C'est entendu.

vendredi 24 septembre 2010

[Alors quoi ?] La musique (presque) inaudible

"If it's too loud, you're too old!"
"PLAY AT MAXIMUM VOLUME ONLY!"
"MAXIMUM VOLUME YIELDS MAXIMUM RESULTS!"
"TO BE PLAYED AT MAXIMUM VOLUME!"

(*)
Je ne vous apprends rien, ça fait plusieurs décennies que quelques artistes et groupes jouent la surenchère du volume, de l'agressivité, de l'"intensité." Avec des résultats plus ou moins convaincants, et des résultats franchement néfastes quand les albums sont masterisés en conséquence (cf. la polémique de la "guerre du volume", à voir et à écouter si vous n'êtes pas déjà au courant).

Aujourd'hui, je vais vous parler de la tendance inverse, un genre de musique ultra-minimaliste qui joue sur les sons discrets et les silences, et est même censée être écoutée à très faible volume : la lowercase music.

La première fois que j'ai écouté un album de lowercase (littéralement : musique minuscule), j'ai cru qu'il y avait un problème avec : je n'ai rien entendu. (J'ai découvert par la suite que c'était une réaction courante, et qu'en plus j'avais choisi l'un des albums les plus difficiles pour commencer.) Impossible d'écouter du lowercase dans un environnement bruyant ; oubliez le baladeur et le format vinyle, cette musique-là s'écoute dans le plus grand calme possible ! C'est d'ailleurs en partie ce qui fait son attrait : l'ultraminimalisme et l'apparente austérité des compositions forcent à se concentrer sur chaque son, à tel point que l'écoute d'une pièce de lowercase se révèle presque radicalement différente de l'écoute de n'importe quelle autre musique. Pour donner des points de comparaison, je dirais que la lowercase est au rock (par exemple) ce que le haïku est au sonnet, ou ce que l'art contemporain minimaliste est à la peinture figurative...


(Steve Roden, en action… minuscule.)

Je sens que certain(e)s, sinon la plupart d'entre vous vont me dire : "C'est pas ultra-snob ton machin ?" ou "C'est pas un peu du foutage de gueule cette musique ?" voire "Faire du bruit pour faire du bruit c'est nul, mais faire du silence avec deux ou trois crépitements et des hautes fréquences qui font mal aux oreilles au bout de cinq minutes c'est pas mieux !" La lowercase music partage aussi ça avec l'art contemporain: soit on apprécie, soit on trouve ça complètement nul.


(Bernhard Günter — Untitled I/92)

Le terme "lowercase music" fut inventé par Steve Roden pour décrire sa propre musique, et en premier lieu son album "Forms of Paper" (2001) dont la seule source sonore est du papier manipulé — bien qu'on puisse trouver des albums de lowercase antérieurs à celui-ci, notamment "Un peu de neige salie" de Bernhard Günter, sorti en 1993 (l'un des albums majeurs du genre, et l'un de ceux qui m'auront le plus marqué).



On peut aussi rapprocher la lowercase de l'onkyo et de l'improvisation électro-acoustique, des genres qu'ont exploré notamment Otomo Yoshihide et Sachiko M, minimaliste de l'extrême qui travaille avec des ondes sinusoïdales pures... On peut enfin trouver de nombreux rapports avec certaines formes de drone, d'ambient, et beaucoup d'albums basés sur des field recordings. Beaucoup d'artistes travaillent dans plusieurs de ces genres et les frontières entre l'un et l'autre peuvent être assez floues.


(William Basinski & Richard Chartier — Untitled 3 (Reprise)... entre la lowercase et l'ambient/drone ?)

Bernhard Günter se base notamment sur sa propre respiration pour composer le tempo de ses pistes, et/ou sur une unité de temps intitulée "DIM" (pour "durée; ici, maintenant"), équivalente à trois secondes environ et qui serait égale à la perception que l'on a du "moment présent" selon une étude neurologique. Il s'est aussi inspiré de haïkus et d'autres poèmes, et a dédicacé l'un de ses albums à Rothko. Steve Roden, quant à lui, a réalisé plusieurs types d'installations artistiques et sonores et a souvent basé ses disques sur des sources sonores définies, que ce soit une matière ou un objet manipulé (ainsi "Forms of Paper" mais aussi "Light Forms" — avec des ampoules manipulées —, "Airforms," "The Radio"), un poème décomposé ("The Radio" encore, "Speak no more about the leaves") ou encore un chant traditionnel ("Stars of Ice"). Ces artistes ont tous deux enregistré d'excellents disques, et le label de Bernhard Günter, Trente Oiseaux, est une vraie mine d'or que je vous invite à explorer si le genre vous intéresse (vous pouvez d'ailleurs télécharger quelques albums du label gratuitement sur last.fm). On pourra aussi mentionner Francisco López, Keith Berry et Richard Chartier parmi les musiciens importants du genre...

L'album "Airforms" de Steve Roden (2005)

Si je ne devais garder qu'un album de lowercase, ça serait soit "Un peu de neige salie," soit "The Golden Boat" de Keith Berry, un album au son étonnamment chaud pour un genre pourtant aussi froid et clinique, qui utilise des drones et plusieurs instruments à cordes (notamment un biwa) sur des compositions qui oscillent joliment entre calme et passages troubles. "The Ear That Was Sold to a Fish," du même artiste, est également excellent (plus proche de l'ambient et avec moins de hautes fréquences).

Maintenant, soyons honnêtes : la lowercase n'est pas un genre de musique que l'on écoute tous les jours. Même les artistes que j'ai cités ne font pas toujours dans le minimalisme extrême et s'en éloignent parfois ("The Radio" de Roden est à mon avis l'un des tous meilleurs disques de l'artiste, et contient chant et mélodie). Le minimalisme extrême, forcément, ça limite les possibilités. Pourtant, la lowercase music est un genre non seulement intéressant et avec sa propre beauté (si on y est sensible), mais qui peut vraiment changer la façon qu'on a de percevoir la musique ; si vous avez de la patience et que vous aimez sortir des sentiers battus, je vous encourage à y jeter une oreille !


lamuya-zimina


(*) Si vous voulez savoir, ces instructions se trouvent respectivement dans les livrets de "Plague Mass" de Diamanda Galás, des deux albums de Khanate et de "Terrifyer" de Pig Destroyer. De bons albums, d'ailleurs, même si je ne les écoute que rarement (et, dans le cas de "Terrifyer," quasiment jamais jusqu'au bout).

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