C'est entendu.

vendredi 7 mai 2010

Nerd Auditif #2

par Julien Masure
art par Jarvis Glasses


La Musique Concrète et l'électroacoustique
1ère partie

Concrètement, c'est quoi?



Il faut avouer que le mot apparait savant, mais il conserve néanmoins une beauté intrigante. Une musique "concrète," ça laisserait presque sous-entendre qu'on peut la palper, la toucher, la malaxer. Cependant le terme semble souvent nous échapper. Qu'est-ce au juste que cette musique concrète ? Encore une expérience musicale obscure qui ne plaira qu'aux nerds ? Je vous le dis tout de go, de Pierre Henry (l'un des pères de la musique concrète) à Aphex Twin, il n'y a presque qu'un pas.


Pierre Henry, l'un des pionniers

On ne peut comprendre la musique concrète sans envisager un terme : l'acousmatique, un mot faisant écho à Pythagore qui donnait ses cours derrière un rideau, de façon à ce que ses disciples ne puissent le voir et se concentrent alors pleinement sur ses paroles. L'acousmatique est en effet le concept d'entendre un son sans en voir directement sa source. Par exemple, l'enregistrement du bruit d'un arbre qui tombe (attention, les hauts parleurs ne sont pas considérés comme étant la source ; la "vraie" source, l'arbre, n'est, elle, pas visible). La musique concrète, appelée aussi "art acousmatique," part du principe que la réception d'un son est toujours influencée par l'aspect visuel de ce dernier (sa source, etc.) et le but de cette musique est de trouver une écoute du son pour lui-même. Par exemple, le bruit d'un arbre qui tombe ne devrait plus me faire penser à un arbre qui tombe mais à un son, plus ou moins beau, plus ou moins grave... C'est le retour à une écoute dépourvue d'à priori. La musique concrète cherche ainsi à supprimer le lien entre un son et son objet afin de pousser l'auditeur a écouter le son pour lui-même. Pour ce faire, le musicien va utiliser le principe de la boucle (répéter le son) et de la déformation sonore (trafiquer le son).

Pierre Henry (né en 1927) est l'un des fondateurs de la musique concrète. Il est d'ailleurs l'auteur d'un enregistrement, "Messe Pour Le Temps Présent" (1967), considéré comme un manifeste. Pour comprendre clairement ce qu'est la musique concrète et son rapport à l'acousmatique, je vous propose ici d'en écouter deux extraits. Le premier se nomme Étirements (et crée une musique à partir de bâillements de portes). Dans cette "chanson," le son de la porte fait de moins en moins référence à sa source sonore au fur et à mesure que le son est répété et semble devenir une entité sonore à part entière. La seconde plage sonore est nommée Fièvre et est composée de sons aussi abstraits (ne faisant référence à rien de connu) que son titre le laisse entendre.

Pierre Henry - Etirements


Pierre Henry - Fièvre


Mais en quoi tout cela dépasse-t-il le cadre de l'anecdote musicologique ? J'ai rencontré Jeremy Janssens, étudiant de dernière année en section composition électroacoustique au conservatoire de Mons, en Belgique (ainsi qu'à l'asbl Musique et Recherche basé à Ohain). Sous son pseudonyme de Kid Whisky, il crée une musique où s'immiscent divers bruits et déformations sonores. Son premier album est prévu pour Juin 2010. La musique concrète est-elle encore vivante en 2010 ?



Interview de Jeremy Janssens (Kid Whisky)

"Concrète est devenu électroacoustique"


C'est Entendu : Bonjour Jeremy. Tout d'abord, j'aimerais savoir comment tu définirais ta relation avec la musique concrète et l'acousmatique ? Qu'en fais-tu exactement ?

Kid Whisky : Bonjour. En fait, j'étudie les techniques de composition utilisées en électroacoustique et en acousmatique pour les implémenter dans ma propre musique qui, à la base, vient du jazz et du classique mais aussi de la house et du hip-hop. J'essaye de combiner un univers bruiteux avec un univers tonal. Générer une musique complexe mais lisible.

C.E. : Te considères-tu comme un concrétiste ?

Je pense que plus personne aujourd'hui ne se revendique concrétiste. Personnellement je ne le fais pas car je considère la musique concrète comme une simple démarche de recherche et réellement peu musicale. Elle n'a été qu'un déclenchement.

C.E. : Un déclenchement ? Tu veux dire qu'elle n'a été qu'un moyen d'accéder à une autre musique ? Qu'elle n'est qu'un passage obligé dans l'Histoire de la musique ?

K.W. : En fait, la musique concrète a servi de laboratoire à de nombreux chercheurs comme Pierre Schaeffer (ndlr. l'inventeur de la musique concrète). Je ne dis rien de péjoratif vis à vis d'elle, mais aujourd'hui elle s'est totalement ancrée dans tous les autres courants sans que plus grand monde ne s'en aperçoive.

C.E. : Lesquels par exemple ?

