C'est entendu.

mercredi 26 octobre 2011

[Vise un peu] Nick Storring — Rife

J'aime écouter de la pop dansante mainstream. De temps en temps. Un tube, deux, trois, cinq ou plus qui tournent en boucle sur les meilleurs albums, des disques que j'adore… et que parfois, voire assez souvent, je finis par assimiler au point de les épuiser. Au bout d'un moment, plus besoin de les écouter, ces chansons : je les connais par cœur, et au bout de quelques années les écoutes me font de moins en moins d'effet, jusqu'à ce que le souvenir de ces chansons me fasse plus d'effet que leur écoute. Vous connaissez ce syndrome ?

J'aime aussi écouter de la musique expérimentale, atonale, bruitiste, sans rythmes évidents, qui se base sur des drones et/ou des textures. Ressentir réellement les sons, écouter une musique "abstraite" qui sort des chemins mille fois rebattus, écouter autrement, a quelque chose d'extrêmement rafraîchissant… Même si, sur certains albums particulièrement radicaux, il m'arrive de ne retenir aucun passage après l'écoute ; ne restent que des impressions et des sentiments pris sur le vif. Chaque écoute est alors similaire à une première impression, avec ce que ça a d'agréable, mais aussi avec l'impression d'écouter comme un béotien, de ne rien retenir.

La plupart des disques tombent entre ces deux extrêmes, mais n'ont que rarement les qualités de l'un et de l'autre : des sons aux textures intéressantes, des structures abstraites, et des mélodies prenantes, immédiatement évocatrices. Il est vrai que les deux peuvent sembler se contredire. Pourtant il est possible de trouver des exceptions (les meilleures pistes d'Autechre sont d'excellents exemples) ; et "Rife", le premier album solo officiel de Nick Storring, en est une à sa manière !

Nick Storring est un musicien (violoncelliste de formation), compositeur et journaliste canadien aux multiples talents, qui a collaboré avec trop de groupes et d'artistes pour pouvoir tous les citer ici (citons quand même Damo Suzuki et Daniel Johnston parmi les plus connus) et s'intéresse à une myriade de genres au point d'avoir, sous le nom Piège, un projet qui combine "son amour pour la house, la disco, le dub, le new jack swing (alias swingbeat), le quiet storm (un type de ballades soul), le lover's rock, le UK garage, le dubstep, Bollywood, le jaipongan (un type de danse originaire du pays Sunda), le R&B [et] l'acid"… entre autres. En jouant tous les instruments et en chantant lui-même. Soit un projet fou, fun, ambitieux, potentiellement aussi kitsch que casse-gueule et réjouissant, qui n'a pas encore abouti en un album complet mais c'est prévu (vous pouvez écouter trois EPs et quelques pistes de l'album en construction ici). On vous en reparlera le moment venu — mais je peux déjà vous dire que si le résultat est à la hauteur de "Rife", ce sera un album à ne pas manquer !


(ARTIFACTS (I) [extrait])

Sous son propre nom, Nick Storring travaille dans le domaine de la musique électro-acoustique, voire de la musique concrète — soit une musique plus "sérieuse"… mais qui est ici loin de se limiter à son champ d'action austère habituel, et n'hésite pas à pratiquer de nombreuses incursions dans d'autres genres.

"Rife" est divisé en trois parties : la première, « Artifacts », est une suite qui explore une multitude de sons et de structures provenant de la manipulation d'un vieux violon d'étudiant (déjà à moitié cassé, et qu'on imagine tout à fait inutilisable à la fin de la pièce). Manipulation est d'ailleurs à comprendre au sens large : toutes les parties de l'instrument ont été utilisées, parfois de façon peu orthodoxe, mais les sons ont aussi été traités électroniquement — ce qui rend l'éventail des sons particulièrement large. La suite débute par ARTIFACTS (I), sur une minute de grincements et frottements avant d'intégrer des jeux de guitares psychédéliques sur une nappe quasi-ambient, puis de partir dans des jeux de textures et de faire alterner les deux dans un duo où harmonies et dissonances prennent les devants chacune à leur tour. La suite surprend peut-être encore plus : artifact 1 semble ressusciter une mélodie d'un autre temps et d'un autre lieu, beaucoup plus paisible et mélancolique ; puis ARTIFACTS (II), après un départ strident, évoque de belle manière de grands espaces sombres à coups de grondements et de longues résonances… La suite est ainsi structurée en sections titrées en majuscules, plus axées sur les textures et les jeux d'espaces, et en minuscules, plus courtes et qui semblent réinterpréter un genre de musique à chaque fois inattendu. Si ARTIFACTS (I) est plus dense que les autres pistes et peut paraître plus formaliste, les autres sections respirent agréablement — et l'ensemble éveille constamment l'intérêt.


« Indices of Refraction », la deuxième partie du disque, paraît beaucoup plus chaude et atmosphérique… sans être plus classique pour un sou. Il s'agit d'une seule piste d'un quart d'heure qui évoque une multitude de musiques gaies, paisibles et ensoleillées — qui se télescopent dans le temps. (Si vous voulez une image mentale, imaginez-vous allongé(e) dans l'herbe, par une belle journée de mai, sous le soleil… au beau milieu d'un faille en changement constant qui vous fait voir plusieurs univers, accélère et ralentit le temps, vous masque parfois tout un paysage puis vous en révèle dix simultanément.) Le résultat peut déconcerter au début : la composition est par ses sonorités plus accessible que la suite « Artifacts », mais sa structure est particulièrement inhabituelle, avec des sources sonores innombrables. Les coupures et textures parfois agressives finissent par apparaître comme autant d'éléments d'un décor en mouvement, enchanteur à sa manière… Quelque part, "Indices of Refraction" pourrait rappeler certaines pistes de glitch mélodique, mais dont le concept aurait été poussé bien plus loin (et avec beaucoup de bonheur).

Enfin, « Outside, Summer is Bursting at the Seams » clôt l'album de manière plus discrète, par quatre minutes d'une composition au violoncelle plus simple, plus apaisée et plus mélancolique — une coda en fin de compte tout à fait appropriée, de quoi se reposer sur quelques belles notes plutôt que de finir sur une explosion. Bien sûr, ne vous attendez pas à du violoncelle tout à fait classique : on est toujours dans les sons concrets et autres manipulations électro-acoustiques qui viennent titiller les cordes, ce type de mariage qui, loin d'être antinomique, devient vite évident à l'écoute de l'album.

Comment "Rife" vieillira-t-il ? Seul le temps le dira. En attendant, ce premier album (dont la composition se sera étalée sur six ans, mine de rien !) est un vrai plaisir à écouter, et laisse présager du meilleur pour la suite. Qu'il continue d'aller loin, qu'il mélange tout ce qu'il veut, même au risque de se casser la figure, qu'il enregistre (pourquoi pas ?) un album beaucoup plus classique au violoncelle ou autre instrument, ou quoi que ce soit d'autre : Nick Storring a les moyens de ses ambitions.


— lamuya-zimina


N.B. "Rife" est disponible sur le très bon label Entr'acte, spécialisé dans les musiques expérimentales, concrètes, électro-acoustiques etc., que je vous invite vivement à explorer : j'y ai fait certaines de mes meilleures découvertes parmi les plus récentes. (À noter que la plupart de leurs disques sont emballés sous vide, dans des paquets à découper, sans photos ni livrets : un choix original qui ne plaira pas à tout le monde, mais qui a fait l'objet d'un article dans The Wire !)

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