C'est entendu.

lundi 28 février 2011

Nerd Auditif #4

par Julien masure
Art par Jarvis Glasses


La Musique Concrète et l'électroacoustique
2ème partie

De l'électroacoustique au Krautrock, l'histoire d'un "Kontakt"



En 1937, John Cage résumait en une phrase une pensée qui allait changer le monde musical. Dans son essai "The Future of Music : Credo" (que vous pouvez, en outre, lire ici), il déclarait, en introduction, cette idée révolutionnaire : "Où que l'on soit, ce que l'on entend le plus est du bruit. Lorsqu'on l'ignore, il est dérangeant. Lorsqu'on l'écoute, on le trouve fascinant." Cette écoute "bruitiste" prenait vie et sens au fur et à mesure, semblerait-il, que le monde devenait, lui-même, une source de bruit toujours plus importante. Quand, en 1948, Pierre Schaeffer fit l'expérience, par hasard, du "sillon fermé et de la cloche coupée" , il ne faisait pas qu'une découverte théorique sur la musique, il donnait de nouveaux codes possibles à la création musicale. Soudainement, un monde qui avait toujours été là, celui des bruits, des sons non-toniques, apparaissait à l'audible. Une nouvelle idée de la musique apparaissait. Quelques années plus tard, de nombreux styles musicaux (sinon tous) doivent beaucoup à ces découvertes, ces nouvelles façons de penser le son. Le mouvement krautrock, particulièrement, mais également la musique électronique, allaient y puiser une partie de leur essence.

"Nous souhaitons créer une musique gracieuse, sans haine, agressivité, ni désespoir qui ramène l'auditeur à un état d'innocence originelle."
(Le groupe allemand Tangerine Dream)

Depuis les années suivant la Seconde Guerre Mondiale, l'Allemagne souffrait de graves troubles identitaires, culturels mais aussi et surtout artistiques. La honte du nazisme ayant creusé un trou béant là où devait se tenir la Culture teutonne, il fallait remplir cet espace et cela prit du temps. Au milieu des années 60, alors que les anglais faisaient tourner dans l'insouciance des vinyles rock'n roll, blues ou folk, les artistes allemands cherchaient encore a cautériser une plaie. Le krautrock fut l'une des réponses de la jeunesse allemande à cette question identitaire. Et ce n'est pas un mystère si certains des fondateurs du mouvement (Tangerine Dream par exemple) proposèrent d'emblée une musique instrumentale tandis que d'autres (Can...) prirent le parti de proposer des paroles en anglais : leur but était d'offrir un message international, sans patriotisme exacerbé, une musique qui serait, en fin de compte, la sublimation magnifique du souvenir honteux des croix gammées.


Karlheinz Stockhausen fait partie des musiciens qui ont été, pour la jeunesse allemande, parmi les plus abondantes sources d'inspirations, en donnant les clefs nécessaires à la création du krautrock. Deux œuvres, particulièrement, inspireront ce mouvement.



Kontakte : l'idée


Kontakte

Kontake "fait référence aux contacts entre les groupes de sons instrumentaux et électroniques ainsi qu'aux contacts entre les "moments" auto-suffisants et fortement caractérisés" (Stockhausen). Pour mieux comprendre l'œuvre de Stockhausen, il faut maîtriser la notion de "momente" (moments). Il les décrit comme une "forme momentanée qui résulte d'une volonté de composer des états et processus à l'intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l'œuvre." Les sons, singuliers, ne prennent sens que dans la globalité de la pièce. Cette notion sera la clef de voute de l'œuvre de l'allemand qu'il tachera de réfléchir dans nombre de ses morceaux. Ce qui concerne ici principalement le krautrock c'est bien le mélange, le rapport, l'entretien, entre le son électronique et le son analogique, une union qui ouvrit une voie et donna matière a créer à une jeunesse allemande en recherche d'expérimentation.


(extrait de Journey Through A Burning Brain de Tangerine Dream)

Tangerine Dream (à titre d'exemple) suivit à la lettre les pensées de l'électroacousticien allemand. L'album "Electronic Meditation" (1970), sans doute ce que le groupe a fait de mieux, va, jusqu'à son nom, pousser l'idée du "Kontakt". Le mélange est ici moins obscur, plus lisible et accessible. Sur Journey Through A Burning Brain, les synthétiseurs éthérés et les guitares dialoguent durant plus de 12 minutes avec des sons étranges, non-mélodiques, stridents. La réussite d'un tel morceau est qu'à aucun moment on ne puisse y confondre une incohérence, une bizarrerie opaque et désagréable : un classique krautrock, réalisé tout juste 10 ans après les Kontakte de Stockhausen.




