C'est entendu.
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mercredi 26 octobre 2011

[Vise un peu] Nick Storring — Rife

J'aime écouter de la pop dansante mainstream. De temps en temps. Un tube, deux, trois, cinq ou plus qui tournent en boucle sur les meilleurs albums, des disques que j'adore… et que parfois, voire assez souvent, je finis par assimiler au point de les épuiser. Au bout d'un moment, plus besoin de les écouter, ces chansons : je les connais par cœur, et au bout de quelques années les écoutes me font de moins en moins d'effet, jusqu'à ce que le souvenir de ces chansons me fasse plus d'effet que leur écoute. Vous connaissez ce syndrome ?

J'aime aussi écouter de la musique expérimentale, atonale, bruitiste, sans rythmes évidents, qui se base sur des drones et/ou des textures. Ressentir réellement les sons, écouter une musique "abstraite" qui sort des chemins mille fois rebattus, écouter autrement, a quelque chose d'extrêmement rafraîchissant… Même si, sur certains albums particulièrement radicaux, il m'arrive de ne retenir aucun passage après l'écoute ; ne restent que des impressions et des sentiments pris sur le vif. Chaque écoute est alors similaire à une première impression, avec ce que ça a d'agréable, mais aussi avec l'impression d'écouter comme un béotien, de ne rien retenir.

La plupart des disques tombent entre ces deux extrêmes, mais n'ont que rarement les qualités de l'un et de l'autre : des sons aux textures intéressantes, des structures abstraites, et des mélodies prenantes, immédiatement évocatrices. Il est vrai que les deux peuvent sembler se contredire. Pourtant il est possible de trouver des exceptions (les meilleures pistes d'Autechre sont d'excellents exemples) ; et "Rife", le premier album solo officiel de Nick Storring, en est une à sa manière !

Nick Storring est un musicien (violoncelliste de formation), compositeur et journaliste canadien aux multiples talents, qui a collaboré avec trop de groupes et d'artistes pour pouvoir tous les citer ici (citons quand même Damo Suzuki et Daniel Johnston parmi les plus connus) et s'intéresse à une myriade de genres au point d'avoir, sous le nom Piège, un projet qui combine "son amour pour la house, la disco, le dub, le new jack swing (alias swingbeat), le quiet storm (un type de ballades soul), le lover's rock, le UK garage, le dubstep, Bollywood, le jaipongan (un type de danse originaire du pays Sunda), le R&B [et] l'acid"… entre autres. En jouant tous les instruments et en chantant lui-même. Soit un projet fou, fun, ambitieux, potentiellement aussi kitsch que casse-gueule et réjouissant, qui n'a pas encore abouti en un album complet mais c'est prévu (vous pouvez écouter trois EPs et quelques pistes de l'album en construction ici). On vous en reparlera le moment venu — mais je peux déjà vous dire que si le résultat est à la hauteur de "Rife", ce sera un album à ne pas manquer !


(ARTIFACTS (I) [extrait])

Sous son propre nom, Nick Storring travaille dans le domaine de la musique électro-acoustique, voire de la musique concrète — soit une musique plus "sérieuse"… mais qui est ici loin de se limiter à son champ d'action austère habituel, et n'hésite pas à pratiquer de nombreuses incursions dans d'autres genres.

"Rife" est divisé en trois parties : la première, « Artifacts », est une suite qui explore une multitude de sons et de structures provenant de la manipulation d'un vieux violon d'étudiant (déjà à moitié cassé, et qu'on imagine tout à fait inutilisable à la fin de la pièce). Manipulation est d'ailleurs à comprendre au sens large : toutes les parties de l'instrument ont été utilisées, parfois de façon peu orthodoxe, mais les sons ont aussi été traités électroniquement — ce qui rend l'éventail des sons particulièrement large. La suite débute par ARTIFACTS (I), sur une minute de grincements et frottements avant d'intégrer des jeux de guitares psychédéliques sur une nappe quasi-ambient, puis de partir dans des jeux de textures et de faire alterner les deux dans un duo où harmonies et dissonances prennent les devants chacune à leur tour. La suite surprend peut-être encore plus : artifact 1 semble ressusciter une mélodie d'un autre temps et d'un autre lieu, beaucoup plus paisible et mélancolique ; puis ARTIFACTS (II), après un départ strident, évoque de belle manière de grands espaces sombres à coups de grondements et de longues résonances… La suite est ainsi structurée en sections titrées en majuscules, plus axées sur les textures et les jeux d'espaces, et en minuscules, plus courtes et qui semblent réinterpréter un genre de musique à chaque fois inattendu. Si ARTIFACTS (I) est plus dense que les autres pistes et peut paraître plus formaliste, les autres sections respirent agréablement — et l'ensemble éveille constamment l'intérêt.


