C'est entendu.

vendredi 7 janvier 2011

[They Live] L'Empire des Cygnes

Qu'est-ce qui a changé sur scène ? Pas grand chose. Que l'on y donne Le Messie ou Antigone, qu'y poussent la chansonnette Luis Mariano ou Justin Bieber, rien n'a changé, tout est affaire de codes. Le retour en coulisses annonciateur d'un encore, le lever de rideau qui est le plus souvent remplacé au music-hall par l'extinction des feux et l'arrêt brutal de la playlist dite "d'attente", la communion qui nait lorsqu'un artiste lève les bras et tape dans ses mains en rythme, invitant ainsi l'audience à le suivre, ceux-là ne sont que les signes les plus évidents, les plus universels, or ce qui est intéressant, évidence-même, est le déchiffrement des signes plus particuliers.

Il y a quelques semaines, le festival BBmix (l'un des meilleurs en région parisienne, alors ne le manquez pas la prochaine fois) proposait, entre autres artistes venus d'horizons variés, d'assister au retour en France de l'un des groupes les plus attendus de l'année, Swans. A cette occasion, le déchiffrement des signes spécifiques à ces musiciens fut au moins aussi intéressant que le spectacle musical qu'ils proposèrent.

Contrairement à un concert "commun", la prestation de Swans ne fut pas lancée par un lever de rideau ou l'extinction des feux sur la salle, ni par des applaudissements et l'arrivée sur scène du groupe. Le premier signe de vie fut l'arrivée de Christoph Hahn, seul, sapé comme un pape (il pourrait concurrencer Josh Brolin et autres Jeff Bridges pour le premier rôle d'un film des frères Cohen), dont le rôle ne consista qu'à lancer un drone assourdissant, infini et effroyable, puis à repartir en coulisses. Ça n'était que le premier avertissement lancé par Swans : "si vous ne supportez pas ça, fuyez tant qu'il est encore temps !". Un certain nombre de spectateurs ne demandèrent d'ailleurs pas leur reste et prirent la fuite (parmi eux, certains zigotos qui, quelques minutes plus tôt ruminaient contre la sécurité de la salle, trop sécuritaire selon eux car "hier, c'était pas comme ça, hier c'était le bordel !" et que l'on aima voir disparaitre au premier signe d'agitation sonore).

Ce drone insistant perdurait et en attendant un nouveau signe du groupe, Thelonius H. et moi-même nous amusions à harmoniser sur l'unique note qui vibrait dans l'air lorsque Phil Puleo s'avança et se camoufla directement derrière l'amas d'amplis qui entourait sa batterie et derrière lequel se trouvaient cet instrument étrange (le hammer dulcimer) dont il commença à jouer, par-dessus le drone, ajoutant au vacarme ambiant une seconde couche de bruit percussif. La scène accueillit alors Thor Harris (percussionniste par ailleurs batteur de Shearwater) qui s'installa devant le vibraphone géant et se mit à carillonner de façon plus ou moins volontairement aléatoire (ce que l'on devinait être l'introduction de No Words / No Thoughts) pendant que Hahn (photo ci-contre) revenait, s'installait devant sa guitare lap steel et la déchiquetait, produisant tout sauf ce que l'on aurait pu s'attendre à entendre venant d'un tel instrument (habituellement réservé aux ambiances rockin' chair de la country music) : un torrent discontinu d'agressions sonores, à un niveau si élevé (rappelons que le drone, le hammer dulcimer et le vibraphone étaient alors en pleine maçonnerie d'un mur de son pas possible) que, même pour quelqu'un comme moi qui adore se baigner dans le bruit (et Dieu sait qu'ils sont peu nombreux les concerts (non-metal) où l'on peut réellement entendre un tel tintamarre), il devenait impossible de survivre sans l'utilisation de bouchons, de boules quiès, de bouts de mouchoir ou de tout autre ustensile trouvé à qui mieux mieux. La musique était alors l'équivalent sonore de la voix d'un démon et ce dronus horribilis qui continuait coûte que coûte de se reproduire était tel le fil des pensées d'un Mephisto fait liesse, un bonheur vicelard que Swans posait face à nous tel un argument : "voilà ce qui va se passer, ce sera de pire en pire, à vous de voir".

