C'est entendu.

mercredi 7 décembre 2011

[Vise un peu] Tim Hecker - Ravedeath, 1972 / Dropped Pianos

De l'idée saugrenue et dadaïste d'étudiants proto-hipsters, Hecker tire la genèse de sa dernière création. En 1972, de jeunes américains du MIT décident en effet de faire grimper les étages de l'un de leurs dortoirs à un piano fatigué et de le balancer depuis le toit pour le voir s'écraser au sol. Comme de bien entendu, ce qui ne devait être qu'une expérience deviendra par la suite un rituel et aujourd'hui encore, un piano est détruit à intervalle régulier, au même endroit, dans une célébration idiote, afin que tout un chacun puisse obtenir sa part du gâteau, une tranche d'expérience et donc de "bonheur". C'est de cette anecdote, en tout cas, que le musicien s'est inspiré, ce qui lui offre un vaste sujet d'étude car de cet insignifiant évènement (un piano tombe et meurt), des images, des leçons et des théories peuvent naitre. On peut y voir une morale petite-bourgeoise de la création pour le plaisir de créer, de la destruction pour le plaisir de détruire, parce qu'on le peut. Reste à cette introduction à nous conduire vers quelque chose de plus. Si les étudiants du MIT (l'une des plus prestigieuses universités au monde, sic) ne semblent en avoir tiré qu'une fierté intangible et un geste mécanique transgénérationnel, Tim Hecker peut se vanter d'avoir donné à cet acte une signification en même temps qu'une justification.



(The Piano Drop)

Enregistré en une journée de Juillet 2010 dans une cathédrale à Rejkavik, "Ravedeath, 1972" ne se contente pourtant pas de cet unique motif et développe une demi douzaine de thèmes, tous plus ou moins glaciaux de par leur aspect et leur sujet. A l'origine, l'album ne devait être joué qu'au piano, ce qui devait contraster avec les précédentes œuvres de Hecker, qui depuis dix ans n'a cessé d'explorer les champs lexicaux de l'ambient et d'une musique électronique dronée ou glitchée. Cependant, que le lieu ait joué ou bien que cela soit la présence aux côtés du compositeur montréalais du très talentueux Ben Frost, le résultat des sessions d'enregistrement est loin de ces prévisions.


Au contraire, le piano semble avoir non pas été jeté du haut du toit mais enseveli sous des couches massives de matière instable, d'effets cryogéniques (cf. l'EP consécutif) et de poudre d'escampette. On entend à peine son faible son percer parfois la tempête de neige créée autour de lui (In the Fog III, In the Air I) lorsque des accalmies se font sentir mais ça n'est pas lui qui dirige le tourbillon dressé face à nous par les deux hommes. La façon dont a été organisée cette aventure difficile rappelle le pénultième album de Oneohtrix Point Never, "Returnal", qui était aussi un voyage dont on pouvait deviner que l'on n'en reviendrait (pas) changé. The piano drop, en ouverture, ou Hatred of Music, au centre, sont des épreuves de cette nature où l'océan de sons se fait maximal, envahissant, primordial et sublime à la fois. Climax non-bruit dont la mélodie porte vers un ailleurs, un improbable confort intangible, éphémère où la conscience peut un bref instant s'ouvrir au champ des possibles avant que le bruit sourd, le brouillard ne revienne poser son voile (agréable) sur nos esprits. En concert, Tim Hecker éteint toutes les lumières et vous oblige à faire face au seul son des machines qu'il manipule pour déformer et démolir la matière sonore qui est la sienne. L'expérience est encore plus enivrante que celle qui consisterait à écouter "Ravedeath, 1972" au casque, seul face à l'étendue givrée de l'Antarctique. Vous êtes alors forcé d'entrer en méditation, en observation, en exploration, ce qui est la base du psychédélisme.



(Hatred of Music 1)
(Ben Frost à gauche, et Tim Hecker)


Contrairement à OPN, Hecker joue avec des scènes et des idées, multiples collages dont l'unicité du thème n'empêche pas la diversité du sens. Alors que Daniel Lopatin n'offrait avec son Retour qu'un sens unique (et circulaire), Tim Hecker construit un puzzle de vignettes faits de synthétiseurs, de machines et de (dé)gradation électronique des sons produits. L'opération du Saint Acide sur le linceul blanc ivoire des touches est aussi dévastateur que la chute de quatre étages d'un piano droit et la référence devient plus claire. Les textures qui enveloppent l'analogie des sons joués dans la cathédrale par les deux hommes sont plus concrètes que ces sons eux-mêmes. C'est une destruction de la musique plus qu'une construction ou une déconstruction. Peut-être Hecker hait-il vraiment la musique et a-t-il voulu lui faire subir un sort catégorique en la traitant de la sorte.


(Sketch 1, sur l'EP "Dropped Pianos")

Vitriolée, dé-modelée, congelée, déstructurée, écartelée, la Musique (représentée par les démos originales, au piano, enregistrées par Hecker avant son voyage en Islande, et publiées quelques mois après cet album sous la forme d'un EP très beau mais beaucoup moins significatif intitulé "Dropped Pianos") se voit paradoxalement vivifiée. D'une façon désespérée, glaciale et impressionnante, certes, mais c'est une collection de créations sonores dont l'énergie vive dépasse de loin la plupart des autres productions musicales (qu'elles soient électroniques, ambient ou même populaires) en terme de vivacité, de force et même de pertinence. Le chef d’œuvre forcément impopulaire de l'autodestruction telle qu'elle peut encore exister à notre époque.


Joe Gonzalez

1 commentaire:

  1. Jamais rien pigé à l'ambient mais c'est clairement un des meilleurs trucs que j'ai entendu cette année. Je crois que c'est un des principes inhérents à l'ambient, mais entendre des mélodies cachées dans le flou, et ne pas pouvoir les chanter avec sa voix mais qu'avec sa tête, c'est ce qui rend la musique si impalpable et mystérieuse. Et chez Tim Hecker, les mélodies sont là. Je vais écouter l'EP du coup, j'étais pas au courant, merci!

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