« Indices of Refraction », la deuxième partie du disque, paraît beaucoup plus chaude et atmosphérique… sans être plus classique pour un sou. Il s'agit d'une seule piste d'un quart d'heure qui évoque une multitude de musiques gaies, paisibles et ensoleillées — qui se télescopent dans le temps. (Si vous voulez une image mentale, imaginez-vous allongé(e) dans l'herbe, par une belle journée de mai, sous le soleil… au beau milieu d'un faille en changement constant qui vous fait voir plusieurs univers, accélère et ralentit le temps, vous masque parfois tout un paysage puis vous en révèle dix simultanément.) Le résultat peut déconcerter au début : la composition est par ses sonorités plus accessible que la suite « Artifacts », mais sa structure est particulièrement inhabituelle, avec des sources sonores innombrables. Les coupures et textures parfois agressives finissent par apparaître comme autant d'éléments d'un décor en mouvement, enchanteur à sa manière… Quelque part, "Indices of Refraction" pourrait rappeler certaines pistes de glitch mélodique, mais dont le concept aurait été poussé bien plus loin (et avec beaucoup de bonheur).

Enfin, « Outside, Summer is Bursting at the Seams » clôt l'album de manière plus discrète, par quatre minutes d'une composition au violoncelle plus simple, plus apaisée et plus mélancolique — une coda en fin de compte tout à fait appropriée, de quoi se reposer sur quelques belles notes plutôt que de finir sur une explosion. Bien sûr, ne vous attendez pas à du violoncelle tout à fait classique : on est toujours dans les sons concrets et autres manipulations électro-acoustiques qui viennent titiller les cordes, ce type de mariage qui, loin d'être antinomique, devient vite évident à l'écoute de l'album.

Comment "Rife" vieillira-t-il ? Seul le temps le dira. En attendant, ce premier album (dont la composition se sera étalée sur six ans, mine de rien !) est un vrai plaisir à écouter, et laisse présager du meilleur pour la suite. Qu'il continue d'aller loin, qu'il mélange tout ce qu'il veut, même au risque de se casser la figure, qu'il enregistre (pourquoi pas ?) un album beaucoup plus classique au violoncelle ou autre instrument, ou quoi que ce soit d'autre : Nick Storring a les moyens de ses ambitions.


— lamuya-zimina


N.B. "Rife" est disponible sur le très bon label Entr'acte, spécialisé dans les musiques expérimentales, concrètes, électro-acoustiques etc., que je vous invite vivement à explorer : j'y ai fait certaines de mes meilleures découvertes parmi les plus récentes. (À noter que la plupart de leurs disques sont emballés sous vide, dans des paquets à découper, sans photos ni livrets : un choix original qui ne plaira pas à tout le monde, mais qui a fait l'objet d'un article dans The Wire !)

mercredi 28 septembre 2011

[Vise un peu] Emptyset - Demiurge

L'évolution de la technique doit-elle dicter l'évolution de la musique électronique ? Je ne le crois pas. Pas seulement en tout cas. De toute façon, aujourd'hui on peut en faire tellement avec le matériel existant. Ça n'est plus comme dans le temps, lorsque l'apparition d'un nouveau Moog, d'un nouveau Roland, amenait forcément l'émergence d'un nouveau son et par là, d'une nouvelle mentalité. Aujourd'hui il s'agit davantage de conceptualiser les possibilités offertes par la technique. Ou en tout cas je le conçois ainsi, et James Ginzburg et Paul Purgas, deux artistes de Bristol, dans le Sud de l'Angleterre semblent s'accorder à ma vision des choses.

