C'est entendu.

vendredi 9 septembre 2011

[Vise un peu] Steve Dalachinsky & The Snobs - Massive Liquidity

Si ces dernières années, les Snobs avaient pu donner l'impression d'avoir posé le pied sur le frein après des débuts frénétiques (12 disques entre 2003 et 2007, sans parler des concerts et des courts métrages de Mad Rabbit), en 2011, la machine semble relancée à fond la caisse. Après un excellent album solo de Duck Feeling et un huitième album (officiel) dans la foulée (*1), après une série de concerts printaniers fort plaisants, et avant la publication d'un nouveau court métrage (annoncé comme le chef d'œuvre de Mad Rab' et dont la première est prévue pour la fin Septembre), les Snobs ont trouvé le temps de collaborer avec le poète New Yorkais Steve Dalachinsky et d'enregistrer un "Anti-Opera Post-Apocalyptique Asurréel en Deux Actes".

Imaginée par le label bordelais Bam.Balam Records (*2), la rencontre visait à offrir un environnement "rock" au poète, après de nombreuses expériences dans le monde du jazz. Et de ce point de vue, la rencontre est un semi-échec dans le sens où les Snobs ne sont plus un groupe de "rock" depuis longtemps. Semi-échec seulement puisque la participation de Dalachinsky n'a sans doute pas été tellement influencée par le groupe en face de lui. C'est en effet à l'occasion d'un passage en France que le poète a rencontré les Snobs et qu'il a mis en boite sa part de l’œuvre, sur laquelle les musiciens ont pu par la suite travailler, à leur rythme, afin de mettre en musique la linguistique agile de leur "invité". Si les Snobs n'avaient pas pour but de parasiter l'idée du label, ils n'ont pas forcément mis du leur pour amener Dalachinsky sur le chemin du rock. En effet, ni les instruments utilisés par Duck Feeling et arrangés et mixés par Mad Rabbit ni leur méthode de composition ne s'approchent ici de la stylistique rock. Sitar, meuleuse, bidons et seaux métalliques, guitares, orgue et un vieux magnétophone, tous mis à profit dans une démarche post-industrielle (si l'indus était la musique de l'urbanisme envahissant, alors les percussions des Snobs créent le son d'une banlieue semi-rurale spatialement étouffante) et post-moderne où le groove africain rencontre le bruit et la construction cérébrale européenne. La démarche est résolument ambitieuse et l'expérimentation sur le son, quelle qu'en soit la part d'improvisation, rappelle davantage la folie free des disques les plus aventureux du label SST Records (à l'époque où l'avant-garde rock se concentrait sous l'étiquette "post hardcore").

(Écoutez ci-dessus les deux actes composant l'album)
(Puis commandez le disque ici, pour une somme modique et dans un bel emballage)

Descendant direct de la poésie beat (et notamment de William Burroughs et Allen Ginsberg), Dalachinsky est un ami du son avant d'être un amant du mot. Le sens derrière ses choix linguistique est fort et c'est important (on évite les babillages onanistes que j'ai tendance à reprocher à une partie des praticiens du verbe) mais c'est avant tout parce que leurs sons l'envoutent qu'il choisit des syllabes. Il peut alors paraitre tour à tour magnifique et charismatique puis agaçant et dépourvu d'inspiration lorsqu'il répète mots et sons, en invente, en mélange (in Ah mores) et se lance avec un sérieux déroutant dans une énumération non pas de signifiés, de concepts mais de signifiants, de phonèmes. Débitant ses constructions phonétiques d'une voix grave, profonde, la voix d'un homme qui a vécu et qui me rappelle parfois la tessiture et le souffle de Mickey Rourke, tel qu'il s'exprime dans ses plus récents rôles ("The Wrestler", par exemple), Dalachinsky donne peut-être l'impression d'improviser, de lancer les premiers mots qui lui viennent, mais il n'en est rien. Le flot de conscience est un élément important de la poésie beat, mais pas au prix d'une construction servant un propos. Tout comme le free jazz n'est presque jamais une musique reposant entièrement sur l'affect instantané, les poètes beats tels que Dalachinsky sont pour la plupart bien plus que de simples émetteurs d'ondes sensorielles, incapables de comprendre ou de disséquer ces ondes. De cette façon, la fluidité massive de l'enregistrement, cet afflux pratiquement incessant de phonèmes vocaux et de sons instrumentaux, apparemment aussi libres de mouvement que d'apparence, cet afflux n'est pas aussi free qu'il en a l'air et le flot l'amène en une direction dictée par l'homme derrière le son.

Derrière le jeu des mots ("home follows the light / follow the light home / the light follows home / my belongings / belonging to no one" in The Garbage Man) il y a un homme qui ne rit pas et qui s'interroge. Le premier acte de cette anti-pièce pots-apocalyptique tourne autour de la supposition "Must have been abducted" (soit "on a du les kidnapper"), que le poète applique à un nombre infini de valeurs prétendument sûres : voitures, chiens, incantations, juristes, politiciens, sourires et ainsi de suite, que l'on a probablement du kidnapper puisqu'ils ne lui apparaissent plus. Critiquant ainsi de façon consumériste la perte de(s) valeur(s) de l'objet, du concept, en un mot du "bien", Dalachinsky n'évite même pas la finalité de la recherche d'une solution à la déroute sociétale qu'il décrit, il n'en a pas le temps. A mesure que le temps passe, le langage lui-même lui est enlevé et lorsque l'acte touche à sa fin, ses phonèmes ne sont plus que borborygmes.

