Cette série d'articles se propose d'explorer différentes pistes menant toutes à une ouverture vis à vis de cette musique. Leur propos sera de vous montrer, à travers l'expérience d'un jeune converti (moi-même) ne disposant ni d'une oreille assez aiguisée pour différencier un disque influencé par Dolphy (photo ci-contre) d'un autre qui doit tout à Coltrane, ni d'une connaissance suffisante de l'ensemble des discographies de chacun des auteurs de cette mouvance pour se targuer de vous en expliquer la chronologie ou les idéologies.
Il s'agira simplement, d'un profane curieux à d'autres potentiels amateurs pas encore motivés, de vous proposer quelques pistes, un ressenti très personnel et un brin de background.
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#1 : Le paradoxe du soliste et l'exemple de Peter Brötzmann
Le free jazz est une forme musicale relevant du quitte ou double et c'est d'autant plus vrai lorsque la musique en question est jouée par un seul individu. Le mot "free" (libre, en français) n'est pas trompeur : le musicien solo se libère des codes habituels (solfège, attentes du public, climax/anticlimax, progressions mélodiques et mélodie tout court, rythmique et tempo) et livre tel quel un matériau brut que l'on peut prendre à coup sûr comme l'expression sonore de l'individu derrière l'instrument. Ce qu'il est, ce qu'il dégage, ce qu'il pense et ressent, sa personnalité et sa personne.
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Le pari est risqué parce qu'on a beau être un bisounours, un hippie ou un moine, et je suis certain que vous n'êtes aucun des trois, il y a toujours des êtres humains que l'on n'aime pas, ou moins, ou peu, et dès le premier contact, un sentiment de répugnance peut naitre vis à vis d'un inconnu, souvent inexpliqué. Ça n'est pas forcément qu'il ou elle est stupide, méchant, moche ou ennuyeux. Pas forcément qu'il ou elle sent mauvais ou se comporte étrangement. Parfois, c'est tout simplement instinctif, on n'est pas compatible. Alors imaginez-vous que quelqu'un souffle dans un bec et vous propulse tout son être à la figure et dans les oreilles, tout de go, sans poignée de main préalable. Il y a des chances pour que vous n'aimiez pas ce que vous entendez. La forme du message, absolument non codifiée, n'arrangera alors en rien ceux à qui il faut un cadre, une enveloppe tangible, un langage délimité et à ceux-là, le message transportant l'aura du musicien arrivera brouillé, en prime.
Rien de plus normal que de rejeter le free jazz. Ce que l'on ne comprend pas, on le repousse, c'est acquis, et le free jazz s'articule dans une langue incompréhensible (tout du moins pour le profane) et exprime si violemment la personnalité de ses auteurs qu'il peut aller jusqu'à "choquer" l'auditeur. Pourtant, si ce que le musicien exprime de son ego ou de son personnage ne nous heurte pas, on peut être terriblement séduit, charmé par cette personnification sonore comme on l'est par une belle femme, un homme charismatique ou quelqu'un qui exsude la sagesse. C'est une question d'affinité personnelle.
La différence entre un free jazz joué par un musicien seul et un autre joué par un groupe (même si ce groupe est dirigé par l'un des musiciens), c'est que le caractère "joué" par l'artiste seul sera bien plus prédominant, envahissant, écrasant et laissera bien moins de liberté d'action à l'auditeur. Un groupe sera forcément moins homogène dans ce qu'il transmettra et la somme des personnalités créera quelque chose de différent et de forcément moins totalitaire.