Ne lâchons pas de noms-composés qui fâchent, il ne s'agit pas ici de post-techno. La musique d'Emptyset est une techno qui n'est ni vraiment minimale, ni de l'Intelligent Dance Music. C'est une musique de textures et de sons, introspective et violente, à sa façon. Qu'il convient d'écouter à un volume suffisant pour la ressentir car elle est insidieuse et terriblement facile à comprendre si l'on s'en donne les moyens. "Demiurge" est linéaire et universel, il raconte l'histoire d'une création, de la domestication d'un son naissant (Departure) par l'artiste. Ce son ne sera pas beau, qu'on se le dise, c'est une terre glaise aride et peu commode née du néant et dotée seulement d'une violence réglée. Une non-vie automatisée que l'on pourrait décrire par le terme industriel. Son rythme est semblable à la cadence hachée d'une machine de grande production et les sons qu'elle émet sont a-mélodieux et robotiques, ceux d'un outil (Function), et non pas l'expression humaine d'une psyché. Pourtant, ce paysage inhumain se voit graduellement façonné, et au fil des minutes, la succession imprévisible de 1 bruyants et de 0 d'un silence assourdissant paraissent s'éveiller à un certain degré de conscience, d'intelligence (l'envol se fait avec Plane). A partir de là, un assemblage sonore qui semblait incapable de produire transe, groove ou mélodie prend enfin de l'ampleur et les deux musiciens insufflent à leur création une intelligence et une sensibilité ascendante de la répétition ordonnée qui amène la danse (Point).


(Function)

La créature-objet qu'expose le duo reprend alors temporairement ses droits sur le scénario de développement qui lui est imposé et l'on assiste à un retour non pas à l'animalité de l'être domestiqué mais, puisqu'il s'agit d'une créature de sons, un mécanisme ou une mécanique, à une résurgence de l'automatisme du geste, une "bête" cadence dont l'absence de réflexion impose un bruit assourdissant d'usine (Return). C'est cependant le démiurge, c'est à dire le Créateur (ici l'Homme, ou bien l'Art) qui reprend la main en donnant forme à l'objet de Sa réflexion, une forme tangible, acceptable car discernable (Sphere, puis Structure où l'on a l'impression d'entendre le son changer, se transformer avec violence). Lorsque la créature atteint un degré suffisant de plénitude, elle peut alors s'élever avec confiance et avancer d'un pas lourd et fier, autonome (Tangent). Pourtant, le cœur du discours d'Emptyset se loge dans l'ultime chapitre de leur scénario, Void, où l'on observe la créature de son dériver d'autonome vers automate, un pantin articulé d'un nouveau genre, libéré par le Créateur, libre de n'être rien, rien que rien. Cette dernière piste, volontairement terne, démoralisante, tourne en rond, ne va nulle part et brise tout l'élan pris par le démiurge et sa protégée, comme un symbole fort, peut-être trop naïf, de la nature fondamentalement avilissante de toute domestication d'une création, qu'il s'agisse de la foi meurtrière des hommes, de la démocratie et de son Empire du Bien ou de la propagation d'un son, d'une idée ou d'un style et de son inévitable récupération corrompue subséquente. "Demiurge" raconte une idée, une vie, de son émergence à sa décadence, sans user d'autres mots que quelques titres indicatifs et sans autre medium qu'une série de sons hors de toute idée de mode, d'attractivité ou de gimmick. Des bruits, des silences, une histoire.



