C'est entendu.

mardi 31 janvier 2012

[Alors quoi ?] "Pop Culture en bandoulière", un entretien avec Chairlift


Trois ans et demi séparent le premier album de Chairlift de "Something" et ce temps-là n'a pas été perdu. Collaborations extérieures, projets externes et réalisation de clips ont été au menu, tout comme tournées et écriture, bien entendu, mais quelque chose a changé. Aaron Pfenning a quitté le groupe et les deux musiciens restants, Caroline Polachek et Patrick Wimberly, se sont mis à écrire ensemble et plus séparément.


(Sidewalk Safari, sur "Something")

Ces longs mois les ont vus favoriser l'expérimentation et un travail acharné en direction d'une dynamique de groupe plus uni que jamais. D'une certaine façon, leurs fans le savaient et ceux qui les avaient découverts à travers le single Bruises et la pub pour Apple avaient compris qu'il ne s'agissait pas que d'un énième buzz band. Évoquer le "succès" de Bruises ne ravit d'ailleurs pas le groupe, qui nous corrige tout de suite : "Les gens ne se rendent pas compte à quel point on gagne mal sa vie avec la musique. Si nous avons mis aussi longtemps pour enregistrer le second LP, ça n'est pas parce que nous avions gagné avec le contrat Apple suffisamment d'argent pour en vivre quelques temps, c'est parce que nous avons voulu faire ça bien." Rien de plus louable quand tant de groupes se dépêchent d'enchainer les disques presqu'autant que Woody Allen se dépêche d'enchainer les films (*). Le processus a été long, beaucoup de chansons ont vu le jour, ont été retravaillées, écartées, ajoutées mais les voilà enfin qui sont disponibles et l'impression attendue est celle ressentie : une somme de travail vaut souvent mieux qu'une impulsion fortuite. "C'est un peu comme si on publiait notre troisième album".




(Isabelle Antena - Naughty Naughty, sur "Hoping for Love", 1987)


(Strawberry Switchblade - Since Yesterday, 1984)

Les années 80 jouent un rôle considérable dans le son de maintes musiques populaires actuelles et Chairlift ne déroge pas à la règle en faisant le choix de s'orienter encore plus franchement vers une synth pop non pas revivaliste mais qui instrumentalise les codes et les sons passés. Caroline évolue à Brooklyn et, à Hipsterville, la référence obscure est de rigueur. Pourtant, toute musicienne branchée qu'elle puisse être, la musique dont elle prétend se nourrir n'est pas de la poudre aux yeux. On entend bel et bien Isabelle Antenna, Mylène Farmer, Bryan Ferry et Strawberry Switchblade en écoutant "Something". On n'entend aucun de leurs gimmicks, bien sûr, et ils ne pèsent pas lourdement sur l'identité sonore de Chairlift, mais leurs fantômes sont autant de mécanismes semi-tangibles utilisés par le groupe pour bâtir sa maison.


(Mylene Farmer - Maman a tort, 1984)

Caroline dit aussi écouter Current 93 et Death in June, mais ces musiques-là, bien plus ténébreuses (au moins dans leur contenu), n'ont pas vraiment fait le trajet jusqu'à "Something" et on s'en félicite. Non pas qu'une synth pop influencée par David Tibet soit inconcevable ou irrecevable mais un tel concept serait pour le moins trop dangereux pour que l'on s'y risque si tôt dans une carrière. Pour la suite, par contre, on ne peut qu'espérer qu'à l'aube de l'enregistrement de son troisième ou quatrième album, Polachek se souvienne de ce qu'elle a perçu dans la neofolk industrielle et qu'elle réinvente les singles synthétiques des années 2010 à l'aune des observations pessimistes de ces musiciens-là. Pour l'heure, c'est d'Anika et de Violens (le groupe de son petit ami) que Caroline se sent proche. Plus directement que des différents revivals synthétiques qui ont parsemé les derniers mois.


(Anika - Yang Yang, sur "Anika", 2010)


Selon elle, la chillwave n'est pas un revival synthétique, d'ailleurs. C'est davantage une dérive indie du hip hop. Le revival synth pop le plus défini(tif) à ses oreilles est celui, très sérieux, de groupes pour qui la coldwave semble être le saint Graal : Automelodi, Autre ne Veut, Cold Cave, Xeno & Oaklander... Ceux-là ne sont pas seulement sous influence, ils jouent le jeu synthétique comme si 1986 n'était jamais survenue et comme si Visage et Yazoo venaient de faire paraitre leurs nouveaux singles.



(Automelodi - Schema corporel, sur "Automelodi", 2010)

Chairlift ne s'inscrit pas dans cette lignée-là et ne pense pas comme ces musiciens qui, toute respectable que puisse être leur musique, pensent comme on pensait en 1980, en deux dimensions : la musique et l'instrument. Pour Caroline Polachek, les choses ont changé et la musique est l'instrument."La musique enregistrée est l'instrument de notre génération. Ça n'est pas la guitare et ça n'est pas le synthétiseur. Le synthé est l'instrument de la vieille génération tandis que la musique enregistrée et le DJing sont le format de la notre. Je pense que même les gamins qui sont dans des petits groupes incorporent de fait des éléments de DJing dans leurs chansons. Nous en sortirons à terme, bien sûr, et quelqu'un débarquera sans doute avec cet équivalent super progressif et futuriste de ce qui est arrivé dans les 90's à Londres avec Prodigy et tous ces autres musiciens. Ça arrivera. Mais je n'ai aucune idée de ce à quoi ça pourra ressembler." Patrick Wimberly a son avis sur la question : "ça viendra probablement d'un gamin avec un laptop en Chine, ça ne viendra pas de NYC". Souhaitons qu'il ait raison, la musique populaire occidentale se porterait sans doute bien mieux si elle virait mondiale.