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(Machine Gun, la piste ouvrant "Machine Gun")
Plus connu pour ses enregistrements de la fin des années 60 ("Machine Gun" en 68 et "Nipples" en 69), l'allemand Peter Brötzmann n'a jamais cessé d'explorer sa musique, que ce soit dans le cadre d'un groupe sous sa direction, en solo, ou bien au sein de très nombreux groupes en tous genres (Full Blast, Last Exit, Globe Unity Orchestra et bien d'autres dont une collaboration avec John Zorn sous le nom Brötzmann Clarinet Project). Son utilisation de la clarinette, du tárogató (une sorte de hautbois hongrois) et du saxophone a connu des variations depuis ses débuts mais c'est dans un registre extrême qu'il s'illustre dès ses débuts discographiques. En tant que pionnier du free jazz européen il ne se contente pas d'appliquer les enseignements de Coleman, Ayler et Dolphy, les précurseurs américains, mais propose avec "Machine Gun" un disque d'une violence unique en son genre, une véritable expérience d'immersion totale dans le son des instruments chauffés à blanc du groupe international qui l'accompagne alors. Les expériences suivantes seront toutes aussi aventureuses mais leur violence ne sera pas forcément aussi facilement identifiable.
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(Nothing to say, la piste ouvrant "Nothing to say")
A ma connaissance, il n'existe pas de style musical impliquant une si grande ingérence de l'artiste dans les affaires conscientes de l'auditeur. Le free jazz est une musique sans paroles, délivrée dans une langue peu répandue et dépourvu, en apparence, de signifiants, et pourtant c'est la forme musicale permettant de s'exprimer le plus crument, de donner à voir avec le plus de sincérité les tréfonds d'un individu. L'artiste, d'abord, qui même s'il prétend n'avoir rien à dire, en avoue plus sur son compte que n'importe quelle superstar-dans-ta-face dont le visage n'est qu'un masque. Brötzmann en dit plus avec ses silences, les quelques titres de ses chansons et l'artwork de ses disques (qu'il réalise lui-même) qu'un Marylin Manson ou même un Bob Dylan (collectionneur de masques réputé que celui-ci). L'auditeur, aussi, qui même s'il ne comprend rien à ce qu'il entend, même s'il le rejette, ou si au contraire il adhère et se laisse guider par l'auteur telle une marionnette, révèle sa capacité à résister face à une dictature (*2) et son degré d'affinité vis à vis de la personne en face de lui.
Peu importe que vous appréciez ou pas ce que vous entendrez, je vous recommande vivement cette expérience si vous êtes curieux du Monde qui vous entoure (vous ne pourrez plus dire après ça que vous n'avez jamais écouté de free jazz) ou de vous-même.
Joe Gonzalez
(*1) : "Une suite de mouvements essoufflés dédiés à Oscar Wilde"
(*2) : Le mot "dictature" n'est pas forcément à prendre avec une connotation extrêmement négative. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'une dictature est parfois nécessaire, un temps, pour amener un changement de direction (politique, artistique, etc) à la masse. Je ne vous apprendrai rien en disant que nous vivons depuis bien 20 ans une dictature du Bien qui commence à vaciller sur ses fondations ou que David Bowie a été le plus grand dictateur fasciste des années 70. N'allez pas croire que vous laisser convaincre par la dictature d'un musicien jazz serait faire automatiquement preuve de faiblesse morale et spirituelle, que ce serait une preuve de votre appartenance immuable et critiquable à la caste des moutons. Parfois, se laisser convaincre par une extrémité est la seule solution valable pour avancer. Parfois seulement.
De la bombe de balle cet article. Tu devrais vraiment lire tous les romans de Christian Gailly, c'est das romans qui causent un peu de jaaaaaze.
RépondreSupprimerEn tout cas superbe papelard !
Excellent article oui ! Et pour ce qui est de Gailly, je ne peux qu'approuver Rémi à la lecture d'un soir au Club ! J'ai d'ailleurs acheté dans la foulée BeBop et que j'ai hâte de lire...
RépondreSupprimerOh oui j'ai lu Un soir au club l'été dernier. A l'époque je m'envoyais Olé Coltrane en le lisant et c'était un régal. Je vais me faire Bebop un de ces quatre.
RépondreSupprimer"Be-Bop" est excellent ! Le dernier aussi cause pas mal de jazz, "Lily et Braine", je vous le recommande également :)
RépondreSupprimerjoe, premier sur le peu-ra !
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