Attention : le disque dont je vais vous parler aujourd'hui a probablement tout pour vous déplaire. Six pistes (dont deux sont des reprises) d'électro à progression lente, blindée de sons qu'on jurerait sortis d'une compile genre "Ultimate Rave Party vol.372" et de réverbération, des paroles comme "I wanna make you happy 'cause I like you a lot" ou "I'm feeling hateful because you piss me off", une pochette qui… enfin, jetez un œil sur votre droite... Le disque d'aujourd'hui est aussi sorti après deux albums qui avaient déçu voire dégoûté quasiment tous les fans du groupe, et cette fois-ci la chanteuse qui sauvait encore quelques meubles sur ces deux albums n'est plus là ; un disque qui en prime aborde un sujet qu'on préférerait franchement oublier… vous en voulez encore ? Allez, cerise sur le gâteau : si j'en crois les commentaires laissés sur YouTube, l'un des singles de l'album s'est fait connaître en figurant dans un film du nom de "Monster Cock Craving Sluts" (sic). On fait difficilement plus classe.
Et pourtant, je peux affirmer que c'est un album convaincant, entraînant et osé, qui tourne en boucle dans mon lecteur depuis des mois (bien que je n'aie jamais mis les pieds dans une boîte de nuit et que je ne compte pas le faire de sitôt).
Mais remettons les choses dans leur contexte… GusGus, à l'origine, était un collectif d'acteurs islandais comprenant une douzaine de membres. Si leur carrière cinématographique n'a semble-t-il jamais décollé, ils ont sorti un excellent album orienté trip-hop sur le label 4AD en 1997, intitulé "Polydistortion" (à l'atmosphère feutrée parfois ambiguë, menée par la voix planante mi-angélique mi-lascive de Daníel Ágúst Haraldsson), suivi d'un LP plus dansant, tour à tour pop et électronique : "This Is Normal". Le collectif avait déjà perdu trois membres entre les deux albums, mais en 2000, c'est la débandade : quasiment tout le monde quitte le groupe et il ne reste plus que Birgir Þórarinsson (a.k.a. Biggi Veira) et Stephan Stephensen (a.k.a. President Bongo) sur le navire. Qu'à cela ne tienne, les deux membres engagent une chanteuse du nom d'Urður Hákonardóttir (a.k.a. Earth), tout à fait honorable et qui deviendra l'un des points forts du groupe (même si on sera également heureux de retrouver Daníel Ágúst sur une ou deux pistes en invité), et sortent un album de techno ("Attention") qui, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, déçoit quasiment tout le monde. Tout n'est pas à jeter dessus, les deux premières pistes sont même de sacrés tubes, mais il est vrai que le disque est inégal — et que ses beats et ses sons franchement orientés dancefloor (voire carrément putassiers) ne sont pas forcément au goût des fans de GusGus de la première heure. L'album suivant, "Forever", continue dans la même veine et s'aventure même encore plus loin. Évidemment, presque personne ne l'aime (sauf moi, mais c'est presque un plaisir coupable). Quand Earth quitte le groupe, on est prêts à enterrer GusGus au fond d'un tiroir…
…surtout qu'en 2008, l'Islande se retrouve carrément dans la mouise. La crise économique aura touché le pays d'une manière particulièrement violente, et si je n'ai pas tout suivi de l'histoire (rassurez-vous, je ne vais pas vous faire de cours d'économie — j'en serais d'ailleurs bien incapable), on peut imaginer que tous les Islandais n'étaient pas d'humeur à danser gaiment pour célébrer leur nouvelle précarité. C'est dans ce contexte que sort "24/7"… et l'une des raisons pour lesquelles l'album est une réussite est le fait que, plutôt que d'ignorer ou de fuir cette conjecture, le groupe la confronte carrément. Bongo, Daníel et Biggi répondent à la crise par un album de dance music sombre, ironique et cynique, une rave party désabusée qui pourtant n'abandonne pas un certain hédonisme, comme pour dire "OK, on est dans la merde. Maintenant voyons ce qu'on peut en tirer".
