C'est entendu.

mardi 8 février 2011

[Fallait que ça sorte] The The — Infected

On l'a déjà remarqué il y a quelques mois avec le sur-place que peut faire l'indie rock en l'absence de stimulus, ou encore avec le dernier album de GusGus qui traite de la crise en Islande ; on pourrait encore se rappeler le groupe d'indus-metal démocrate Ministry qui avait la réputation de ne pouvoir sortir de bons albums que quand un Républicain était au pouvoir… les années difficiles et les périodes de frustration engendrent souvent des œuvres intéressantes.

C'est ainsi dans la Grande-Bretagne des années Thatcher (alors même que Reagan régnait aux États-Unis) que Matt Johnson (The The) aura sorti trois de ses quatre meilleurs albums, en nous présentant tout le mal-être que l'on pouvait ressentir à cette époque, tout en nous faisant danser, réfléchir, et user notre juke-box interne jusqu'à la corde avec sa synth-pop sombre mais particulièrement accrocheuse.

N'arrêtez pas de lire tout de suite si vous ne vous intéressez pas à la politique : The The n'est pas un groupe engagé comme ont pu l'être Refused ou Rage Against the Machine. Le projet traite de sujets que l'on peut encore aisément transposer aujourd'hui, et "Infected" est avant tout un album mû par un thème quasi-universel : le désir, le désir maladif, sans objet ("Tell me what it is that I want in this world !"), la déroute que l'on ressent dans un monde où tout semble vouloir nous inonder de tentations ("I can't give you up 'til I've got more than enough […] Endow me with the gifts of the man-made world"), une société qui nous submerge en plus d'être malade, si bien qu'à la fin elle comme nous semblons foncer droit dans le mur. A titre d'exemple, l'hymne furieux Infected au rythme aussi primitif que puissant, la délicieusement acide et ironique Out of the Blue (Into the Fire) où le narrateur se paie les services d'une prostituée pour compenser son manque de confiance en lui, ou encore l'amour insincère et dysfonctionnel sur Slow Train to Dawn (une histoire que Johnson poursuivra sur les albums suivants)…


(Heartland)

…et si je vous parlais de politique au début, c'est que les lignes avec lesquelles Johnson décrit l'état de son pays sur Heartland, chanson aussi accrocheuse qu'amère sur l'injustice sociale et l'américanisation de la Grande-Bretagne, sont tout aussi marquantes (cf. ci-dessus). On tombe aussi sur le thème de la guerre, soit traité de manière générale comme incompréhensible (Heartland encore), soit vécu "de l'intérieur", sur Sweet Bird of Truth, avec les mots d'un pilote sur le point de s'écraser dans le golfe Persique ; ou encore la façon dont la religion est utilisée (comme prétexte ?) pour générer des conflits, sur Angels of Deception ("I was just looking for paradise anywhere in this world while they're gunning for heaven from this man-made hell"). Et pourtant, que ce soit à l'échelle d'un individu, d'un pays ou du monde en général, les thèmes abordés par "Infected" se rejoignent tous : une agitation permanente, l'énergie du désir et du mal-être : que faire quand on ne peut rester inactif mais que rien ne semble faire sens ?


(Angels of Deception)

Je sais : des thèmes et des paroles ne font pas un album. Mais sur "Infected", c'est la force directrice qui infléchit toutes ces pistes et leur donne sens — ce qui change ces chansons, déjà des tubes en puissance, en de véritables bijoux dance-pop new wave…

Alors certes, on peut peut-être reprocher à certains sons d'avoir vieilli (les synthés et les drum machines font très "années 80"), ou à Matt Johnson d'en faire un peu trop (pas moins de 67 musiciens et trois producteurs ont collaboré sur l'album, de Neneh Cherry à Roli Mosimann des Swans, et toutes les pistes de l'album ont fait l'objet de vidéos, compilées sur VHS). Mais franchement, je vous dis plus ça par acquis de conscience qu'autre chose : cette abondance est mine de rien en phase avec le thème du disque, et l'excès d'énergie qui transpire par toutes ces pistes ne nuit en rien à l'efficacité des compositions de l'album. Je sais que plusieurs auditeurs ont déjà été rebutés par le son du disque, mais je ne changerais rien à "Infected", qui est l'un des albums de cette période-là que je préfère et dont les huit pistes sont tout simplement huit tubes.


(Infected, en version live surchargée en effets et en testostérone,
avec Johnson en maillot de corps, une danseuse-chanteuse en costume moulant
et une distortion inutile vers 02:10. OK, là, il en fait peut-être un peu trop.
Mais dites-moi que ce beat, que cette basse, que cette mélodie, que cette chanson
ne sont pas efficaces !)

Si Matt Johnson est connu pour ne pas avoir publié tout ce qu'il a enregistré (la discographie officielle de The The regroupe presque autant d'albums inédits que d'albums effectivement parus), on peut sans hésitation recommander les quatre albums qu'il a sortis de 1986 à 1993, tous aussi géants les uns que les autres : "Soul Mining", "Infected", l'ambitieux "Mind Bomb" et le mélancolique, apaisé et intimiste "Dusk". "Burning Blue Soul" (plus orienté shoegaze) et "NakedSelf" (parfois grinçant et touchant, parfois fatigué) sont malheureusement plus inégaux, et c'est bien le The The aussi dérangé que flamboyant des années 80 et 90 qu'il vous faut écouter. (Enfin, "qu'il vous faut écouter", façon de parler : personne ne viendra vous taper sur les doigts si vous ne le faites pas. Mais vous rateriez quelque chose.)


— lamuya-zimina

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