par Emilien Villeroy
art par Jarvis Glasses
Depuis sa démocratisation à l'usage des musiques populaires au début des années 80, on a fait à peu près tout et n'importe quoi avec le concept de sampling. Dans ces pages, on a déjà évoqué des grands mash-up bordéliques ou des excursions hip-hop maniaques, mais ce n'est qu'une petite portion des milliers de morceaux se basant ainsi sur des bouts de musique (mélodies, riffs, breaks de batterie) pré-existante, pour le meilleur comme pour le tiède et le pire. Et puis il y a les à-côtés. Les gens qui voient ça de manière différente. Qui utilisent les samples à leur manière. Otomo Yoshihide, par exemple, un type ayant une idée particulière de ce qu'il faut faire avec des samples : du pur raffut. Et dieu sait qu'il en a fait.
Aujourd'hui donc :
Ground-Zero - Revolutionnary Pekinese Opera & Consume Red
(ou, comment j'ai été tué par des samples de flute coréenne et de télévision chinoise).
En 1990, le jeune Otomo Yoshihide (ici au centre), un trentenaire qui faisait seul la tournée des salles expérimentales de Tokyo pour y improviser du bruit après avoir étudié l'ethnomusicologie et pris des cours de guitare avec Masayuki Takayanagi, décida de former un genre de groupe/collectif à géométrie variable dont il serait le leader, le chef d'orchestre. La musique jouée par ce qui deviendra Ground-Zero s'axait sur plusieurs tendances qui fascinaient Yoshihide à l'époque et qui marqueront toute sa carrière : le bruit, l'improvisation et les samples. Cette formation où se mêlaient samplers, guitares électriques et saxophones free évolua au fil des ans et devait agir dans la plus grande violence jusqu'en 1998, parsemant la décennie avec des albums difficiles et une série de concerts mémorables auxquels participèrent des personnalités de la scène noise japonaise comme le hurleur Yamatsuka eYe des Boredoms ou l'autiste électronique Sachiko M, avant que Ground-Zero ne finisse par taper dans l'oeil d'un John Zorn qui sortira l'un de leurs albums ("Null & Void") avant de collaborer encore plus tard avec Otomo. Mais de ces huit années de terrorisme musical, deux albums en particulier émergent en tant que petits chefs d'œuvre de noise music improvisée et destructrice au milieu desquels les samples sont autant de parasites structurants : "Revolutionnary Pekinese Opera" (1996) et "Consume Red" (1997).
Sorti d'abord au Japon en 1995, c'est par sa version 1.28 (!?!), c'est à dire remixée par Otomo un an plus tard, qu'est principalement connu le grand bordel appelé "Revolutionnary Pekinese Opera." Une phrase dans les notes de pochette dit à peu près tout sur la manière dont a été construit l'ensemble : "All music by Otomo Yoshihide, the performers, and the sampled guests." Otomo, derrière ses platines et entre deux explosions sonores à la guitare, balance en vrac des sons venus de partout, trompettes, bruits de télévisions et de radios, publicités, cris, marches militaires et surtout des chœurs sortis d'opéras pékinois sur lesquels il travaillait lorsqu'il était encore à l'université. Dans cette orgie de sons cosmopolites, Otomo est d'ailleurs aidé par Sachiko M et DJ-MAO (sic) qui, d'un morceau à l'autre, se chargent avec lui de faire surgir des voix de partout. Sauf qu'à ce flot continu se greffe un groupe, le cœur de Ground-Zero, avec des guitares et des percussions, jouant (improvisant ? qui sait ?) non pas sur les samples, mais avec eux, l'auditeur ne sachant pas toujours si l'étrange son qui vient de lui violer l'oreille droite était ou non issu d'un sampler.
(Consume Mao et Rush Capture Of The Revolutionary Opera 1)
Mais vous savez ce qui est le plus impressionnant avec cet album ? Finalement, ce n'est pas le flot immense de samples balancés en vrac. Ce ne sont pas non plus les coupures rythmiques permanentes d'une partie à l'autre. Ce n'est pas non plus ce mélange des genres qui fait passer du jazz à la noise, du rock à l'expérimentation pure et dure, avec même des parties légères et rêveuses. Ni même la multiplication des instruments et des mélodies qui donnent à l'ensemble une richesse folle. On pourrait croire que c'est le fait que cet album est la chose la plus hétérogène au monde et que l'auditeur est baladé partout de manière jouissive, mais non plus. La chose la plus impressionnante, c'est que cet édifice sonore délirant qui semble pourtant si casse-gueule tient miraculeusement debout. Il y a des milliers de samples dans cette grande fanfare bordélique et dadaïste, mais ils sont tous exactement à la bonne place, au bon moment. Tout est sans queue ni tête mais cela ne semble jamais mal foutu ou forcé, non, tout fait sens à la fin. Il y a un équilibre qui tient du miracle sur toute la longueur, et qui empêche "Revolutionary Pekinese Opera" de n'être qu'un grand bazar. Il y a une fluidité dans ces 49 minutes passionnantes de collage façon pop-art destructeur qui est la marque des grand albums sur lesquels on ne pourra jamais rien écrire qui retranscrive avec assez de puissance l'expérience d'une première écoute.
