C'est entendu.
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vendredi 21 janvier 2011

[Tip Top] CE-500, des médoc-sons pour les jours sans

Régulièrement, nous nous penchons sur votre cas, analysons vos symptômes et tentons de trouver le remède. C'est notre job, on est comme ça. Souvenez-vous, nous vous avions trouvé quoi passer en soirée lorsque vous invitez des amis à diner, quelles vieilleries re-découvrir ou encore quels disques insupportables tenter de dompter. Aujourd'hui nous nous intéressons à un syndrome désagréable qu'ont déjà dû ressentir plus d'une fois les dingues de zique parmi vous. Les autres sont naturellement vaccinés puisque c'est d'un état de manque dont il est question. La musique est une drogue tellement addictive que pour certains d'entre nous, même lors des overdoses (ces périodes plus ou moins longues pendant lesquelles on n'a plus envie de rien, lorsqu'aucun son ne semble provoquer autre chose en nous qu'un rejet brutal, un haut-le-cœur physique et une migraine intenable), même dans ces moments-là, il reste le besoin profond d'écouter quelque chose. On se sent si mal qu'il faut un antidote pour passer à autre chose, comme un camé faisant une OD a besoin d'une piqûre d'adré (qui n'est rien de plus qu'une autre drogue) pour relancer sa machine.

Ce disque-là, celui qui change la donne, peut venir de nulle part et vous remettre sur pied en moins de deux et alors on entrevoit le futur acoustique comme un Eden brillant de mille feux et tout semble plus beau. Alors, parce que mieux vaut prévenir que guérir, nous vous avons concocté une ordonnance que vous pourrez recopier sur un bout de papier, quand ça n'ira plus du tout, et apporter à votre pharmacien habituel afin qu'il vous remette l'un ou l'autre des remèdes que voici :



1) Spacemen 3 - "Dreamweapon, an evening of contemporary sitar music" (1990)
par Joe Gonzalez

Lorsque l'on est dans un jour sans, n'importe quel disque de Spacemen 3 serait la parfaite prescription. Leur rock psychédélique influencé par le Velvet Underground incorporait un mur de son shoegaze et était joué à un rythme ralenti par l'abus de cannabis, ce qui en fait le compromis idéal entre groove diesel et papier-peint sonique : les graines de la guérison implantées dans une bouillie sur laquelle on n'est pas obligé de se concentrer. Mais "Dreamweapon" n'est pas vraiment ça. Ce live est un bloc de 45 minutes de drone durant lequel le groupe développe des motifs de guitare plus ou moins improvisés, expérimente sur un farfisa, laisse vrombir quelques notes de basse, et laisse même parfois entendre les quelques mots échangés par les musiciens. A aucun moment la composition n'avance-t-elle réellement : c'est une sorte de boucle enfumée, une atmosphère psychédélique sans fin ni but qui est laissée à disposition, une sorte d'opposé farouche à "Metal Machine Music", qui a fonctionné sur moi en bien des occasions et reste à ce jour le meilleur remède (à égalité avec "MMM", peut-être) pour se débarrasser d'une overdose.




2) Phill Niblock — "Touch Three" (2006)
par lamuya-zimina

"No rhythm. No melody. No bullshit." L'expression vient de Niblock et peut s'appliquer à pas mal des disques de cette liste ; quand on n'a pas envie d'écouter de musique, bien souvent ce sont surtout des structures et des sons traditionnels dont on a assez, davantage que du fait même d'écouter de la musique. Soyons honnêtes, à moins que celui-ci vienne juste après un disque émouvant (le fameux adage : "après avoir écouté du Mozart, le silence qui suit est aussi de Mozart") ou qu'il fasse partie de la musique, avez-vous déjà été réellement touchés en écoutant du silence ? Moi pas… Pour les "jours sans", ce sont donc bien souvent des disques, mais sans rythmes ni mélodies (aux sens classiques de ces termes) qui me font du bien. "Touch Three" en fait partie ; pourtant il utilise bien des instruments traditionnels, mais étirés, dilués sur une vingtaine de minutes à chaque fois, résultant en des drones qui peuvent soit ennuyer fermement (les évolutions de chaque pièce, basées sur des microtons, sont très discrètes et parfois très lentes), soit révéler leur beauté et vraiment faire du bien. Écouter "Touch Three", c'est regarder l'évolution d'un glacier, ou bien une peinture figurative qu'on aurait laissée se dissoudre et dont les couleurs formeraient des volutes qui évoluent très lentement… Bref, à écouter en cas d'overdose ou de neurasthénie. Déconseillé dans les autres cas (à moins de faire preuve d'une patience peu commune).