(Thin Ice)
Les chansons de "24/7" parlent donc de plaisirs temporaires, de rancœur et de boulots harassants, sur fond d'électro minimale qui, sous des airs de vulgarité crasse au niveau de certains sons et effets, est plus fine qu'il n'y paraît et se révèle réellement intéressante au niveau des structures et des textures sonores (l'album est sorti sur le label Kompakt, après tout). Surtout, la musique trouve un équilibre étonnant entre expressions d'amertume et d'hédonisme. Ainsi Thin Ice ouvre l'album sur une série de décharges électriques presque agressives, la seule mélodie venant du chant mélancolique de Daníel (heureusement de retour dans le groupe), avant que la basse ne se décide à sortir de son état catatonique après deux minutes, que la piste ne s'arrête puis reparte sur une boucle plus rythmée mais toujours sombre — et qu'enfin, après cinq minutes, le chant décolle, devienne dansant, irrésistible, avec un chœur et un beat qui viennent enfin nous sortir de ce marasme glacé et nous donner sérieusement envie de danser. La progression n'est pas qu'efficace, elle était indispensable. La seconde piste, Hateful, est nettement plus directe, et si elle garde un son qui exsude toujours la froideur et le spleen, c'est bien de haine sans ambages dont parle la chanson, exutoire particulièrement réussi qui n'explose ni ne s'épuise jamais pendant la dizaine de minutes qu'il dure. Le sourire que l'on esquisse en entendant Daníel (qui n'avait jamais mis un mot plus haut que l'autre jusqu'à présent) entonner "If you can't tolerate my kind, you can kiss my fucking ass" provient autant du ridicule de la phrase que de l'énergie négative, transformée en défouloir par le groove de la piste, qui transparaît à travers elle. Peut-on être à la fois ridicule et convaincant, vulgaire et fin, déprimé et entraînant ? GusGus semble bien prouver que oui…
(Hateful)
Sur On the Job, le groupe joue d'une ironie particulièrement grinçante, Daníel prenant une voix éraillée (autant qu'elle puisse l'être), fatiguée et faussement enthousiaste pour nous dire à quel point il est dévoué à son travail 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 (le groupe semble ici tester les limites de son esthétique : un peu plus et la piste se casserait la figure — et pourtant, malgré tout, elle tient). Le ton de l'album s'éclaircit un peu sur la seconde moitié du disque, avec une reprise étonnante de Take Me Baby de Jimi Tenor (que l'on peut décrire comme une chanson d'amour robotique bizarre ; Jimi est signé chez Warp et donne lui-même de la voix sur la reprise de GusGus) qui évolue vers l'entraînante Bremen Cowboy, instrumentale réminiscence de certaines pistes d'Underworld au début des années 90, et qui repose finalement un peu de tout ce vague à l'âme et de tout ce cynisme. Enfin, l'album se termine sur Add This Song, à la fois la chanson la plus ouvertement kitsch et l'une des plus prenantes de l'album, qui accumule les clichés de mauvais goût, "euro-trance pop" ou tout ce que vous voudrez, mais qui arrive à sonner sincère malgré tout, plaisir temporaire mais certain qui vient tout éclairer… du moins jusqu'à ce que la piste (dans sa version album) finisse par se dissoudre lentement dans des boucles techno abrasives. Le sentiment d'élation ne dure qu'un instant et il n'en reste qu'un écho à la fin — mais le souvenir est toujours là, et une fois le disque fini, si le quotidien paraît toujours aussi sombre, GusGus a atteint son but : nous redonner envie de profiter vraiment de la vie autant que possible, nous donner envie de danser même au cœur de la crise, de l'hiver et de la dépression.
(Add This Song)
Bref — "24/7" est une réussite, un disque mine de rien hors du commun, et le meilleur album que GusGus ait sorti depuis "Polydistortion". Le groupe vient de publier une compilation pour fêter ses quinze ans et la sortie de leur prochain album est annoncée pour le 25 avril… Pour la première fois depuis quelque temps, on peut l'attendre avec un réel enthousiasme !
— lamuya-zimina
— lamuya-zimina
C'est un constant mitigé pour ma part. Je reconnais le talent de composition du groupe mais si leurs textures sonores et la "violence" de leur bruit me séduit, j'ai du mal à adhérer à l'esthétique un brin club de l'ensemble.
RépondreSupprimer