(Sphere)

La techno minimale a souvent tendance à capitaliser sur les acquis d'une musique électronique presque centenaire tout en ne se focalisant que sur les trente dernières années de son existence. Ainsi naissent des créations minimalistes, visions personnelles (parfois trop) de ce que l'electro peut être une fois sortie du cadre club. Ce sont souvent de petits tableaux et même lorsqu'ils sont jolis, rarement ceux-là ont-ils valeur de toile de maître. "Demiruge" ne mérite peut-être pas davantage le qualificatif mais l'accomplissement d'Emptyset réside dans la tentative ; la tentative de dépasser le strict cadre du canevas minimal, personnel, petit. Tout comme d'autres artistes de la même génération, Emptyset transcende la création électronique par le simple (mais apparemment hors de la portée du plus grand nombre) fait de s'essayer à une plus ambitieuse peinture. Une œuvre plus large, plus universelle et plus intéressante. Est-ce là encore de la techno ? Je crois que oui. Une techno futuro-situationniste, qui doit autant à Luigi Russolo qu'à Guy Debord et qui propose plus qu'une "simple" musique électronique.


Joe Gonzalez

vendredi 22 juillet 2011

[Vise un peu] Le glitch, Mille Plateaux et "Noble Niche" de Yu Miyashita

Mille Plateaux revient de loin. Ce label de musique électronique spécialisé dans le glitch, fondé par Achim Szepanski (ex-membre du groupe bruitiste P16.D4), s'était construit une belle réputation à la fin des années 90 avant de sombrer pour difficultés financières et de s'empêtrer dans de multiples rachats et relancements éphémères pendant six ans. Entretemps, l'engouement initial des fans de musique électronique pour le glitch a quelque peu baissé, la faute à des disques qui commençaient à se ressembler un peu trop et à tourner en rond… pourtant, le genre n'a pas épuisé tout son potentiel ! Il suffit juste de savoir où chercher. Mais commençons par le début…


Do While d'Oval (version courte ; la longue dure une demie-heure).

Le glitch, comme son nom l'indique (le mot désigne avant tout un dysfonctionnement, un défaut…) est un genre basé sur des sons d'erreurs électroniques, comme le bruit d'un CD qui saute ou que l'on passe en avance rapide. Le genre est né en Allemagne à la fin des années 90, et l'un des premiers artistes reconnus dans le genre fut Oval (de son vrai nom Markus Popp), qui combina glitch et ambient notamment sur son album "94 diskont" (composé d'une longue piste apaisante d'une demi-heure et de plusieurs pistes courtes dissonantes). Un autre artiste incontournable est l'Autrichien Fennesz qui signa "Endless Summer" en 2001 (sorti chez Mego), l'un des albums les plus populaires du genre, mélangeant glitch et guitares ensoleillées (le nom de l'album n'est pas aussi ironique qu'on pourrait le croire).


Fennesz — Caecilia

Mais le disque à écouter pour qui veut se mettre au glitch est une compilation, sortie justement chez Mille Plateaux, et dont le nom décrit les sons et techniques caractéristiques du genre au point qu'il en est presque devenu synonyme : "Clicks + Cuts". On y retrouve, sur deux CDs, vingt-cinq artistes dont plusieurs gagneront en popularité par la suite (Alva Noto — cf. raster-noton, anbb… —, Vladislav Delay, Kid606) ainsi que des figures déjà connues, qui évoluent d'habitude dans d'autres genres plus ou moins apparentés (Pan Sonic, Stilluppsteypa, Wolfgang Voigt a.k.a. Gas). La compilation est une excellente entrée en matière (malgré sa longueur) pour qui s'intéresse au glitch, et aura d'ailleurs plusieurs suites (la série "Clicks & Cuts" en est actuellement à son cinquième volume).

Comme quasiment toutes les bonnes compilations, "Clicks + Cuts" est réussie car elle présente plusieurs facettes du genre, ouvre de nombreuses possibilités sans être trop hétérogène ; malheureusement, trop d'artistes glitch ont eu tendance à piétiner sur les idées présentées sur ces disques (et les autres albums majeurs) et peut-être à trop prendre les sons eux-mêmes pour plus intéressants qu'ils n'étaient réellement, tant et si bien que beaucoup d'auditeurs se sont désintéressés d'un genre qui paraissait avoir atteint ses limites.