Lorsque Michael Gira arriva sur scène, le public put se raccrocher à quelque chose (la fameuse "arrivée sous les applaudissements) mais le boucan ne cessa pas. Norman Westerberg attrapa sa guitare, Chris Pravdica sa basse et Puleo s'installa à la batterie alors que l'intensité sonore se réduisait progressivement jusqu'à ce que le vibraphone et le drone soient les seules entités audibles, annonçant le début de la première véritable chanson de la soirée (No Words / No Thoughts, effectivement) et à cet instant, vingt cinq minutes, peut-être plus, s'étaient écoulées depuis la naissance du drone... Tous les yeux étaient alors sur Gira (ci-contre, avec Thor Harris), ceux du public, ceux des musiciens : lui tournait le dos au public et fixait des yeux Puleo, qui battit la mesure et lança le rythme militaire incantatoire qui ouvre le dernier album de Swans : une série d'innombrables mesures cognées comme pour annoncer l'arrivée d'une armée, Gira ne quittant pas le masque (qui à mon avis n'en est pas un) très sérieux, concentré, intensément concerné qui sera la sien toute la soirée.


(No words / No thoughts telle qu'elle fut jouée à Turin)

Et au bout de deux morceaux...

Le son de la basse meurt. Victime de l'étonnant volume sonore (la basse de Pravdica devient très vite l'élément central de la musique de Swans et le triangle formé par lui, Puleo et Gira est le centre névralgique de la scène), un ampli rend l'âme et le concert s'arrête. Alors débute un nouveau spectacle : quand n'importe quel groupe aurait profité de l'interlude pour aller pisser un coup ou boire une bière, Swans restent sur scène. Une partie du public, debout, rassemblée au pied de la scène au mépris de la gène occasionnée (la salle est un amphithéâtre de places assises sans "fosse") se met à gueuler "DEBOUT BANDE DE CONS !" tout en discutant avec Christopher Hahn, pendant que les autres membres du groupe se concertent. Gira, lui, n'est ni avec le public ni avec les musiciens. Il tourne comme un vautour en cercle autour des deux techniciens chargés de réparer les dégâts, et l'attente étant plus longue que prévue (l'interlude aura duré une trentaine de minutes), il ne manque pas une occasion de hurler tout son mécontentement sur les deux pauvres larrons pris au dépourvu et rendus fébriles par le charisme tout puissant de Michael Gira.

Michael Gira

La reprise du concert effectuée, de plus en plus de spectateurs se levaient, bloquant le champ de vision des autres qui se levèrent à leur tour et ainsi de suite tandis que le concert durait, durait (un rappel après deux heures de concert, peu le font encore) et ne tarissait pas d'énergie. Gira chanta surtout des chansons issues du nouvel album (dont Jim et un extrêmement puissant Eden Prison) mais aussi de vieilles rengaines comme I crawled ou Sex God Sex, alternant quelques instants de véritable intimité (seul au micro, il nous laissera à la fin du concert, pendu à ses mots, au thème du Père et de Dieu) avec des déchainements de violence pure, et pas de la violence metallique pour camionneur barbu, non, quelque chose de primal, de bestial, d'humain.


(En l'absence de captation au BBmix, voici I crawled, jouée quelques semaines plus tôt à Dublin. L'ambiance est comparable)

Swans sont des vétérans. Ils ne sont ni d'éternels naïfs ni des vieux de la vieille du showbiz (pensez aux Stones ou plus proche de nous à My Bloody Valentine ou Pavement même si le mot "showbiz" vous fera alors tiquer). Leurs vêtements, leur attitude, leur son et les expressions de leurs visages ne sont pas censées plaire à tout le monde, ils disent "merci" à ceux qui écoutent la musique et n'ont rien à foutre des autres. Chacun de leur concert est à la fois l'occasion d'entendre, par-delà les bouchons et les décibels, leurs chansons, mais aussi une occasion, si vous vous l'autorisez, de pénétrer dans leur Empire. Si vous êtes consentants et que vous savez déchiffrer leurs codes, vous y serez accueillis à bras ouverts. Sinon, il vous reste toujours Justin Bieber.


Joe Gonzalez


P.S. : Les photos en noir et blanc sont l'œuvre d'Olivier Peel.

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