Mais ce n'était pas fini. Dans la série "grandes fresques qui détruisent le tympan," Otomo Yoshihide n'avait pas tout dit et son groupe non plus. Un an plus tard, ils revenaient avec deux albums sortis simultanément. Le premier "Plays Standards" était une habile perversion de la musique jazz. Mais le second, celui qui nous intéresse ici, est peut être l'autre magnum opus du groupe, en tout cas celui où il est allé le plus loin : "Consume Red." Monstrueux, totalement infernal, c'est une œuvre gargantuesque dont Ground-Zero a accouché en 1997, encore plus étouffante que son prédécesseur, pourtant déjà immonde par moments. Oh, ça, soyez en sûrs, vous n'écouterez pas "Consume Red" tous les jours, à part si vous êtes en période de purge auditive. Sinon, vous n'en aurez pas la force. Repoussant encore plus loin l'utilisation des samples et leur répétition frénétique, ce que l'on a ici est une sorte de Boléro de Ravel ultra hardcore, un long crescendo assourdissant basé sur une seule mélodie, simple à crever, un sample répété ad nauseam reposant sur trois notes ultra aiguës jouées par le musicien traditionnel Kim Suk Chul sur un Hojok, instrument à vent coréen (dont la particularité est d'être plutôt strident). Une mélodie hypnotiseuse et tendue autour de laquelle tout est construit, déconstruit, reconstruit, détruit, éparpillé tout au long des 57 minutes intenables de cette œuvre qui s'apparente à une véritable torture. La noise parasitaire se mêle au shamisen (entre tradition et modernité, une thématique chère à Yoshihide) qui se joint à la batterie brutale qui s'associe aux synthétiseurs sales qui se marient aux guitares distordues et la tension ne redescend jamais. Chaque note jouée est un pieu dans le cœur, quelque chose qui peut rendre fou tout en vidant totalement l'esprit ; et pourtant on en redemanderait. Et non, on ne peut pas écouter "Consume Red" autrement que d'une seule traite jusqu'aux terrifiantes douze dernières minutes, d'une violence inouïe, de destruction sonore et de carnage auditif.
(Consume Red, de 24:43 à 35:42. Attention cet extrait a valeur de spoiler. Pour ceux qui veulent une première écoute parfaite, procurez-vous l'album et envoyez-le vous en entier).
On est quelque part entre de l'ambient, de la musique traditionnelle, un collage dadaïste et du harshnoise impitoyable. On est surtout dans quelque chose d'immense et de dévastateur qui laisse l'auditeur entièrement vidé lorsque le silence se fait. Un peu trop lent ? Un peu trop répétitif ? Si vous voulez, mais tout le but de la manœuvre est là. Cet enregistrement est long afin de pouvoir vous terrasser, pas pour vous laisser passif... Au contraire, c'est plutôt pour vous faire ressentir quelque chose d'intime, de physique, que ce foutu pipeau nasillard vous résonne dans les tripes, qu'il vous achève, qu'il vous hache menu, qu'il vous oblige à suivre une cure de silence absolu après utilisation. On n'a pas vraiment écouté de musique expérimentale et répétitive tant que l'on a pas été agressé violemment par "Consume Red." On n'a peut être même pas vraiment écouté de musique du tout.
Après cela, le groupe se sépara très vite en donnant l'opportunité à Otomo d'explorer de nouvelles pistes, ce qu'il fit en laissant derrière lui tout le boucan produit par Ground-Zero pour, au contraire, se diriger vers le minimalisme extrémiste au sein de Filament où il travailla avec Sachiko M sur des sons électroniques minimaux et les "tous petits bruits." Comme une réponse, une antidote. Depuis, Otomo Yoshihide s'est penché avec encore plus d'insistance sur un free jazz qui a bercé ses années d'étudiant en fondant l'Otomo Yoshihide New Jazz Orchestra et d'autres ensembles où il excelle à la guitare - comme ce trio avec lequel il a tourné en Europe en 2008, et notamment à la Maison de la Culture du Japon à Paris pour ce qui a été l'une de mes meilleures expériences musicales live. Mais ça, je vous en parlerai une autre fois.