SND — circa 1509 (tiré de la compilation "Clicks + Cuts")

Les limites du glitch : parlons-en. Il faut déjà se rendre compte que le glitch, au départ, se réfère à un type de sons ou plutôt de sources sonores, que la plupart des musiciens utilisaient de manière similaire (avec des structures qui rappellent souvent la techno minimale ou l'ambient) ; mais le champ d'action se révèle très large si on se rend compte que "faire de la musique avec des bruits d'erreurs" n'est qu'un moyen et pas une fin en soi, et surtout n'impose pas grand chose quant aux structures dans lesquelles on peut utiliser ces sons. Ainsi, de nombreux artistes ont continué (et continuent encore) à sortir des disques intéressants dans le genre, que ce soit grâce à une esthétique affirmée (Alva Noto), originale, inhabituelle (Kangding Ray, COH), à des concepts qui éclairent le glitch d'une autre manière (Antye Greie-Fuchs alias AGF et ses travaux sur le langage sur "Words Are Missing" ou sur le code informatique sur "Head Slash Bauch" ; Random Inc., de son vrai nom Sebastian Meissner, qui sur "Walking in Jerusalem" signe un beau disque-carnet de voyage accompagné de textes et de field recordings ; Terre Thaemlitz s'y est aussi mis avec "Lovebomb", même si cet album-là semble plus approprié pour l'analyse et la réflexion que pour le plaisir d'écoute).


Prefuse 73 — Afternoon Love In : un exemple de glitch hop.

Un autre moyen de renouveler le glitch est tout simplement l'hybridation, ou l'utilisation de sons caractéristiques du glitch dans d'autres genres (rappelez-vous Like Spinning Plates de Radiohead !). D'une certaine façon, c'est déjà ce que faisaient Oval et Fennesz. Deux genres se sont ainsi développés à partir du glitch : la "glitch pop" et surtout le "glitch hop", qui acquit une belle réputation notamment grâce à Prefuse 73 (l'idée était finalement toute naturelle : on peut y voir une évolution du turntablism et du sampling, utilisés depuis longtemps par des artistes hip hop).




(photo © Ken Hirama)

Et c'est un peu grâce à tout ça (esthétique marquée, originalité et hybridations) qu'on arrive à "Noble Niche" de Yu Miyashita, l'un des premiers albums sortis par Mille Plateaux depuis leur retour, et le premier album de l'artiste sous son propre nom. "Noble Niche" est un album de glitch qui paraît classique dans le principe mais se révèle sensiblement différent à l'écoute. En fait, il s'agit d'un disque hybride, mais pas dans le sens où la musique intègrerait des sons d'erreurs dans des pistes apparentées à autre genre : ce sont les sons eux-mêmes qui se révèlent inhabituels, vu qu'au lieu de se limiter à des clics et autres sons électroniques, Miyashita utilise des éléments de noise music, nettement plus agressifs que ce qu'utilisent les artistes glitch habituels…


Yu Miyashita — Raz
(N.B. Les trois vidéos de Yu Miyashita sont réalisées par Naohisa Kariya)

Pourtant ce n'est pas une impression de violence qui transparaît à l'écoute de "Noble Niche" : on remarque surtout une grande dynamique dans les compositions, ainsi qu'un accent sur les mélodies, élément souvent délaissé au profit des rythmes dans les compositions de glitch plus classiques (pas toujours, bien sûr — on pouvait déjà trouver de beaux exemples de mélodies sur "stdio" de SND, mais dans un style différent). Il est rafraîchissant d'entendre l'inverse de ce qui s'est fait le plus souvent jusqu'alors : les rythmes sont ici en arrière-plan, aucune trace de techno (minimale ou autre), et c'est une superposition de couches sonores, du chaotique/agressif et de l'harmonieux, qu'on écoute sur chacune des douze pistes du disque ; plus que les structures, ce sont les sons qui dégagent une grande intensité. Tout n'y est pas révolutionnaire, certes (Symmetrical Snare, en écoute ci-dessous, est nettement plus classique que le reste — et on peut trouver quelques pistes de Microstoria qui adoptaient déjà une structure en couches plutôt qu'en rythmes et un accent sur les mélodies), mais le disque ne manque pas d'originalité ni de variété dans l'ensemble (vous n'avez qu'à comparer les trois morceaux présentés ici) — et le résultat est toujours intéressant, agréable à l'écoute, et composé de manière élégante.


