Nombreux sont ceux qui furent déçus il y a quelques semaines par la soi-disant entrée en matière musicale de David Lynch. Soi-disant puisqu'en plus d'avoir déjà participé à un album de blues industriel pas trop mal il y a une dizaine d'année (en duo avec le musicien John Neff et sous l'avatar Bluebob), Lynch avait aussi activement participé à la création de la musique de la série Twin Peaks avec Angelo Badalamenti et Julee Cruise. "Crazy Clown Time" a tout de même fait un sacré buzz. Tout le monde en a parlé de ce côté-ci de l'Atlantique, des journaux gratuits aux matinales télévisuelles en passant par vos radios favorites qui n'ont cessé de passer le single vedette, Good Day Today. Les avis étaient partagés mais une bonne partie de mon entourage avait vivement ignoré ou critiqué l'album. C'était tout au plus une curiosité ("Lynch fait aussi de la musique ? Et ça ressemble à quoi ?"). Pour ma part la question ne se posait pas : après avoir entendu une fois quelques extraits du disque, je les avais très vite oubliés. Rien à secouer de la musique de Lynch, après tout. Et puis, plus récemment, on m'a fait écouter le single et j'ai décidé qu'il était vachement bien parce qu'il était vachement bête.
C'est idiot mais ce morceau est répétitif, niais et un peu ridicule et c'est pour ça qu'il me plait, ou qu'il me parle. Dès que retentissent les premières mesures du beat, accompagné de ce synthé débutant, ma caboche se met à remuer inlassablement avec une nonchalance convaincue et mon regard se vide tandis que mes bras s'agitent sans but. C'est là une démonstration sans faille de toute la force qui peut habiter la musique. Cet état second, autistique, cette servitude instantanée aux dépens d'un beat, voilà qui a de quoi effrayer le plus libre des hommes et séduire le plus corrupteur. J'ai écrit plus haut que la chanson était "bête" mais c'est un raccourci : "bête" est l'état dans lequel elle peut vous plonger si vous y êtes sensible. C'est peut-être une composition simpliste et aisément critiquable mais quel potentiel de domination ! Je me prends à rêver que le clip qui lui a été associé soit différent d'ailleurs. Au lieu d'une énième vidéo sombre et étrange, j'aurais préféré voir quelque chose de moins sérieux. Une idée : une rame de métro, le personnage principal met ses écouteurs et lance la chanson sur son lecteur mp3 et lorsque le beat arrive, tous les passagers de la rame se mettent à gesticuler le crâne à la façon de "A Night at the Roxbury". Peu importe ce qui se passe ensuite, la vidéo serait bien plus adaptée pour décrire ce qu'est cette chanson.
Les avatars parallèles des membres de Grizzly Bear ont tendance à se révéler plus passionnants que le groupe lui-même (*). Après avoir été davantage convaincu par Department of Eagles (l'autre groupe de Daniel Rossen) que par "Veckatimest", un album réussi mais pas emballant pour deux sous, voici que Chris Taylor, la troisième voix du Grizzly, s'est créé un espace d'expression personnel avec CANT. Accompagné de son ami George Lewis Jr. (alias Twin Shadow), Taylor a profité de la liberté que lui laissait la création de son propre label (Terrible Records) et de l'expérience glanée en tant que producteur prisé (Grizzly Bear, Department of Eagles, mais aussi The Morning Benders, Twin Shadow, Dirty Projectors...) pour enregistrer à sa guise un premier essai étonnamment très différent de ce à quoi l'on aurait pu s'attendre et, tant qu'à faire, très réussi.
(Dreams come true)
Chris Taylor ne s'en cache pas, il n'est pas un songwriter aussi accompli que ses collègues Rossen et Droste, ou en tout cas il ne pense pas l'être. Son truc à lui, c'est le travail de la masse sonore, il est l'artisan du son de Grizzly Bear et on le ressent d'emblée avec "Dreams come true", qui est une création sonore de bout en bout maitrisée, sans pour autant que cela nuise à la spontanéité ou à la crédibilité des idées du compositeur Taylor. Sa gestion des espaces, des silences et des tensions (les explosions sonores de Dreams come true et She found a way out, les deux plus puissantes chansons du lot, sont de l'ordre du raffinement haut de gamme) s'opère sans aucune mise en danger des chansons, qui se révèlent d'ailleurs plutôt bonnes. Si Taylor ne se sent pas suffisamment en confiance pour laisser sa voix envahir pleinement l'espace (ses textes sont souvent simples et il le sait), ça n'est pas un mal : placée aux côtés de ses arrangements riches et inattendus, elle ne donne que plus de corps à l'ambiance tamisée qui imprègne l'album.