3) Throbbing Gristle — "The Second Annual Report" (1977)
par lamuya-zimina

Le premier disque d'industriel de l'histoire est un vrai monstre. Pas un monstre puissant et ravageur, plutôt un monstre informe et rebutant, qui balance sa laideur et son nihilisme au visage des auditeurs. Slug Bait - ICA : une qualité de son pourrie, des guitares qui ne semblent aller nulle part, un "chant" (si on peut encore appeler ça un chant) sans ton, sans rythme, sans rien, un vrai scandale, des paroles à vomir. Puis ce qui passe pour plusieurs versions (souvent live) de la même piste même si les versions n'ont quasiment rien à voir entre elles : des boucles, des samples dérangeants, du bruit, du bruit, un homme qui lance de la voix en se contrefoutant de tout, des injures à l'égard du public. Non, ce disque n'est pas nul (à part peut-être les vingt minutes d'After Cease to Exist) — c'est simplement du nihilisme brut. Un corps ouvert sur une table d'opération, sans explication, visible dans toute son obscénité. Vous avez sans doute un haut-le-cœur, envie de fuir, mais (si vous n'êtes pas déjà complètement désensibilisé) cette vision vous restera en tête — et oui, il y a quelque chose à en tirer. En tout cas, une chose est sûre, ça vous changera des genres traditionnels !


(Slug bait - ICA)




4) Low - Do you know how to waltz ? (sur "The Curtain hits the cast", 1996)
par Joe Gonzalez

Si votre problème est davantage psychologique que physique, peut-être est-ce une quelconque dépression qui vous aura mis dans un sale état et dans ce cas, je vous propose de sauter au fond du trou, de vous laisser couler jusqu'à toucher le fond (il n'y a que comme cela que l'on peut rebondir efficacement, d'après moi) et de creuser votre propre tombe. Rien de mieux que de s'envoyer le disque le plus déprimant au monde quand on est au bord du suicide car au moins on a l'impression d'un interlocuteur qui sait ce que l'on ressent et l'on se sent alors moins seul, conforté par si peu de gaité. Low sera votre meilleur ami, alors, puisque, moins "rock" que Joy Division par exemple, leur musique (les plus lentes popsongs imaginables - à tel point que l'on touche à l'idéologie punk sur le principe) est ce qui se rapproche le plus de la froideur du marbre. Sur "The Curtain hits the cast" tout est comme ça et en particulier les quinze minutes de Do you know how to waltz, l'un de ces morceaux qui a en partie influencé un groupe comme Godspeed You! Black Emperor. La "chanson" (deux minutes et trente secondes environ), enveloppée dans un manteau infini de tristesse cotonneuse dont la réverbération glaciale de trois accords suffit à transformer le jour en nuit, la "chanson" déplore la fin. La fin de quoi ? De tout. Peut-être en vous imbibant d'alcool et en craquant une allumette vous sentirez vous vivre.


(Do you know how to waltz)




5) Merzbow — "Dharma" (2001)
par lamuya-zimina

Certains jours, on a juste besoin de violence, d'un exutoire, d'un nettoyage par le feu, d'une force écrasante, annihilatrice qui réduit en cendres tout ce que l'on peut avoir en tête. La noise music est parfaite pour ça. Et si on peut reprocher à Merzbow (de loin le musicien de noise le plus connu) de privilégier la quantité à la qualité, il y a quand même deux de ses disques que je place en haut du panier : "Venereology", inspiré par le death metal et dont toutes les qualités sont obscurcies par sa violence extrême, inouïe, et "Dharma", qui évoque à la fois le chaos et le vide. Un album quasiment zen par certains côtés, une sorte d'"hypersilence" assourdissant mais paradoxalement paisible sur I'm Coming to the Garden… No Sound, No Memory, une négation totale et libératrice de la notion d'harmonie avec la boucle de piano sur Piano Space for Marimo Kitty… Puis la dernière piste — qui dure tout de même une demi-heure — devient vite interminable et ennuyeuse malgré une belle entame. J'écoute rarement ces deux disques en entier, mais pour certains "jours sans", ils sont sans pareil.