En attendant, malgré leur goût pour les aventures extérieures, les désirs des deux musiciens restent intimement liés à la musique. Patrick a produit l'album de Das Racist et Caroline a pour projet de réaliser d'autres clips. Ceux de ses propres singles bien entendu mais aussi ceux des autres. Elle a travaillé pour Violens mais ne s'arrêtera pas là : "Il y a un clip que j'ai très envie de faire, pour un groupe de Philadelphie. En fait, je ne leur ai même pas parlé de mon idée mais dans ma tête elle est aboutie." Mais alors pourquoi ne pas sauter le pas ? Y'a-t-il des envies extra-musicales là-derrière ? Est-ce un prétexte pour aller vers le cinéma ? "Non, le medium me plait vraiment. Il m'arrive d'avoir une idée de clip et ensuite seulement d'avoir envie de composer une musique qui irait avec. Je suis toujours influencée par de nouvelles chose. J'adore David Lynch, comme tout le monde mais depuis un an je suis un peu obsédée par un film d'horreur japonais, "House". j'aime bien les choses qui sont en même temps bizarres, affreuses et sexy."


(Trailer du film "House", 1977)


Pour eux, la musique n'est pas davantage un prétexte ou une voie d'accès pour aller vers d'autres médias (comme la danse) : "Quand j'étais gosse, j'ai été immédiatement attirée par la pop music parce que quand tu es gamin et que tu regardes MTV ça n'est pas parce que la musique t'obsède, c'est un tout. Kurt Cobain qui écrase sa guitare sur scène, avec sa super coupe de cheveux et son attitude, sa manière de s'exprimer quand on l'interviewe, c'est un tout. La musique n'est pas un prétexte vers la popularité. Ce qui m'attire chez des artistes comme Bowie ou Prince c'est que la musique n'est qu'un élément de l'ensemble, d'un monde. Même Lady Gaga. Sa musique est certes un prétexte pour toucher le public mais elle fait partie de ces artistes qui me paraissent les plus convaincants et qui présentent un univers complet. Nous avons toujours voulu faire ce genre de chose."

Justement, on se demandait si la moutarde ne leur était pas montée au nez après avoir signé chez Columbia et avec la proto-hype qui les entourait déjà depuis quelques mois : deux concerts au Silencio en un mois, était-ce un choix ? L'endroit (très select, très étroit, très mal fréquenté) ne se prêtant pas vraiment à un véritable concert de musique avec une véritable public de fanatiques, on était en droit de ronger notre frein devant de faux rendez-vous, de toute façon manqués. "Ils nous ont invité, on voulait jouer. C'est un lieu très beau et un peu triste qui effectivement n'est pas une salle de concert mais encore une fois, on n'était pas en tournée, on ne faisait que se rôder, on apprenait à jouer les morceaux ensemble, en quintet. Lorsqu'on va lancer notre tournée et qu'on passera à Paris (le 29 février, NDLR), les fans seront évidemment tous les bienvenus, pas de sélection au programme." Nous irons confirmer ça pour vous et vérifier que le Chairlift scénique 2012 vaut mieux que son avatar 2009, un brin décevant si vous vous en souvenez comme nous.



Depuis le début, Chairlift est un groupe "de Brooklyn", la ville où depuis cinq ans au moins, on a vu fleurir une part non négligeable des plus passionnants acteurs indépendants, où une scène artistique hétérogène s'est formée autour de musiciens qui pour la plupart se connaissaient d'une façon ou d'une autre. TV on the Radio, Dirty Projectors, Grizzly Bear, Liars et compagnie, ils ont été nombreux à sortir du giron de l'Est new yorkais mais tandis que les temps changeaient, Chairlift a pris son temps. Que se passera-t-il lorsque le centre de création arty le plus actif se sera déplacé ailleurs ? Suivront-ils le mouvement ? Iraient-ils à Munich, à Austin ou à Sheffield si l'effervescence venait à y naitre ? "Non, nous ne sommes pas allés à NYC pour ça. Caroline y est allée pour suivre ses études. C'est génial de vivre ça, tous ces groupes, ces nouveaux groupes, il y en a tant et tant sont bons, et surtout beaucoup de ces musiciens sont nos amis. C'est génial de voir nos amis qui pendant des années ont galéré, qui n'arrivaient pas à faire tourner leurs groupes et là cinq ans plus tard ils cartonnent enfin. Mais nous ne déménagerions pas pour nous rapprocher de la hype. D'ailleurs, ça ne sera pas là où vous pensez. Ce sera sans doute une ville totalement inattendue, comme Abou Dabi (aux Émirats Arabes Unis, NDLR) ou quelque chose comme ça." Qui vivra verra.


Propos recueillis par MLE et Joe Gonzalez en Novembre 2011 dans le 9ème arrondissement parisien. Texte de Joe Gonzalez. Article mis en forme par MLE et Joe Gonzalez.



(*) : Quand bien même je suis nostalgique du rythme de parution des albums tel qu'il existait dans les années 70, par exemple, lorsqu'un artiste majeur (Lou Reed, Van Morrison, Elton John comme des dizaines d'autres) pouvait publier un disque de (grande) qualité par an, voire deux, il est indispensable que des groupes de pop music comme Chairlift prennent ce temps et ne se pressent pas pour se presser, ne cherchent pas à remplir leur CV et à vendre des disques à tout prix, qu'ils travaillent leur art (qui, il est vrai, nécessite de toute façon beaucoup plus de temps pour atteindre le raffinement souhaité qu'un album de songwriter paru en 1971, nous n'en sommes pas au même point sur l'échiquier des pratiques de composition et des modes).

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