(Bang)
Qui se serait attendu à une saillie post-folk à la Grizzly sera surpris par le plus large registre dans lequel excelle CANT. Tout en conservant une homogénéité de tons, Taylor bâtit ses morceaux suivant des méthodes variées allant de la ballade très classique (Bang, qui pourrait être chantée par Daniel Rossen que l'on n'y verrait que du feu) à la synthwave (Believe et la regrettable The Edge, seule véritable faute de goût du lot) en passant par des voix éthérées façon light ambient (Bericht). A de fréquentes reprises, Taylor donne l'impression de puiser de l'énergie rythmique du côté de Portishead (sur Rises Silent, c'est Beth Gibbons que l'on a l'impression d'entendre accompagner le piano à la fin du morceau), mais plus surprenant, son electro-pop semble puiser ses ressources directement en Suède, chez The Knife (Too late, too far) ou Fever Ray (Answer).
Sans peut-être le faire entièrement exprès, Taylor a su effacer sa personnalité juste ce qu'il fallait pour que ses domaines de prédilection, la composition et l'arrangement sonore, prennent la place qui leur était promise et que ses chansons ne servent que de réceptacles sur mesure. Il en résulte un essai concluant d'architecture sonore, une œuvre tout de même très personnelle (et bien plus que les travaux pluriels de son groupe) proposant des associations intéressantes et créant une réelle tension (avec comme point d'orgue la centrale She found a way out) là où la majorité des musiciens ne se servent aujourd'hui du medium electropop que pour enchainer des anecdotes parfois attrayantes mais souvent sans saveur.
Joe Gonzalez
(*) : Pour autant je n'irai pas jusqu'à écouter Earl Greyhound, le groupe de heavy rock du batteur Christopher Bear, il s'agirait de ne pas déconner non plus.
Bonjour ! Ça vous dit, un réveil en douceur avec une piste d'électropop ? Si oui, ça tombe bien, j'ai pile ce qu'il vous faut sous la main :
Ice Lips, tirée de "We Love", premier album du groupe (sorti en 2010).
We Love est un groupe qui avait tout pour avoir du succès : mélodies et paroles simples mais accrocheuses, voix féminine agréable et voix masculine chaude, un premier album efficace, rempli de pistes qui restent en tête, et même un logo stylisé et reconnaissable… Si la formule (et la piste) vous rappellent un autre groupe plus connu, vous n'êtes pas seul : We Love rappelle The xx par plusieurs aspects (et il y a fort à parier qu'ils s'en sont inspirés).
Mais si je vous en parle aujourd'hui, ça n'est pas pour vous proposer un ersatz dans le cas où "xx" ne vous aurait pas suffi et où vous en voudriez davantage. Pourtant, les deux groupes peuvent à mon avis rivaliser : là où "xx" me laissait un peu sur ma faim, avec de belles qualités et deux ou trois excellentes pistes (la parfaite Crystalised, Islands…) mais un album finalement un peu court et fragile, "We Love" réussit à tenir la longueur avec un disque accrocheur du début à la fin (dix pistes pour trois quarts d'heure, rien à zapper).
Mais surtout, ce qui démarque vraiment We Love de son concurrent supposé, c'est son utilisation quasi-irréprochable des sons électroniques. Il s'agit là vraiment d'électro-pop, finalement pas si minimaliste que ça, avec une excellente production, juste assez de manipulations pour rendre les pistes intéressantes en plus d'être accrocheuses, et des basses qui, couplées avec les voix, forment une sorte de cocon sonore réellement envoûtant. (Underwater est l'une des plus belles réussites de l'album à ce niveau-là.) Écoutez "We Love" au casque chez vous et vous entendrez la différence… Ça n'est pas pour rien que l'album est sorti sur BPitch Control, le label d'Ellen Allien.
We Love est un groupe qui avait tout pour avoir du succès — sauf que ça n'a, semble-t-il, pas marché. J'ai découvert cet album en fouillant dans les albums classés façon "esoteric" (peu notés mais bien notés) sur le site internet rateyourmusic.com (où l'on note les disques, les range par catégories, les classe par dates de sortie, les répertorie selon sa collection et où on passe des heures à pinailler sur des tops), et "We Love" se traîne à peine… 28 notes. Fichue hype, même pas capable de faire les choses correctement en ce qui concerne la pop ! Il faut vraiment tout chercher soi-même.
En tout cas, si Ice Lips vous plaît, n'hésitez pas à vous procurer l'album ; même si We Love n'est pas un groupe révolutionnaire, leur premier album est l'une des belles réussites électropop de cette année !
Bon, par contre c'est vrai que leurs costumes sont franchement ridicules.