Steve Dalanchinsky est un poète d'obédience beat : il est cynique et critique une société qu'il trouve dénaturée, dans laquelle plus personne n'est qui il devrait être ("we are all aliens / we must all have been abducted") mais il n'est pas aigre, son espoir d'un monde meilleur le pousse à croire que sa différence ("he calls me a GARBAGE MAN / failed baby of the rhythm of the world / failed child of the universe’s plan") n'est pas une tare, et qu'il n'est pas seul. Nous sommes avec lui, en décalage ("we are dressed for the aftermath of the party / and come from a neighborhood of broken promises / and pride / we are failed rhythm babies / and have more rhythm than we need") et gâtés, trop, et nous n'en profitons pas assez car s'il faut retenir une formule du poète ici, c'est bien "favorite recipes of the unknown" (recettes favorites de l'inconnu). C'est ainsi qu'il décrit les infinies possibilités de recherche de connaissance, de découverte personnelle et c'est une idée que l'album semble refléter d'un bout à l'autre de l'anti-opera. Une idée que l'on voit reflétée dans la soif de sons de Dalachinsky comme dans le saut en avant des Snobs, qui avaient certes déjà une belle expérience de mise-en-musique (les nombreux courts métrages de Mad Rabbit ont eu droit à des bandes sons personnelles et même à des diffusions sur le mode du ciné-concert) mais qui trouvent ici à illustrer des mots étrangers.

(Les snobs font leurs courses de tambours à la décharge, une démarche écolo-industrielle)

C'est d'une façon linéaire et évolutive tout à la fois que Duck Feeling a choisi de procéder. Comme s'il avait voulu déposer sur bande l'étendue de ses possibles, tout en sonorisant le parcours émotionnel, sonore et idéologique de Dalachinsky. Ainsi, les constatations effrayantes de disparition des repères du poète sont elles accompagnées par une sorte de nappe cuivrée, tendue, stressante, lentement réveillée par une motif de guitare correspondant à l'épiphanie progressive que l'on sent se profiler dans la voix de Dalachinsky quand il prononce ses "over and over and... ov...er a...gaiiin". La guitare de Duck entame alors une boucle psychédélique tandis que l'énumération reprend et que l'esprit sombre dans un tourbillon qui l'amènera finalement vers le néant. Pendant le second acte, l'esprit réflexif est accompagné par un sitar contemplatif jusqu'à ce que tout ne s'écroule et qu'un noise rock fiévreux, doublé d'un groove aphteux, ne s'installe tandis que la folie semble gagner une digression verbale tournant en boucle autour des concepts de symétrie estropiée, d'espaces vides et de reflets viciés et alors, suivant la basse et les percussions dans une ronde infinie, la guitare semble offrir un mime dérangé à la spirale de Ah mores. La patte de producteur de Mad Rabbit ne pèse alors jamais autant que sur le climax démentiel de What the hell is it Ethel ? lorsque la voix se dématérialise, comme en un dub psychotique hanté, tandis que l'orgue lance des oscillations psychédéliques et que des grincements apparaissent de part et d'autre de l'écran sonore, tandis que tout bascule et avant que ne se termine la réflexion, après toute activité ("after thinking").

Sans être aussi radical que le manifeste artistique de Duck Feeling et sans même réussir aussi franchement à coupler le plaisir cérébral de l'expérimentation au régal physique du groove comme "Rhythms of Concrete" a pu le faire, cette collaboration étonnante est une totale réussite. Un enregistrement exigeant, dont la profonde recherche (sonore, psychique et d'inconnu) n'aura pas fait chou blanc. Comme le dit Steve Dalachinsky lui-même à chaque fois qu'il tend la main vers l'inconnu : on en revient toujours avec quelque chose de neuf.


Joe Gonzalez





(*1) : "Rhythms of Concrete", dont nous vous toucherons deux mille mots d'ici peu puisque c'est l'un des meilleurs disques de l'année.

(*2) : à qui l'on doit déjà le "Cometary Orbital Drive" des japonais psyché-chtarbés d'Acid Mothers Temple.

3 commentaires:

  1. Ca s'écoute avec plaisir mais ça manque sérieusement de radicalité pour ce genre de projet.

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  2. Excellent, j'adore la provoc...hé hé

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  3. Notre ami a un penchant pour les formules tranchantes, "pas assez radical"...probablement que les fan de Dalachinsky trouvent que ce n'est "pas assez jazz", que les fan de rock trouvent que le poete n'est "pas assez rock" et que sais-je encore?
    La vérité? Ben j'm'en vais vous la dire. Croyez moi, elle est aussi brillante qu'une queue de comète qui viendrait terminer sa course dans l'atmosphère.
    J'aime cet album!
    Mais je me méfie d'un engouement soudain,alors j'écoute l'album encore et encore sur une vraie chaine hi-fi... et c'est vraiment excellent, c'est ambitieux, on va de surprises en surprises. C'est un disque à "l'ancienne" qui demande un effort d'attention. Il faut plusieurs écoutes pour découvrir la richesse de cet album, il y a des climats très différents, et quand on le réécoute, parfois on découvre encore des trucs cachés .
    Plus je l'écoute plus je pense que c'est un très bon album, d'après mes critères, bien évidement!

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