K.W. : Pratiquement tous les courants actuels. Toutes les musiques électroniques pratiquées avec des boucles en fait. Je pense à la house et à la techno par exemple. Je ne dis pas que ça découle en ligne directe mais bien à un deuxième degré. Je cite la techno par ce qu'on en parle souvent comme le descendant de la musique concrète mais au même moment dans les années 1970, le hip-hop naissait lui aussi des même parents !

C.E. : Tu dis que plus personne ne se revendique issu de la musique concrète. Que penses-tu de Pierre Henry qui, lui, se revendique pleinement concrétiste et continue de faire de la musique ?

K.W. : Il a le grade de pionnier donc ça ne m'étonne pas qu'il se revendique encore pleinement de la musique concrète. Tu es sûr qu'il compose encore aujourd'hui ? J'ai entendu dire qu'il était très malade...

C.E. : Sa dernière œuvre date de 2008, ce qui est relativement récent. En fait, par rapport à Pierre Henry, tu ne penses pas que faire de la musique purement concrète aujourd'hui est devenu inutile, qu'on doit passer à autre chose ? Tu définis d'ailleurs toi-même la musique concrète comme "réellement peu musicale."

K.W. : Aujourd'hui, on est passé à autre chose. Concrète est devenu électroacoustique. Je crois qu'il ne faut pas trop se focaliser sur l'avenir de la musique concrète, elle continue son histoire au travers d'autres styles.

J'ai peut-être été trop dur en disant "peu musicale." Les moyens de l'époque étaient extrêmement rudimentaires. Comme il fallait tout inventer et qu'il n'y avait pas de règles ni de langage, les compositeurs avaient davantage le statut de chercheurs. Cette musique provoquait l'émerveillement mais relativement peu de sentiments.

C.E. : Pour toi la musique est affaire de sentiments uniquement ? Pourtant tu fais une musique assez complexe et recherchée. Tes compositions ne tombent jamais dans la facilité d'un ultra-sentimentalisme.

K.W. : Aujourd'hui, la musique est certes technologique mais elle raconte toujours quelque chose au cœur. Qu'elle impressionne par sa technique ou pour son message, le sentiment n'est jamais loin. Peut-être qu'aujourd'hui, parfois, le sentiment est plus subtilement caché ou plus difficile à décoder.

C.E. : Pour finir, quel est pour toi le plus beau son ? Si il y en a un ...

K.W. : Je ne pense pas qu'il y ait de "plus beau son." Chaque son a sa morphologie et sa personalité ! En composition, le "beau" son, c'est celui qui est placé au bon endroit pour qu'il fasse sens !



Nerd Auditif va tendre l'oreille

La musique concrète, même si elle ne semble être qu'une expérience musicale, a été la fondation de nombreux styles musicaux actuels. Si cet art reste tout de même obscur et complexe, il n'en est pas moins que la boucle sonore et l'acousmatique (la base de la musique concrète) sont deux principes qui font pleinement partie de notre univers musical. C'est pourquoi Nerd Auditif se donne pour projet d'explorer les recoins méconnus de cet art acousmatique. Ce numéro n'est donc que l'introduction d'une série d'articles qui se pencheront sur ce sujet.

14 commentaires:

  1. Si je puis me permettre, dans un cas d'interview, il est plus juste de mettre la formule "propos recueillis par ..." au début de l'article.

    RépondreSupprimer
  2. Je me suis justement interessé récemment à Karlheinz Stockhausen. L'arythmie total de ses œuvres rend tout ça difficilement écoutable, mais j'ai toujours admiré les gens qui créaient ce qui n'existe pas. Les artistes quoi.

    L'interview est intéressante par ailleurs :)

    RépondreSupprimer
  3. Vincent > Les propos ayant été recueillis par l'auteur, cela revient au même, non ?

    RépondreSupprimer
  4. @ Vincent : je pensais acquis le fait que j'avais recueillis les propos moi-même (mais sinon, c'est réparé dans ces commentaires donc :) )

    @ Thomas : J'aimerais parler de Stockhausen dans un prochain Nerd Auditif, ce mec ne cesse de me fasciner. Il est à la base d'une vision musicale très particulière.

    @ Tank : merci :)

    RépondreSupprimer
  5. Peut-on considérer les human beat box (et tous les sons mimétiques) comme des procédés acousmatiques? La source est méconnaissable.

    RépondreSupprimer
  6. Chouette article. Très intéressant.

    Par contre tu dis que les sons utilisés pour le morceau "Fièvre" sont inconnus, alors que ceux du morceau "Etirements" le sont: un grincement de portes. Mais franco ça peut aussi bien être le son des godasses neuves de Pierre Henry, celui des crampons neufs de Thierry Henry qui trépigne sur le banc de touche, ou simplement un micro placé très près de la porte des cabinets de quelqu'un qui aurait des soucis de digestion (genre Joe). On sait pas !

    RépondreSupprimer
  7. @Matador : à priori je dirais que non puisque, même si c'est un mimétisme, la source est bien la bouche (simplement le son fait référence à autre chose que la bouche). La bouche ne pourrait pas être comparée à un haut parleur (si c'est ça que tu veux dire) puisque là où le haut parleur n'est qu'un intermédiaire entre l'oreille et la source, la bouche est bien, quant à elle, la source. Mais je pense que la question peut se poser.

