C'est entendu.

vendredi 28 janvier 2011

[Fallait que ça sorte] Current 93 — I Have a Special Plan for this World

Il vous est sans doute déjà arrivé, seul(e) le soir, de ressasser des pensées désagréables, de vous faire des films (souvent tordus et qui se finissent mal), d'avoir l'esprit qui tourne et vire en roue libre là où vous ne voudriez pas qu'il aille. Peut-être vous est-il même déjà arrivé d'en perdre presque le contrôle, de finir par avoir peur et de devoir vous lever, allumer la lumière pour tenter d'en sortir… en vain. Quand quelque chose vous obsède trop, il semble n'y avoir aucun échappatoire à ce labyrinthe de pensées sombres.

Vous savez sans doute ce que cette situation peut donner dans le cas d'une personne mentalement instable et qui aurait subi un choc traumatique. Ne vous arrêtez pas là : imaginez ce que ça pourrait donner dans le cas d'une personne assez dérangée pour avoir dépassé ce stade, une personne qui aurait vu ou subi quelque chose d'indicible, qui serait "passée de l'autre côté", pour qui nous serions dans l'erreur, et qui chercherait coûte que coûte un échappatoire, une "solution", peu importent les conséquences.

Maintenant, faites le dernier pas : imaginez que cette personne ait trouvé cet échappatoire. Sans que ça soit ce à quoi vous pensez.



"I Have a Special Plan for this World" est une collaboration entre David Tibet (l'homme derrière Current 93, chanteur de folk apocalyptique expérimental à l'accent britannique chic et prononcé, habité par des visions prophétiques et passionné par les écrits coptes, chrétien dévot malgré des penchants certains pour l'occultisme) et Thomas Ligotti (écrivain américain spécialisé dans l'horreur, voire dans l'"horreur philosophique" d'après le New York Times). Par plusieurs aspects, "I Have a Special Plan for this World" est classique : un poème de Ligotti récité et mis en musique par Tibet, le journal d'un homme dérangé, un homme avec une vision, un but qu'il n'explicite jamais. Un long poème qui n'est pas une descente dans la folie, ni un avertissement, ni un cri à l'aide, mais qui dévoile simplement la psyché de ce narrateur, sa solitude, son mal-être, les choses qu'il a pu voir, sentir, penser et qui l'amènent toutes à la même conclusion. L'écriture de Ligotti, avec des mots juste assez horrifiques pour être marquants sans tomber dans l'excès, avec juste assez de non-dit pour inquiéter, décrit cet esprit à la fois torturé, étranger et très présent, qui se confie à nous… qui nous ouvre juste assez des portes de son âme pour que l'on soit marqué, pour qu'on ait peur d'aller plus loin et pourtant qu'on soit fasciné par ce que l'on y voit, ce que l'on y entend.

(Thomas Ligotti)

La voix de Tibet est quasi-monocorde et déterminée, malgré parfois une inquiétude, un dégoût ou une rage très légèrement perceptibles ; des bruits d'enregistrement et surtout des harmonies à la fois grandioses et dissonantes, d'outre-tombe, semblent extérioriser et contenir toutes les émotions que le narrateur garde en lui, tout ce qui émane de lui, sons de cordes qui finiraient presque par ressembler à des voix. Rien que de très classique peut-être, mis à part le fait que ce genre d'œuvre se trouve plus souvent en littérature et au cinéma qu'en musique, et surtout le fait qu'avec les talents d'écrivain de Ligotti et les talents de musicien de Tibet… on y croit. "I Have a Special Plan for this World" va vous hanter, vous faire réfléchir, vous faire perdre confiance en vous, vous faire ressentir cette peur de l'inconnu, vous amener un pas plus près de la folie. Et plus vous l'écouterez, plus cette piste semblera faire sens.

(David Tibet)

L'horreur est un genre qui n'a pas forcément besoin d'originalité pour fonctionner, mais qui nécessite une exécution quasi-parfaite pour ne pas que l'on voie les fils et le papier mâché. Et à l'écoute de ce disque, on peut difficilement se dire que Tibet et Ligotti n'ont réalisé qu'une œuvre de fiction gratuite… il doit y avoir quelque chose que les deux artistes ressentent réellement là-dedans. Et pour peu qu'on l'écoute dans les "bonnes" conditions (seul, la nuit, éventuellement quand on va mal), difficile de ne pas ressentir ce malaise, de ne pas être affecté par ce manque, d'être indifférent à cette envie indicible qui ronge le narrateur tout en lui donnant sa résolution ; difficile surtout de se croire réellement à l'abri de tout cela.


— lamuya-zimina


P.S. : Si vous aimez, sachez que Tibet et Ligotti ont collaboré sur deux autres disques, à savoir "In a Foreign Town, In a Foreign Land" — beaucoup plus épars et atmosphérique — et "This Degenerate Little Town".
P.P.S. : Je vous conseille d'écouter ça ou de le réécouter ce soir, enfin de nuit, seul, au calme. Pas en faisant la vaisselle, par exemple.

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