Hymnen : la pensée


Karlheinze Stockhausen est devenu (jusqu'à sa mort en 2007) l'une des figures les plus importantes de l'électroacoustique et de la musique expérimentale. Deux ans durant, il enseigna aux futurs fondateurs du groupe mythique Can. A ce propos, Irmin Schmidt (à qui nous avons posé quelques questions il y a peu) déclarait qu'il a toujours aimé "la musique que Stockhausen voulait. C'était une chose nouvelle dans la culture musicale européenne." (*1) L'un des premiers enregistrements du bassiste Holger Czukay (paru à l'époque sous le nom Technical Space Composer's Crew), à savoir le LP/bootleg "Canaxis 5" (1969), s'est d'ailleurs réalisé dans les studio du maître allemand. Cet album, mélange d'exercices et de musique concrète, sonde les prémisses d'un groupe novateur et intelligent, une source qui donne la cohérence à un genre dont ils sont les figures de proue.


(Karlheinz Stockhausen - Hymnen)

En 1967, K Stockhausen réalise l'une de ses pièces majeures : Hymnen (hymnes en français). L'œuvre est, encore une fois, complexe, déconcertante et passionnante. Pendant plus d'une heure, il déstructure et "revisite" quelques hymnes nationaux d'à travers le monde. La pièce se compose de quatre mouvements, chacun dédié à un grand nom de la musique (John Cage, Pierre Boulez, etc.). Au delà de la technique, le sens d'une telle œuvre inspire les artistes allemands. En effet, Stockhausen parvient ici à adopter un point de vue que l'on n'imaginait plus à cette époque. Il se positionne avec recul sur la nation en déformant, grâce à l'électronique, l'hymne national allemand à une époque où toute notion de nationalisme était encore honteuse pour la plupart de ses concitoyens. Un autre groupe phare du krautrock, Neu! (qui signifie "nouveau", soi dit-en passant), reprendra l'idée en 1984 pour ouvrir son splendide album "Neu 4".


(Neu! - Nazionale)


Savante vs Populaire


"La répétition est une forme de changement."
(John Cage)

Je vous ai parlé il y a quelques temps d'un album paru en 2007 qui faisait le lien entre la musique électronique et la musique kraut. C'est que si ces deux styles sembles êtres proches et éloignés à la fois, leur base est la même : la musique électroacoustique, concrète et l'influence de personnages comme Stockhausen. A titre d'exemple, relisez ce Reveille Matin consacré à Jürgen Paape pour vous en convaincre.

A ce sujet, dans un interview donné au magazine "The Wire", Karlheinz Stockhausen proposait son avis sur différentes musiques "modernes" qui s'inspirent, directement ou indirectement, de son œuvre. Des morceaux de "technocrates" tels que Richie Hawtin (Plastikman), Scanner ou encore Aphex Twin lui étaient proposés. Son point de vue sur ces pistes est surprenant. "J'aimerais que ces musiciens ne se permettent plus de répétition, et qu'ils aillent plus rapidement dans le développement de leurs idées ou de leurs trouvailles, car je n'apprécie pas du tout ce langage de répétition permanente (...), je pense que les musiciens doivent être concis et ne doivent pas s'en remettre à cette psychologie à la mode." Scanner, en réponse aux propos de l'allemand, soutient qu'il "pense, comme John Cage le disait, que la répétition est une forme de changement."

Malgré ce point de désaccord structurel et rythmique, l'influence de Stockhausen sur la musique "populaire" est pourtant importante. Si le compositeur allemand y voit un "bégaiement" musical, c'est pour des raisons de finalités musicale. La techno proposée par The Wire n'a pas la même finalité que les œuvres expérimentales de Stockhausen, qui nécessitent une écoute intellectuelle quand la techno a surtout pour but de distraire et de faire danser (ou du moins de lier le son au corps). C'est un fait, Stockhausen a toujours dénigré la musique populaire, la considérant comme une production de masse par le biais de laquelle l'individu ne peut s'exprimer. A Irmin Schmidt de répondre avec sagesse à cela : "Je n'ai jamais accepté ce high and low, cette différence qu'on avait entre la musique savante et la musique entertainment, parce que dans toutes les deux, il y a la grande musique." (*2)




N.B. : Il est évident qu'un tel article comporte son lot de vulgarisation. La musique de Karlheinz Stockhausen étant particulièrement complexe et vaste, je me suis efforcé d'être le plus exhaustif et compréhensible possible, me basant sur mes connaissances et de nombreuses recherches. Je m'excuse d'ores et déjà auprès des "connaisseurs" qui y trouveront, sans doute, quelques manquements. Je les invite à m'en faire part.

(*1) et (*2) : interview de Novorama du 14 janvier 2011

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