(Piano space for Marimo Kitty)




6) Flying Saucer Attack - "Further" (1995)
par Joe Gonzalez

Le poète anglais Percy Shelley avait tant peur de l'infini marin, qu'il plaçait au dessus de toute autre forme de "sublime", qu'il finit par succomber à un naufrage par gros temps. La morale de l'histoire est qu'il faut parfois foncer tête baissée vers l'objet de nos craintes... et parfois pas. Le groupe anglais Flying Saucer Attack a enregistré cet album pour exorciser la soumission à Mère Nature. Telle une peinture de Joseph Turner, la musique de David Pearce et Rachel Brook est une ode à la vie et à la mort, à l'impuissance de l'homme face à son environnement, sous la forme d'un psychédélisme lent, parfois proche du shoegaze, d'autres fois simplement illustré par une guitare acoustique et une voix assourdies par l'atmosphère brumeuse du monde alentour. Cet enregistrement est la plus proche représentation d'un océan qu'il m'ait été donné d'entendre (ne vous attendez pas à y trouver le son des vagues ou du ressac, ça n'est pas de cela dont il est question) et ce pesant va-et-vient d'une sérénité isolée vers un déchainement atmosphérique et vice versa, c'est peut-être la solution à votre problème.


(For Silence)




7) Bernhard Günter — "Univers / Temporel / Espoir" (1999)
par lamuya-zimina

On vous avait déjà parlé d'onkyo et de lowercase music, ces musiques qui se basent sur des silences, des sources sonores discrètes et inhabituelles, des hautes fréquences, assemblés sans ce qui forme les structures habituelles de la musique… et encore une fois, c'est justement cette absence de parole, d'instruments, de rythme et de mélodie qui fait que, bien souvent, la lowercase music passe quand les autres musiques ne passent plus. Quasiment tout album de lowercase peut fonctionner dans ce cas, mais plus il est austère, plus le changement s'avèrera rafraîchissant et le traitement efficace. Si "Un peu de neige salie" (toujours ma référence et une autre recommandation possible) conserve encore quelques rythmes, notamment dans les boucles de la première piste, "Univers / Temporel / Espoir" est l'un des disques les plus austères que j'ai entendus de Günter, un album loin d'être vide mais tellement abstrait qu'on peut y voir ce qu'on veut. (les deux premières pistes s'intitulent Un lieu pareil à un point effacé, et le titre est parfaitement en phase avec la musique.) Textures, distances, espaces… voilà ce qui peuple ce disque, une musique à écouter quand on a envie de balancer guitares, basses, batteries et voix par la fenêtre, de faire vraiment table rase et de passer à autre chose. Oubliez les musiques qui vous mènent par le bout du nez. Oubliez le figuratif. Écoutez cette musique quasi-silencieuse et faites vos propres associations, vous verrez, après une overdose de pop/rock, ça fait le plus grand bien. (Si votre pharmacien n'a plus de Günter dans son officine ou que vous n'êtes pas habitué(e) à ce genre de traitement et voulez quelque chose de plus doux, je vous recommande également "L'Avenir", très beau disque de Richard Garet.)




8) Incapacitants - "As loud as possible" (1995)
par Joe Gonzalez

Si Merzbow n'a pas marché, il y a toujours Incapacitants. Japonais, deux, bruyants, ils ne donnent pas dans la "noise music" mais dans le "harshnoise", ce qui sur une échelle de 1 à PIRE est PIRE. Écouter Apoptosis ou Necrosis revient à se faire du mal (pour se faire du bien), pensez coloscopie ou bien chimiothérapie : vous choisissez le volume et donc l'intensité du traitement et en assumez les conséquences. A faible volume, c'est insidieux et si vous n'en devenez pas dingue, le gros bouchon de cérumen obstruant votre oreille finira par se liquéfier et vous serez libéré. Montez le son, par contre, et votre cerveau sera directement attaqué par le grésillement insectoïde puissant produit par Incapacitants. Là encore, soit vous finirez en HP soit votre cortex s'en verra stimulé, comme par de régulières piques d'électrochocs et alors, vous redeviendrez opérationnel. C'est un quitte ou double auquel j'invite les âmes sensibles à ne pas jouer, une solution réservée à ceux parmi vous qui sont en phase terminale d'overdose sonore et dont la santé mentale est, de toute façon, déjà compromise.


(Apoptosis, extrait)