    @Rémi : Oui ! Tout a fait ! Que tu dises ça est la preuve que tu as bien compris le principe de l'art acousmatique. Mais ici, le son, qu'il soit trafiqué ou non, fait directement référence à une porte. Ceci dit tu as raison. Je voulais surtout montrer la notion de répétition de boucle, tu l'avais compris.

    Pour faire écho à ce que tu dis, Pierre Shaeffer (je pense) s'amusait à déformer le cri d'un chat pour le faire sonner comme un violon.

    RépondreSupprimer
  8. Je hais les chats. Et j'adore le violon. Très peu pour moi. Ceci dit y'avait une Claire Shaeffer dans ma classe l'an passé, que j'aurais bien dégommée.

    Ah et je tenais à dire que je n'aime pas du tout le dessin de cette rubrique, contrairement aux autres dessins du même genre de ce blog. Celui-là représente quelque chose de trop laid pour tenir le choc et être beau malgré ça.

    RépondreSupprimer
  9. lamuya-zimina8 mai 2010 à 15:02

    Excellent article! Vivement le prochain : )

    À vrai dire j'ai déjà écouté pas mal de musiques classées dans la "musique concrète" et dans l'"électroacoustique" sans trop savoir ce que c'était au juste, cet article m'a éclairé sur pas mal de points. (Sauf sur l'électroacoustique, mais je vais chercher une définition de ce pas. de ce clic. peu importe.)

    J'ai quand même une question par rapport à l'acousmatique: est-ce qu'on peut vraiment parler de sons ou de musiques acousmatiques, ou est-ce plutôt l'écoute de ces sons ou musiques qui est acousmatique ou non?

    Parce que si j'ai bien compris, on peut trouver un paquet de cas problématiques: Pour une personne qui n'aurait jamais vu de flûte de sa vie et ignorerait jusqu'à l'existence de l'instrument, un son de flûte serait-il acousmatique? — Et les sons "artificiels", électroniques, mais dont on peut pourtant identifier la "source" si on sait le son que produit un Moog, un TR-808,... sans pour autant savoir comment ces machines produisent le son en question (ou même savoir à quoi elles ressemblent)? — Ou même tout simplement si on écoute des musiques un tant soit peu expérimentales de façon naïve et ignorante, sans chercher à savoir d'où viennent les sons et sans les identifier (j'avoue que c'est ce que je fais la plupart du temps, ce qui fait que j'ai du mal à décrire les musiques que j'écoute)?



    (P.S. Sinon Pierre Henry a aussi composé les jingles du tramway de Mulhouse. La première fois que je l'ai emprunté j'ai eu envie de danser pendant une seconde et demie, puis je me suis dit "WTF/LOL" en entendant un autre son qui faisait "woooouuuïÏÏÏÏuuuuu... wwwuüÜÏÏÏÏüü...". J'ai l'impression qu'il s'est bien amusé. Je ne sais pas pourquoi je raconte ça.)

    RépondreSupprimer
  10. "J'ai quand même une question par rapport à l'acousmatique: est-ce qu'on peut vraiment parler de sons ou de musiques acousmatiques, ou est-ce plutôt l'écoute de ces sons ou musiques qui est acousmatique ou non?"

    > "puis je me suis dit "WTF/LOL""


    Une fois de plus lamuya-zimina m'a paumé.

    RépondreSupprimer
  11. Alors Lamuya :

    C'est bien sûr, comme tu le dis, l'écoute qui est acousmatique et non pas le son (mais on peut se permettre de faire des raccourcis :) )

    Pour la flûte, c'est un faux problème que tu énonces. Pour qu'une écoute soit acousmatique il faut que l'auditeur ne voit pas la source sonore. Une personne qui n'a jamais vu de flûte de sa vie et qui voit une flûte jouer n'est pas en écoute acousmatique puisqu'il voit la source (la flûte) et dès qu'il l'a voit jouer il l'identifie comme source. Tu comprends?
    Pour les sons "artificiels" comme tu dis, je pense que là c'est selon l'interprétation de chacun. A savoir si on considère un ordinateur (ou une machine du moins) comme instrument ou non. Mais tout ces sons sont les héritiers de la musique concrète et donc d'une recherche d'écoute acousmatique.
    Pour l'écoute naïve dont tu parles, c'est exactement, je pense, ce que recherche les concrètistes. Pouvoir écouter un son pour lui-même sans mettre une image dessus sinon une image ultra-sensible (ne pas imaginer un violon lorsque tu en entend un).

    Mais merci pour tes réactions qui sont (toujours) très intéressantes :)

    RépondreSupprimer
  12. Je vois une grosse croix gammée sur la cover de l'album de "Kid Whisky". Alors tu aurais aussi pu lui dire que c'est un sacré salopard.

    RépondreSupprimer
  13. Lève les yeux de ton gros livre orange signé "Adolfo Hitler" et guinche mieux, tocard.

    RépondreSupprimer