Voilà.
C'est tout.
Je voulais que vous sachiez que ça existe.
(Dans une prochaine édition !!! La même chose que j'avais prévue la dernière fois sauf que je ne l'ai pas finie parce que je suis naze !!! Donc des chorales punks ! Des légumes instruments ! Des tupperwares noisy !)
Otomo!!! \o/
RépondreSupprimerJe ne peux qu'être d'accord avec la recommendation de Consume Red, c'est un chef d'oeuvre. D'ailleurs tout le concept "Project: Consume"/"Sampling Virus" d'Otomo est intéressant: dans Consume Red, Ground Zero prend un sample de Kim Suk Chul et joue dessus, l'accompagne, le submerge, le "consume" jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien; puis Consume Red est remixé par cinq artistes pour faire l'album Consummation; puis Consummation est lui-même remixé par quatorze inconnu(e)s/fans du groupe pour en faire l'album Conflagration.
J'ai toujours pas écouté Revolutionary Pekinese Opera, faudrait que je le fasse un jour (surtout que j'ai pas mal d'autres disques d'Otomo Yoshihide à part ça - Filament 1 dont tu parles, le live d'I.S.O. dans un temple qui est aussi un de mes préférés, les MC Hellshit & DJ Carhouse qui sont ultra-débiles (la review de pitchfork — 0.1 — est excellente), et deux ou trois autres que j'écoute moins).
Sinon je sais toujours pas si "Otomo" est son nom et "Yoshihide" son prénom ou l'inverse... fichue différence entre l'ordre japonais et l'ordre occidental.
MC Hellshit & DJ Carhouse que l'on peut effectivement qualifier de disque le plus débile de l'univers
RépondreSupprimersinon merci de parler de Otomo par ici c'est bien, y a des gens qui apprécient dans leur coin (sombre)
Ah, Mc Hellshit & DJ Carhouse! Glorieux bordel que leurs deux e.p. Il faudra que je parle des projets de Yamatsuka eYe un jour, il y a des choses très drôles.
RépondreSupprimerSinon, Lamu, je n'ai pas évoqué tout les projets de remixes autour de Consume Red parce que je n'ai pas vraiment pu les écouter. Ça vaut le coup ou pas? Et je te conseille vraiment d'écouter ENFIN Revolutionary Pekinese Opera.
Sinon, Otomo est son prénom, Yoshihide est son nom. Si j'étais rigoureux, j'aurais du l'appeler Yoshihide Otomo pendant l'article. Sauf que non.
J'ai pas écouté les projets de remixes non plus ^^ mais j'aime le concept.
RépondreSupprimerJ'avais eu l'occasion de voir Otomo Yoshihide en concert dans un petit bar de Sainté (le Marquee) en 1996 (organisé par Bruno , Toto n'aime pas la soupe).
RépondreSupprimerCela reste un de mes plus beaux souvenirs de concert non pas tant pour le concert en lui-même qui était somme toute très bien mais du fait qu'une grande , belle et plantureuse jeune femme blonde , nimbée d'une langueur,sensualité,mollesse très affirmées,un peu suspectes, s'était assise à mes côtés à une table ou j'étais seul. Il y avait une telle opposition entre la musique ultra-speed de Yoshihide qui manipulait ,tel un Karatéka aguerri , ses vynils à mille à l'heure et cette créature béate venue de nulle part qui était venue à moi , qu'un fort parfum d'irréalité,de rêve et de fantasmes s'était emparé de mon esprit,juste le temps d'un soir, la nuit me ramenant peu à peu à la réalité et aux diverses faiblesses et contingences inhérentes à l'espèce humaine !
Tain j'espérais que tu finisses en disant : "deux mois plus tard, elle était ma femme." Je suis déçu.
RépondreSupprimerTiens en fait , jamais eu l'occasion d'écouter son groupe Ground Zero. Merci pour le rappel. Très intéressant. L'extrait de Consume Red me fait un peu penser à du Pharoah Sanders (que j'adore) à la sauce nippone.
RépondreSupprimer( OOIOO ("Boredoms girls") a repris peut-être un peu le flambeau de ce style de zic , en plus funk )
@ Joe
RépondreSupprimerDeux mois plus tard,elle était déjà partie pour le Costa-Rica , pour un poste de prof d'espagnol : Dominique , si tu m'entends, reviens !!!!!
Bonne nuit Joe.