9) B. Dolan — "The Failure" (2008)
par lamuya-zimina

Quand on touche vraiment le fond, quand on ne peut plus rien écouter parce qu'on a le moral plus bas que zéro, il y a ce disque (aux racines hip-hop mais principalement du spoken word), avec lequel j'ai une relation d'amour/haine. Quand je ne suis pas dans l'humeur, je ne peux pas le voir en peinture. Dire qu'il est noir et déprimant est un euphémisme : il s'agit de l'histoire du dernier homme sur Terre, qui se met à enregistrer l'histoire de l'humanité, programme un ordinateur pour avoir des conversations avec lui… et se rappelle ses amis perdus, un cascadeur qui risque sa vie (Evel Knievel), le 11 septembre, la foi en un dieu qui ne se manifestera jamais, un amour sans plus personne pour le partager, une ancienne relation avec une fille qui avait subi un viol, avait un bébé et dont le père était un junkie, et qui se sera finalement séparée du narrateur — il y a là de quoi déprimer n'importe qui, mais même sans ces textes (la grande force du disque), rien que les sons totalement désespérés et la voix tour à tour empreinte de tristesse, folle de rage ou à deux doigts de perdre complètement la raison de B. Dolan suffisent à rendre toute la noirceur de ce monde à l'aube de sa fin. Même The Skycycle Blues, la piste sur Evel Knievel, est à se flinguer… et je ne parle pas de Kate, quasi-insoutenable et d'une puissance folle. Le dernier "vrai" morceau du disque, avant le final, est quasi-incompréhensible, Dolan hurle, le son est complètement saturé, on ne comprend presque plus rien mais après avoir été vidé par les autres pistes on reste là, en pleine fascination morbide, en état de choc presque. Est-ce que ça va vraiment mieux ensuite ? Difficile à dire. Mais si ça va mal et que vous cherchez à combattre le feu par le feu…


(Kate)




10) Pelt - "Ayahuasca" (2001)
par Joe Gonzalez

Parce que certains d'entre vous sont plus sains d'esprit que d'autres, il y a Pelt. Je ne suis pas dupe, il n'y a pas que bruit, silence, infini ou fin du monde qui puissent revigorer un esprit fatigué et parfois le son d'un instrument suffit. Si vous ressentez ce besoin, "Ayahuasca" est fait pour vous puisque vous y trouverez de la guitare, du banjo, du tanpura, de l'harmonium, du violoncelle et des tas d'autres instruments analogiques agrégés en couches psychédéliques comme une boule à facettes étrange (visez la pochette du disque) où se rencontrent les sons du Moyen Orient, ceux de l'Amérique profonde et le savoir-faire occidental en matière de collage et de drone. "Ayahuasca" est un double album, souvent prescrit comme un traitement long, non invasif et progressif. L'écoute dure plus de deux heures et doit être renouvelée à intervalles réguliers mais à aucun moment ne vous sentirez vous agressé par les sons ici présents. Du free folk rythmé au drone psychédélique muni de cordes "arabisantes" (comme on dit), c'est notre solution ENTIÈREMENT NATURELLE à votre mal, de l'homéopathie à l'américaine, un brin new age certes, mais une façon saine de reprendre goût à la musique.


(True Vine)



par les professeurs zimina et Gonzalez de chez CE-Pharma.


P.S. : Le classement numérique des disques ci-dessus n'est en rien lié à une quelconque évaluation qualitative. C'est plutôt une sorte de progression logique, une gradation du traitement, de la simple aspirine (Spacemen 3) à l'homéopathie (Pelt) en passant par la chimiothérapie (Merzbow, Incapacitants), la psychothérapie (Flying Saucer Attack) et les remèdes de charlatans (Throbbing Gristle). A vous de choisir votre came.

P.P.S. : Les extraits proposés en écoute ne le sont que pour vous donner une vague idée du traitement conseillé. Il est fortement recommandé de vous procurer l'intégralité du remède en pharmacie et de vous l'administrer en suivant la posologie.

mardi 28 septembre 2010

"tw;dl" #4


par Emilien Villeroy
art par Jarvis Glasses

Ça y est. J'en ai déjà trop dit. C'est déjà trop tard. J'aurais mieux fait de me taire. De ne pas écrire. De ne même pas penser à écrire. De ne même pas penser à ne pas penser à écrire. Mais non. Tout est fichu. La moindre lettre était une condamnation. Une trahison. Une erreur. Le coup de trop. Trop tard. Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. Et mettre beaucoup trop de mots sur le silence. Ou plutôt le bruit total et continu. J'imagine que nous serons à mi-chemin entre l'extrême rien et l'extrême tout aujourd'hui, puisque nous allons écouter de l'Onkyo. Nous allons même écouter le disque de l'Onkyo. Terme générique pour justifier mon choix de néophyte qui veut passer pour un expert. Peu importe. Nous allons écouter un album collaboratif et improvisé. A moins que ce ne soit lui qui nous écoute ? Ou, pire!, qu'il nous fasse nous écouter ? Qu'il ne soit qu'un intermédiaire entre soi et soi ? Arrêtez-moi.

