C'est entendu.

mercredi 16 novembre 2011

[Vise un peu] Oneohtrix Point Never — Replica

Lorsque j'ai lu la description officielle du dernier album de Oneohtrix Point Never ("un cycle de chansons électroniques basées sur des enregistrements basse fidélité […] de publicités télévisées"), je me suis attendu à un changement de style radical. Un disque de sampling lo-fi de la part d'un musicien qui, jusqu'ici, se spécialisait dans les compositions électroniques psychédéliques conçues à l'aide de synthétiseurs et suivant des harmonies étranges, c'était inattendu, non ?

Aussi mes premières impressions en écoutant l'album furent surprenantes… parce que la musique ne m'étonnait pas. Ou très peu. Certes, l'album correspondait parfaitement à la description qui en avait été donnée, mais les pistes mêmes sonnaient très familières : le même type de compositions atmosphériques que l'on trouvait déjà sur les disques précédents de Oneohtrix Point Never, avec un son plus mélancolique, effectivement plus lo-fi, qui rappellerait presque Tim Hecker ou Boards of Canada par certains aspects. En bref, un concept nouveau mais un son qui l'était nettement moins que ce que j'avais pu entendre sur "Rifts" et "Returnal"… Je mentirais en disant que je n'ai pas ressenti une certaine déception à l'écoute de "Replica".


Pour autant, Daniel Lopatin n'a pas perdu sa patte. Son style se reconnaît toujours presque immédiatement malgré le changement de son, et si le disque est de manière générale plus calme qu'à l'accoutumée, les rythmes et les samples qui se heurtent gardent toujours quelque imprévisibilité, d'ailleurs joliment subvertie sur les deux exemples les plus flagrants : Up et surtout Child Soldier étonnent et réveillent avant que leurs particularités ne finissent par s'estomper dans des sons atmosphériques. Child Soldier est d'ailleurs impressionnante à ce niveau, et est à la fois la piste la plus étonnante et la plus réussie du disque. L'album est sinon plutôt homogène (contrairement à "Returnal" dont la première moitié était géniale, la deuxième oubliable — et contrairement au fourre-tout imprévisible, complètement étrange(r), moins soigné mais réjouissant de "Rifts"). Le concept de l'album, lui, est intéressant et plutôt bien exploité. Mais ce que Lopatin a gagné en cohérence sur "Replica", il semble l'avoir en partie perdu en originalité et en spontanéité : certes, "Rifts"(*) avait des côtés hasardeux, mais il surprenait constamment et ne ressemblait à rien de connu. Certes, le son relativement plus sage de "Replica" est inhérent à son concept (difficile de faire ressentir la mélancolie si on choque à tout bout de champ) ; mais difficile de ne pas lui reprocher un certain manque d'envergure sur la longueur quand on voit à quel point Lopatin sortait du lot auparavant… Comparez plutôt (pour prendre les deux extrêmes, qui d'habitude cohabitent sur les albums de l'artiste) :


Russian Mind (sur "Russian Mind" et "Rifts") :
trip psychédélique complètement fou.



Replica (sur "Replica") :
répétition émouvante, mélancolique, quasi-déprimante.

Les deux pistes ci-dessus sont réussies à mes oreilles, mais le futurisme barré et débridé de la première s'entend quand même moins souvent dans le paysage musical actuel que le sampling mélancolique de la seconde, non ? Surtout que sur les disques précédents, on ne savait jamais ce que la piste suivante allait réserver (le bruitisme agressif de Nil Admirari faisait place à l'apaisement de Describing Bodies ; le martèlement mélodique presque pop et naïf de Betrayed in the Octagon était suivi des limbes ténébreuses sur Woe Is the Transgression), l'éventail sonore y était plus varié. Lopatin semble s'être concentré sur un seul aspect de son œuvre ici, afin de le développer et d'y rajouter un concept… ce qui plaira à certains, peut-être moins à d'autres.

Mais parlons-en, de ce concept. Le thème de la consommation de masse et les idées consistant à faire de l'insignifiant quelque chose de signifiant, à évoquer des détails du passé dans un nouveau contexte pour en faire ressortir un sentiment de nostalgie, ont été exploités par les artistes de tout champ depuis des décennies (j'avais utilisé des œuvres de pop art pour illustrer mon article sur The Caretaker, j'aurais pu le faire ici aussi). En se limitant à des sources sonores tirées de publicités, Lopatin garde néanmoins une idée originale ; et les clips pour Sleep Dealer et Replica sont des réussites, qui, plus qu'illustrer la musique, poussent son idée plus loin, lui donnent plus de force, et semblent charger chaque son de sens. (En plus de donner envie d'essayer "Glacéau Vitamin Water" plus que n'importe quelle publicité aurait pu le faire.)


Sleep Dealer (version courte)

Le problème est que "Replica" (l'album) ne semble prendre toute sa valeur et sa puissance qu'avec ces images : Replica (la piste) n'apparaît jamais aussi déprimante que lorsqu'elle est juxtaposée à ces images de dessins animés, le rythme répétitif de Sleep Dealer semble être un simple effet de style dans la piste mais peut prendre de multiples interprétations dans la vidéo. Les images sont non seulement une bonne illustration du procédé de sampling, mais elles rappellent surtout l'origine des sons, qu'on peut avoir tendance à oublier quand on se laisse porter par la musique… Faut-il y voir une faiblesse ? Ou Lopatin a-t-il bien fait de ne pas forcer le trait, d'effacer en partie ses sources pour se concentrer sur les sons mêmes ? À vous de voir.

Malgré toutes ces réserves, il faut avouer que "Replica", après quelques écoutes, fait son effet. Le fait qu'il s'agisse d'un album à la fois moins original que ce qu'on aurait pu imaginer et moins radical que les autres disques de l'artiste l'empêche d'être irréprochable : plus qu'un pas en avant, il s'agit plutôt d'un changement de direction. "Replica" n'est pas le meilleur disque de Oneohtrix Point Never, et s'il va plus loin que les autres au niveau de l'idée, ce n'est pas forcément le cas au niveau du son ; il n'empêche que c'est un disque honorable qui mérite d'être écouté, de la part d'un artiste vraiment intéressant qui arrive à en imiter d'autres sans perdre son identité sonore — et qui, à coup sûr, a encore d'autres tours dans sa poche.


— lamuya-zimina



(*) Je parle ici de "Rifts" comme d'un album vu que c'est comme ça que je l'ai découvert et que je l'écoute encore, mais il s'agit en fait d'une compilation regroupant plusieurs anciens disques (la plupart dans leur intégralité) de l'artiste.

5 commentaires:

  1. Merci de m'avoir filé les clés pour comprendre ce disque, que j'avais eu la flemme de chercher, je l'avoue tant il m'avait déprimé les premières fois qu'il m'avait heurté. Je m'y réessaierai donc avec plaisir !

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  2. De rien ! C'est un disque qui se révèle avec les écoutes, notamment au niveau des détails… mais c'est vrai qu'il est plutôt triste.

    J'ai hésité pour la note, au début je lui avais mis seulement 3/5 puis je me suis ravisé après l'avoir écouté un peu plus.

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  3. lamuya, as-tu écouté le disque de "A Winged Victory for the Sullen" ?

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  4. Non, mais si tu me le conseilles je vais y jeter une oreille ! : )

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  5. Bel album, effectivement ! Merci pour la recommandation.

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