Yu Miyashita — Symmetrical Snare

"Noble Niche" est un album discret mais remarquable, qui dépoussière de belle manière (sans pour autant s'en éloigner) un genre que l'on aurait pu croire stagnant grâce à des idées simples mais efficaces, une dynamique vive et des compositions léchées. Il n'en fallait sans doute pas moins pour redonner envie d'écouter ce style de musique, mais le pari est réussi. L'un des meilleurs disques électroniques de 2011 pour le moment.


Yu Miyashita — Sillwood


— lamuya-zimina

vendredi 10 juin 2011

[Vise un peu] Kangding Ray — OR

David Letellier est un artiste qui vaut le détour à plus d'un titre. Architecte de formation mais également auteur de nombreuses œuvres plastiques et installations en plus de son projet musical sous le nom de Kangding Ray, chacune de ses réalisations (visuelles, musicales ou les deux) fait preuve d'un minimalisme jamais austère ni dénué de sensibilité : formes géométriques élégantes, rythmes méticuleusement travaillés… un univers qui n'est pas seulement formaliste mais également conceptuel, et où l'humain n'est pas si loin qu'il n'y paraît.


("Altiz", installation audiovisuelle)

Avec une telle esthétique, pas étonnant de retrouver l'artiste sur le label raster-noton, aux côtés d'Alva Noto (cf. anbb), Ryoji Ikeda, COH ou encore Mika Vainio (a.k.a. Ø, de feu Pan Sonic). Les albums de Kangding Ray sont formés de compositions de glitch délicates et parfaitement maîtrisées, loin du sentiment d'aléatoire qu'on peut avoir parfois avec ce genre (à l'origine basé sur des sons d'erreurs mécaniques, électroniques et informatiques), d'une beauté formelle qui ne vire quasiment jamais à l'hermétisme. "Stabil", le premier disque de Kangding Ray, présentait déjà un bel exemple d'équilibre, tout en délicatesse et retenue, avec un son déjà très réussi et original ; le climat d'"Automne Fold" était plus sombre, avec des contrastes plus forts — mais aussi plus mélancolique, et qui comprenait cette fois plusieurs voix, discrètes, chants presque à mi-voix, mais qui sublimaient véritablement les chansons où elles apparaissaient.


(Athem)

Pourtant, même en prenant en compte cette évolution entre les deux albums précédents, "OR" est une surprise. Rien que le titre, en grandes majuscules sur un fond doré, et le concept de l'album (la non-viabilité de la société de consommation à outrance, l'économie qui s'écroule, les systèmes politiques qui ne fonctionnent pas — "OR" est à comprendre à la fois en français, se référant au métal signe de richesse et seul élément chimique à ne pas perdre de sa valeur, et en anglais : la conjonction "ou", suggérant une alternative) annoncent un disque ambitieux, sans détours, voire engagé. Non, je vous rassure, on peut très bien ignorer ce concept à l'écoute — mais la musique d'"OR" est effectivement plus affirmative qu'avant, et même aggressive, là où les deux albums précédents ne mettaient pas un son plus haut que l'autre (ou alors quelques nappes sur "Automne Fold"). Ici, les percussions sont au premier plan, parfois dansantes mais surtout percutantes ; ce sont elles qui mènent l'album, même si la finesse des compositions des deux premiers albums est toujours là. Quant aux voix, elles sont toujours là mais paraissent nettement moins prédominantes que sur "Automne Fold" (alors qu'il y en a autant sinon plus — à noter que Pruitt Igoe, sorti l'année précédente sous forme d'EP, est ici présente sous forme différente, plus atmosphérique et avec plus de chant ; plus réussie aussi, à mon avis). On est ici plus proche de certaines formes de techno que du glitch ; "OR" est un disque presque explosif, cru, radical.