Sachiko M, Toshimaru Nakamura & Otomo Yoshihide - Good Morning Good Night (2004)


L'idée m'est venue de vous parler de cet étrange album après avoir lu l'excellent texte sur la Lowercase Music écrit par l'ami lamuya-zimina, a.k.a. mon parrain pour tout ce qui s'apparente à de la musique bizarre et nippone, celui qui m'a fait découvrir Boredoms quand j'étais jeune et svelte. A un moment, il évoquait les improvisations électro-acoustiques japonaises aux volumes minimaux plus connues sous le nom de Onkyo(kei), qu'on pourrait traduire par "réverbération de son", ou même "musique de son" ou encore "son" tout court, et citait donc pour le coup les papes de ce genre discret, à savoir Sachiko M ou Otomo Yoshihide (lui-même déjà évoqué en ces lignes). Et soudain m'est revenu à l'esprit un étrange essai musical d'un peu plus de 101 minutes, un curieux monolithe de parasites qui ne s'écoute que dans un silence absolu quoique de légères interférences sonores extérieures puissent lui apporter un complément involontaire et pas désagréable. Mais avant de plonger dans les bras de ce monument statique et grouillant, il convient de se pencher un peu sur le parcours des participants, afin de peut-être mieux comprendre en quoi on a ici une rencontre au sommet. D'un côté, Otomo Yoshihide, héros moderne sorti de son projet Ground-Zero pour se concentrer au début des 00's sur un turntablism minimaliste et extrême, avec des platines modifiées et violentées, allant du bruit le plus insoutenable au souffle le plus discret. De l'autre, Sachiko M, elle aussi membre de Ground-Zero, avait par la suite formé le duo Filament avec Otomo, aimant se considérer comme une "non-musicienne", et travaillant sur les ondes sinusoïdales internes aux machines, sons purs qu'elle fait durer pendant des heures. Enfin, on a Toshimaru Takamura, chercheur en sons minimaux depuis 1992 et ayant collaboré avec tout le petit monde de l'improvisation tokyoïte. Tous font donc partie de la scène électro-accoustique japonaise, qui explore les détails des sons électroniques et acoustiques au travers de longues pièces de "bruit calme". Chacun avait déjà mené ses petites expéditions en solo dans le domaine de l'infra-volume, mais les voir s'asseoir ensemble, les 2 et 3 Août 2003, pour enregistrer un album improvisé, c'était un événement. Et chacun sur cet album s'en est tenu au strict minimum, épurant son style à l'extrême pour donner finalement cet œuvre qui semble venir d'une seule entité aussi magique que mystérieuse. Le titre ? C'est comme un câlin. "Good Morning Good Night."


(Good Afternoon)

Soyons d'abord terriblement terre à terre et posons-nous cette simple question : qu'est ce qu'on entend sur cet album ? Nos trois explorateurs immobiles sont chacun équipés d'un matériel bien précis. Otomo dispose d'une platine vinyle sur laquelle il n'y a pas de vinyle, mais qui est amplifiée tout de même, et il s'amuse avec la tête de lecteur. Sachiko triture un sampleur entièrement "vide", n'ayant donc en lui que certaines tonalités continues, des sinusoïdales plus ou moins discrètes qu'elle fait varier de manière très précise. Quant à Toshimaru, il se sert de sa traditionnelle "table de mixage sans entrée", sur laquelle tous les périphériques de sortie sont reliés aux périphériques d'entrée, ce qui entraine donc un feedback numérique permanent qu'il contrôle, le rendant grave ou bien aigu. Pour ceux qui connaissent déjà les travaux de ses musiciens, il sera plus aisé de savoir à peu près qui fait quoi, bien que leur répartition dans l'espace musical soit le fruit d'une entente collective riche les faisant presque devenir un seul et même être vivant. Pour les autres, disons que les "bip" à haute fréquence sont de Sachiko, que le léger souffle qui varie vient d'Otomo et que les bruits parasites réguliers dans le fond appartiennent à Toshimaru. Mais là encore, ce serait trop arbitraire, chacun des musiciens tirant de son "instrument" une palette sonore très large. Large. Large. Respiration. 4 morceaux. Good Morning. Good Afternoon. Good Evening. Good Night. Quatre temps, quatre moments, quatre longues progressions pour un seul tout. Chaque morceau lié à une pochette dans l'artwork très sobre, disposées dans l'ordre tout au long de cet article. Avec à chaque fois un petit symbole : un insecte pour le matin ? des nuages dans l'après-midi ? un oiseau au coucher de soleil ? la lune qui éclaire la longue nuit ? Ce que l'on a ici est peut-être la description d'une journée comme les titres l'indiquent. Les morceaux en eux-même s'étendent et laissent le temps aux sons d'aller et venir, à gauche et à droite. Il faut se plonger dans cet album tout seul et l'œil ouvert pour en comprendre clairement la composition. Quand on leur demandait de décrire cet album, les artistes ont dit qu'ils cherchaient une musique verticale, à l'opposé de la musique horizontale qui est privilégiée la plupart du temps. Vous voyez ? Une musique verticale.


