lourd tandis que les arrangements de cordes (du hammered dulcimer) et de vibraphones donnent une dimension quasi religieuse au boucan perpétré par les musiciens. Le talent de Swans (et la sagesse professionnelle acquise depuis trente ans) permettent au groupe de ne jamais sombrer dans la démonstration de force ou dans l'abime du gothique pessimiste. Gira signe avant tout de très beaux textes (comme celui de Jim, sur la fin de Tout qui n'est la fin de rien) qu'il chante avec un charisme tel que l'on sombre volontiers avec lui dans la noirceur des péchés qu'il décrit et lorsqu'il dépeint les murs de la Prison d'Eden ("Now moving through the roots of trees (Deep may their fingers reach), The substance of a mind that feeds, The bodies of the living stones that lead, Up to become the walls of Eden Prison") on pense au cynisme critico-réaliste de Philippe Muray ou de Louis-Ferdinand Céline, avant de se rendre compte que sous ses airs de pessimiste invétéré, Gira n'est en fait pas désespéré puisque le motif qui anime cet album est celui de l'espoir du retour ("Heaven will come, we will rise again" in Jim / "I am free, I will begin again" in Eden Prison / "Bring new life to Madeline" in Inside Madeline).
(Jim)
On compte sur les doigts de la main les disques aussi valeureux que celui-ci dans un système post-punk actuel, empli de clichés sonores et le plus souvent vide de toute profondeur intellectuelle. Publier ces chansons-là revient à se placer en paria d'une industrie musicale où "trop fort" et "trop bien écrit" figurent les premières choses à éviter par quiconque veut aller de l'avant. Michael Gira s'en rend compte et prône alors l'absence de mots et de pensée ("To think is a sin, long may his world never begin" in No words / No thoughts), dès les premières notes d'une œuvre sensée, enfin une.
P.S. : Les plus curieux d'entre vous pourront lire la suite des aventures de Swans dans quelques jours avec un compte-rendu de leur prestation au BBmix 2010.
(*1) : un plaisir parallèle s'applique aux autres domaines artistiques, par exemple en lisant l'œuvre de jeunesse d'un auteur confirmé ou en mirant celle d'un peintre reconnu, dont on ignore tout en dehors du nom et de la réputation, avant de se projeter vers leurs chefs d'œuvres tardifs.
(*2) : Une parenthèse hors sujet : j'ai depuis pris le temps de me renseigner et ai découvert ce qui s'était passé pendant les 24 années séparant "Public Castration is a good idea" et "My father will guide me up a rope to the sky", comme par exemple le passage de flambeau de Swans à The Angels of Light, l'autre groupe de Michael Gira pendant les années 2000, dans lequel ce dernier officia davantage dans un registre de dark folk, ou encore le fait que Gira ait financé en partie la sortie du nouvel album de Swans avec un CD/DVD ("I am not insane") où figurent des démos acoustiques des chansons présentes sur "My father will guide me up a rope to the sky". Si je vous dis tout cela, et si je le fais en note de bas de page, c'est pour le cas où vous seriez curieux car, en fait, ça n'a eu aucune incidence sur ma découverte de l'album et je ne désirais pas m'y attarder dans cet article, dont ça n'est pas le propos.
Bien bel article pour un très fameux album.
RépondreSupprimerSuper album de Swans!
RépondreSupprimerHa, la première chanson de l'album "No Words No Thoughts" me fait étrangement penser au morceau "See the leaves" de The Flaming Lips, présente sur leur album de 2009 : qqun d'autre l'a remarqué?!