(Or)

Pourtant, après la piste-titre (le point de bascule et l'apogée de l'album), Mirrors superpose des nappes plus ou moins bruitistes et abandonne presque les beats ; contrairement au début où tout semble en violence et en construction, la fin d'"OR" est plus évocatrice d'une certaine déliquescence et — à nouveau — d'une certaine mélancolie, mais d'une mélancolie plus proche d'un sentiment de manque, d'érosion, que du sentiment de beauté fragile et humaine qui habitait "Automne Fold". Le changement est subtil (et peut-être est-ce moi qui interprète à tort ; peut-être aussi à cause de l'influence de l'EP Pruitt Igoe, où les mixes étaient intitulés respectivement Rise, Remodel, Fall et Demolition — "Pruitt-Igoe" étant le nom d'un projet d'habitation ayant dégénéré très rapidement et qui fut détruit après à peine vingt ans). Mais les mélodies ont plus de place à la fin (cf. Leavalia Scheme), tout comme les voix (cf. Coracoid Process), et même quand les percussions reviennent au premier plan sur Monster, elles sont plus lentes et accompagnées d'une certaine étrangeté — et se font éparses sur le final, La Belle, qui semble érodée, usée, venant de loin. Et tout le long, ces percussions finissent par rappeler des coups de marteau — qui construisent ou/puis détruisent.

Dans tous les cas, "OR" est une nouvelle réussite de la part de Letellier ; un disque peut-être moins directement émouvant qu'"Automne Fold" mais pas moins puissant, et réalisé avec le même talent et la même méticulosité. Un album à ne pas manquer.


— lamuya-zimina


N.B. Le portrait est de Krijn van Noordwijk (©) ; les œuvres sont de David Letellier.

vendredi 5 novembre 2010

[Vise un peu] anbb — Mimikry

La curiosité. Voilà ce qui m'a donné envie de voir qui se cachait derrière "anbb", nom qui, quand j'ai vu la pochette de "Mimikry" pour la première fois, ne me disait rien. La curiosité encore, mais cette fois aussi un certain enthousiasme, m'ont fait écouter ce disque quand j'ai appris qu'il s'agissait d'une collaboration entre Alva Noto, artiste électro-minimaliste expérimental habitué de chez raster-noton (le très bon label chez qui l'album est paru), et Blixa Bargeld, le chanteur d'Einstürzende Neubauten (et ex-guitariste de Nick Cave & The Bad Seeds, mais ça n'a pas d'incidence ici).


(Once Again)

L'association n'avait rien d'évident en apparence : même si ces deux musiciens sont coutumiers de l'expérimentation, leurs univers sonores respectifs semblent on ne peut plus éloignés. Mais dès les premières secondes de Fall, on se rend compte du formidable potentiel de cette rencontre : le cri aigu caractéristique de Bargeld est désarticulé, manipulé et prend des allures d'instrument, d'instruments même, la richesse de ce cri est révélée, catalysée, par les manipulations d'Alva Noto. Puis le son de cette voix est réutilisé par Alva de la même manière qu'il manipule ses sons électroniques et Blixa se met à parler-chanter par dessus, un Sprechgesang qui évolue de plus en plus vers un vrai chant, rejoint par des instruments à cordes pour former un son riche dont l'expérimentation n'est finalement que la base.


(One)

Ce n'est là que le début, mais c'est déjà assez pour savoir qu'on a affaire à un disque particulièrement intéressant. Les pistes suivantes sont plus courtes et plus directes mais tout aussi réjouissantes, que ce soit la boucle électro-abrasive et très prenante de Once Again, la douce tristesse de la chanson One, l'électro-glitch polyphonique de Ret Marut Handshake, l'atmosphère cinématographique et mélancolique de Bernsteinzimmer, ou l'étonnante froideur de la reprise de la chanson traditionnelle américaine I Wish I Was a Mole in the Ground. Sur les dix pistes présentes sur l'album (52:40), pas une ne se répète, pas une ne manque de charme ni d'originalité.