On peut prendre cet album comme une série d'évocations. On peut prendre cet album comme une description minutieuse de la nature aux bourdonnements infinis, des mille et uns bruits autour de nous qui nous prouvent qu'il y a encore du son, donc de la vie. On peut prendre cet album comme un test sain pour savoir si l'on est toujours vivant. Ce que les musiciens cherchent à atteindre ici (faute de frappe que je viens de corriger mais qui faisait curieusement sens : "cherchent à attendre ici"), c'est un équilibre de l'ordre des sons qui soit harmonieux, donc par extension naturel. Je ne sais pas s'ils y parviennent, mais ils atteignent une ascèse assez puissante qui donne finalement sens à tous les bruits microscopiques qui peuvent vous entourer en les dépeignant de manière pointilliste et sensible. Cet album vous entoure parce que vous l'avez peut être déjà entendu sans l'entendre. Vous voyez ce que je veux dire ? Moi non plus. Restent des sensations et une vraie douceur sur toute la longueur de ce tour de force délicat et léger. A un moment, en écoutant cet album au casque, tout seul dans ma chambre, j'ai eu une sorte de frayeur. J'ai ressenti soudain comme une sensation de froid dans le fond de l'oreille droite. Comme si les petits sons suraigus qui allaient et venaient entre le marteau et l'enclume s'étaient matérialisés en quelque chose de physique, affectant mon corps, mon tympan, mon être tout entier. Je me suis rendu compte tout de suite après que mon oreille s'était bouchée, sans raison apparente, rien de grave, il suffit de se pincer le nez et de respirer très fort et tout rentre dans l'ordre. Mais paradoxalement, cette sensation de peur était presque agréable sur le moment, comme si soudain, en ces temps de compositions qui vous passent sur le corps comme une mauvaise pluie sur un imperméable, la musique retrouvait de sa force originelle, celle qui vous atteint réellement, qui vous fait ressentir quelque chose d'autre qu'un ennui infini. C'est comme au tout début de Good Night. Dans l'une des oreilles, il y a comme un bourdonnement grave et régulier. A la première écoute, j'étais très perplexe, je ne savais pas si ce son venait de la musique ou s'il était dû aux battements de mon cœur qui résonnaient dans ma tempe. Artefacts soniques de la vie. Ce n'est pas en écoutant de l'indie-rock en 2010 que ça risquera de vous arriver. Cette musique vous englobe en elle et rend absolument tout autour de vous musique. Et, oui, long, prétentieux, poussif, ennuyeux, inutile et n'importe quels autres adjectifs pourront être utilisés par les détracteurs, mais, que voulez-vous ? Comme on aime sans explication un ami qui sait se taire quand il le faut, on peut aimer cet album pour la longitude qu'il apporte à celui qui l'écoute, presque pour la sensation de bien-être qu'il offre. Une respiration remplie de milliers de petites particules. Et les mots sont alors inutiles puisque l'air ne parle pas. Tant à apprendre.



Vrac :
- J'aime à me dire que cet album, de par son taux élevé de très hautes fréquences, ne peut s'écouter pleinement que lorsque l'on est jeune, encore doté d'un tympan capable de les entendre. Mais en même temps, je me dis qu'Otomo, Sachiko et Toshimaru, qui avaient déjà tous la quarantaine au moment de l'enregistrement, n'ont peut-être pas entendu tous les sons qu'ils ont enregistrés. Paradoxalement, on a peut-être ici un album qu'une frange de la population peut entendre mieux que ses créateurs même.
- Si le terme "Onkyo" n'existait pas, je classerais sans doute cet album dans un genre très précis : l'easy listening.
- Vous allez vous moquez de moi, mais je peux très bien entendre les différences entre chacun des morceaux, c'est vrai, à l'instant même, je me suis dit "hm, on est déjà passé à Good Night ?", j'ai vérifié mon lecteur, et c'était le cas. Deux enseignements : Petit un, cet album n'est pas qu'un amas aléatoire de bruit divisé arbitrairement. Petit deux, le temps passe plus vite quand on écoute cet album, et/ou il coule avec plus d'aisance.
- Ça n'a pas l'air, mais cet album est assourdissant. Vraiment. Mais de manière douce.
- Quand j'écoute cet album, je reste la bouche ouverte. Ou en tout cas, je garde ma mâchoire ouverte. Avez-vous remarqué que quand vous avez les dents serrés, il y a un espèce de bourdonnement dans vos oreilles? Une fréquence aiguë et un bourdonnement grave qui apparaissent, sans doute à cause du déplacement de votre mâchoire et de la pression exercée sur les dents, enfin, je n'en sais rien. Dans la vraie vie, ce petit désagrément n'est pas gênant. Quand j'écoute cet album, ça l'est. Alors je reste la bouche entrouverte. Cet album permettrait-il donc de diminuer l'usure des dents ?
- Le seul problème de cet album, c'est que je ne sais pas à quel niveau sonore il faut l'écouter. J'ai toujours la crainte de l'écouter trop ou pas assez fort. C'est le problème lorsqu'on écoute un disque pour lequel il n'y a pas de norme.
- Une fois, j'écoutais l'album de manière assez religieuse. Soudain, j'entends comme un parasite dans mon oreille gauche. Un son étrange, familier, que je n'arrivais pas bien à déchiffrer, mais qui se mariait harmonieusement à l'ensemble. Regard jeté à la fenêtre : il pleuvait. Vingt secondes plus tard, l'averse était déjà terminée. Un peu comme si les nuages avaient décidé de participer à l'ensemble avec la même parcimonie que les trois musiciens. Histoire vraie.
- Le morceau le plus court de l'album, c'est Good Afternoon. Ça peut sembler absurde, mais pas du tout. Dans une journée, c'est l'après-midi qui est le plus court. Ça commence à 13h et ça finit à 18h pour laisser place à la soirée. Enfin, je trouve. Et je suis large. Pour moi, dès 17h c'est la soirée. Sachiko, Otomo et Toshimaru ont raison. Le plus long dans une journée, c'est la nuit. Puis le matin. Puis la soirée. L'après-midi n'intervient qu'ensuite. De l'utilisation de cet album comme "cadran sonique".
- Une fois, j'ai lancé l'album, puis j'ai été très préoccupé au bout de trente secondes de n'avoir toujours rien entendu. Pas même un "bip". Vérification faite, le son était au minimum. Une fois le volume relevé, j'étais surpris d'entendre tant de choses. Hé, vous voyez que ce n'est pas que du silence!
- Idée pour tuer le temps : la prochaine fois que j'oublie mon baladeur mp3 quand je prends le train ou le métro, imaginer que j'écoute "Good Morning Good Night", mais que les petits sons sont annihilés par le raffut abrutissant des gens et des machines. Quoique non, mauvaise idée, ça me donnera encore plus envie de rentrer chez moi.
- Un jour, j'ai voulu jouer au roi du silence avec cet album. C'est lui qui a gagné. De peu.
- Quand cet album est fini et que le silence relatif repose enfin sur mes tympans, j'ai parfois l'impression d'entendre encore des petits bruits dans le creux de mon oreille, comme si mon cerveau s'était mis sur la fréquence de nos trois improvisateurs et s'amusait à jouer tout seul une bonus track.

vendredi 24 septembre 2010

[Alors quoi ?] La musique (presque) inaudible

"If it's too loud, you're too old!"
"PLAY AT MAXIMUM VOLUME ONLY!"
"MAXIMUM VOLUME YIELDS MAXIMUM RESULTS!"
"TO BE PLAYED AT MAXIMUM VOLUME!"

(*)
Je ne vous apprends rien, ça fait plusieurs décennies que quelques artistes et groupes jouent la surenchère du volume, de l'agressivité, de l'"intensité." Avec des résultats plus ou moins convaincants, et des résultats franchement néfastes quand les albums sont masterisés en conséquence (cf. la polémique de la "guerre du volume", à voir et à écouter si vous n'êtes pas déjà au courant).

Aujourd'hui, je vais vous parler de la tendance inverse, un genre de musique ultra-minimaliste qui joue sur les sons discrets et les silences, et est même censée être écoutée à très faible volume : la lowercase music.

La première fois que j'ai écouté un album de lowercase (littéralement : musique minuscule), j'ai cru qu'il y avait un problème avec : je n'ai rien entendu. (J'ai découvert par la suite que c'était une réaction courante, et qu'en plus j'avais choisi l'un des albums les plus difficiles pour commencer.) Impossible d'écouter du lowercase dans un environnement bruyant ; oubliez le baladeur et le format vinyle, cette musique-là s'écoute dans le plus grand calme possible ! C'est d'ailleurs en partie ce qui fait son attrait : l'ultraminimalisme et l'apparente austérité des compositions forcent à se concentrer sur chaque son, à tel point que l'écoute d'une pièce de lowercase se révèle presque radicalement différente de l'écoute de n'importe quelle autre musique. Pour donner des points de comparaison, je dirais que la lowercase est au rock (par exemple) ce que le haïku est au sonnet, ou ce que l'art contemporain minimaliste est à la peinture figurative...