(Ret Marut Handshake)

Vous l'aurez compris, cet album est une sacrée bonne surprise et dépasse même largement mes attentes ; pour être tout à fait honnête, les albums d'Einstürzende Neubauten sortis après 1996 (après le départ de F.M. Einheit et Mark Chung), malgré leur(s) qualité(s) indéniable(s), me laissaient un peu sur ma faim, alors que "Mimikry" me comble. Et plus encore qu' "Insen", déjà très belle collaboration entre Alva Noto et Ryuichi Sakamoto. anbb fait plus que trouver un terrain d'entente entre Noto et Bargeld, il révèle les qualités de ces musiciens sous un jour nouveau (la possibilité pour les sons cliniques de Noto de donner naissance à de vraies chansons, et la richesse sonore, l'originalité et la polyvalence de la voix de Bargeld). "Mimikry" est un excellent disque, et une collaboration comme on aimerait en voir plus souvent !


— lamuya-zimina










P.S. : …Normalement, je pourrais m'arrêter là, mais ce serait passer sous silence ce qui est à mon avis un autre élément intéressant de l'album, un lien entre la photographie et la musique. Lorsque Blixa chante, sur la piste-titre, "You/You as an insect…/mimic yourself" (avec une voix dans le fond qui dit qu'on peut bien faire ça sous Photoshop), difficile de ne pas voir un lien avec la photo de la pochette, l'un des autoportraits de Veruschka von Lehndorff, artiste, actrice et mannequin. Veruschka a en effet composé et/ou posé pour plusieurs séries de photos où elle se camoufle dans le paysage ou se déguise, en insecte, en pierre, en zèbre, en homme, en mannequin, etc. Quand on sait que l'une de ces séries de photos s'appelle "Mimicry-Dress-Art", et lorsque l'on entend cette même Veruschka pousser des cris de chats sur Katze, la dernière piste de "Mimikry", on peut se dire qu'il y a effectivement plus qu'une simple coïncidence ou qu'une vague inspiration là-dessous. Veruschka, (l'une des) muse(s) d'anbb ? Pourquoi pas ?

samedi 20 mars 2010

[Grasse Mat'] Flying Lotus - Camel


Bonjour à tous! En 2008, Flying Lotus (Steven Ellison pour les intimes, producteur/DJ originaire de LA) sortait son second album, "Los Angeles," chez Warp et l'accueil chaleureux qu'il reçut fut, on peut le dire, tout à fait mérité.
Si l'on voulait caractériser rapidement le travail du lotus volant, il faudrait parler de hip hop instrumental planant hautement expérimental et c'est comme de juste une description qui sied relativement bien au morceau de ce matin...

Camel se construit sur une structure plus ou moins simple et s'étage sur différents niveaux d'arrangements soignés. Autour de l'incontournable beat, les samples s'accumulent, tout d'abord une boucle de ce qui semble être un court drone vocal, rejoint par une percussion inquiétante avec laquelle Ellison entretient un suspens certain. L'auditeur contemple l'inconnu, et soudain tout semble enfin s'expliquer. Les notes percent l'épais brouillard et l'on débouche sur quelque chose de plus concret. Cependant, on ne saurait dire si cette découverte est agréable ou non. Le son utilisé et le volume au mixage offrent à ce nouvel élément une importance cruciale en plus de prolonger un doute substantiel. Mais l'éclaircie est brève, et avec la même facilité qu'il peut nous faire sortir de la brume, Flying Lotus nous y replonge.
Comme souvent dans ce type de composition, l'impression d'être enveloppé est largement soutenue par la répétition structurelle. Une seconde phase d'éclaircie est alors amenée, introduite par un break judicieux (qui me fait penser à la voix de Martin Luther King, oui, allez savoir), et qui fait replonger de plus belle dans cet univers incertain.




L'auditeur refait lentement surface, et réalise enfin le pouvoir d'envoûtement que le morceau est capable de déployer. La dualité de Camel semble alors plutôt bien illustrer une certaine vision de la Ville (Los Angeles en l'occurrence), avec ses aspects d'immense tissu urbain, saturé, étendu à perte de vue. Fameux.


Hugo