(Steve Roden, en action… minuscule.)

Je sens que certain(e)s, sinon la plupart d'entre vous vont me dire : "C'est pas ultra-snob ton machin ?" ou "C'est pas un peu du foutage de gueule cette musique ?" voire "Faire du bruit pour faire du bruit c'est nul, mais faire du silence avec deux ou trois crépitements et des hautes fréquences qui font mal aux oreilles au bout de cinq minutes c'est pas mieux !" La lowercase music partage aussi ça avec l'art contemporain: soit on apprécie, soit on trouve ça complètement nul.


(Bernhard Günter — Untitled I/92)

Le terme "lowercase music" fut inventé par Steve Roden pour décrire sa propre musique, et en premier lieu son album "Forms of Paper" (2001) dont la seule source sonore est du papier manipulé — bien qu'on puisse trouver des albums de lowercase antérieurs à celui-ci, notamment "Un peu de neige salie" de Bernhard Günter, sorti en 1993 (l'un des albums majeurs du genre, et l'un de ceux qui m'auront le plus marqué).



On peut aussi rapprocher la lowercase de l'onkyo et de l'improvisation électro-acoustique, des genres qu'ont exploré notamment Otomo Yoshihide et Sachiko M, minimaliste de l'extrême qui travaille avec des ondes sinusoïdales pures... On peut enfin trouver de nombreux rapports avec certaines formes de drone, d'ambient, et beaucoup d'albums basés sur des field recordings. Beaucoup d'artistes travaillent dans plusieurs de ces genres et les frontières entre l'un et l'autre peuvent être assez floues.


(William Basinski & Richard Chartier — Untitled 3 (Reprise)... entre la lowercase et l'ambient/drone ?)

Bernhard Günter se base notamment sur sa propre respiration pour composer le tempo de ses pistes, et/ou sur une unité de temps intitulée "DIM" (pour "durée; ici, maintenant"), équivalente à trois secondes environ et qui serait égale à la perception que l'on a du "moment présent" selon une étude neurologique. Il s'est aussi inspiré de haïkus et d'autres poèmes, et a dédicacé l'un de ses albums à Rothko. Steve Roden, quant à lui, a réalisé plusieurs types d'installations artistiques et sonores et a souvent basé ses disques sur des sources sonores définies, que ce soit une matière ou un objet manipulé (ainsi "Forms of Paper" mais aussi "Light Forms" — avec des ampoules manipulées —, "Airforms," "The Radio"), un poème décomposé ("The Radio" encore, "Speak no more about the leaves") ou encore un chant traditionnel ("Stars of Ice"). Ces artistes ont tous deux enregistré d'excellents disques, et le label de Bernhard Günter, Trente Oiseaux, est une vraie mine d'or que je vous invite à explorer si le genre vous intéresse (vous pouvez d'ailleurs télécharger quelques albums du label gratuitement sur last.fm). On pourra aussi mentionner Francisco López, Keith Berry et Richard Chartier parmi les musiciens importants du genre...

L'album "Airforms" de Steve Roden (2005)

Si je ne devais garder qu'un album de lowercase, ça serait soit "Un peu de neige salie," soit "The Golden Boat" de Keith Berry, un album au son étonnamment chaud pour un genre pourtant aussi froid et clinique, qui utilise des drones et plusieurs instruments à cordes (notamment un biwa) sur des compositions qui oscillent joliment entre calme et passages troubles. "The Ear That Was Sold to a Fish," du même artiste, est également excellent (plus proche de l'ambient et avec moins de hautes fréquences).

Maintenant, soyons honnêtes : la lowercase n'est pas un genre de musique que l'on écoute tous les jours. Même les artistes que j'ai cités ne font pas toujours dans le minimalisme extrême et s'en éloignent parfois ("The Radio" de Roden est à mon avis l'un des tous meilleurs disques de l'artiste, et contient chant et mélodie). Le minimalisme extrême, forcément, ça limite les possibilités. Pourtant, la lowercase music est un genre non seulement intéressant et avec sa propre beauté (si on y est sensible), mais qui peut vraiment changer la façon qu'on a de percevoir la musique ; si vous avez de la patience et que vous aimez sortir des sentiers battus, je vous encourage à y jeter une oreille !


lamuya-zimina


(*) Si vous voulez savoir, ces instructions se trouvent respectivement dans les livrets de "Plague Mass" de Diamanda Galás, des deux albums de Khanate et de "Terrifyer" de Pig Destroyer. De bons albums, d'ailleurs, même si je ne les écoute que rarement (et, dans le cas de "Terrifyer," quasiment jamais jusqu'au bout).