"I thought for once I'd keep this off a list, but, I'm a good boy, so it's time to do penance at the altar of the greatest album ever made. Yes. EVER. No, I still haven't changed my mind. This is still so ahead of it's time, it'll be some work for some folks, and that's cool and all. Everyone I know who loves this, myself included, finds a new association, a new layer, a new lyrical twist every time. A richer album you can not find. And it's probably only 10 bucks!"
- Jim O'Rourke, dans une liste de ses albums préférés en 2004, parlant de "Song Cycle", de Van Dyke Parks.
"Song Cycle" n'est pas un album facile.
Non.
Je vous le dit de but en blanc pour que l'on soit clair. "Song Cycle" est un album qui demande des efforts de la part de celui qui veut l'écouter. Pourtant, musicalement, quand on dit que c'est un album quasiment de easy-listening alternatif, on se dit "que peut-il y avoir de si étrange dans un album rempli jusqu'a outrance de violons ?" On peut se dire "Van Dyke Parks, il a bossé avec les Beach Boys, surtout sur "Smile", il a même écrit les paroles de Surf's Up, ça doit être de la pop sympa." Mais ce serait trop facile. Comparer cet album à "Smile" est absurde et inutile, ici nous sommes ailleurs. Il suffit d'écouter Vine Street, composé par le alors débutant Randy Newman, pour tout de suite le comprendre. Débutant abruptement dans de la country folle, le morceau bascule par fade-out dans une musique étrange, entre cabaret poussiéreux, arrangement baroques et pop music lumineuse, portée par la voix sur-aiguë et nasillarde de Van Dyke Parks qui explique "That's a tape that we made !" : vous venez d'entendre un morceau au sein du morceau et les paroles vous expliquent ce que c'était, vraiment. Pourtant, il n'y a rien de si étrange musicalement. Nous avons des accords majeurs, aucune dissonance, mais la musique de cet album réussit parallèlement à caresser l'oreille de l'auditeur tout en étant complexe et difficile d'accès. Et ça ne va pas en s'arrangeant tout au long de l'album. C'est à ce temps T de la première écoute que des gens disent "bof" et s'en vont généralement, et c'est ce qui arriva en 1968, au grand dam de Warner Bros. qui avait à l'époque sorti ce qui était l'album le plus cher jamais produit et qui fut un flop monumental bien que totalement compréhensible (attention cependant, ce n'est pas le gouffre financier que l'on semble dépeindre, et Van Dyke insiste la dessus : l'album a été remboursé intégralement en 3 ans). Warner allant jusqu'a donner deux copies pour le prix d'une à un moment, pour montrer au monde entier que cet album se devait d'être écouté par tous, dans des campagnes de pub très drôles avec des phrases comme "Vous en faites pas pour nous, on gagne de l'argent en vendant des disques de Peter, Paul & Mary, on peut se permettre un Van Dyke Parks, et on vous le conseille!". Mais malgré ça et des critiques élogieuses, le public n'a même pas écouté ce machin, vu qu'à l'époque les Beatles sortaient des disques monstres et que les goûts du public allaient trop vers le psychédélisme pour s'ennuyer avec un truc pareil, ce marécage chic incompréhensible?
(Palm Desert)
Pourtant, aussi incroyable que cela paraisse, après plusieurs écoutes, toute la difficulté de "Song Cycle" disparait de manière tout à fait complète. Une fois que l'auditeur à posé ses repères dans ce dédale, tout devient clair et simple. L'excentricité devient le dénominateur commun de l'ensemble, le nombre prodigieux d'instruments est un carnaval de sons (Cuivres, Violons, Accordéons, Chœurs, Pianos, Harpes et j'en passe se superposent!) et les changement de tonalités si brutaux pour le néophyte (je ne souhaite à personne d'avoir à analyser l'harmonie d'un morceau comme Pot Pourri) deviennent des à-coups passionnants qui amplifient la richesse harmonique, qui rendent l'accessible inaccessible. Comme son nom l'indique, cette œuvre est un cycle. Loin des pompeux concepts-albums, nous sommes ici dans une odyssée, et le monde dans lequel nous fait plonger son ambitieux créateur mi-génie mi-savant fou de la composition, c'est l'Amérique, ou plutôt une certaine mythologie de l'Amérique et de ses musiques populaires, de ses lieux mythiques, de ses histoires hors du temps.
"C'est une tentative pour inclure le pouvoir du Cliché dans la pop. Par "Pop", je veux dire un mode d'expression calqué sur les Arts Visuels typiques des sixties (Warhol, Lichstenstein ou Rauschenberg) dans lesquels les images sont réduites à d'irréductibles (ré)interprétations d'elles-mêmes. Dans "Song Cycle", ces images sont des détails orchestraux."
- Van Dyke Parks.
Il faut sentir le frisson d'un monde qui s'ouvre dans Palm Desert quand, presque hors du rythme, Van Dyke Parks nous chante "I came west unto Hollywood ! Never never land !" et que soudainement, la musique se transforme en hommage incroyable à un monde irréel ou révolu, comme on visite une reconstitution. Mais là ou il aurait pu tomber dans l'hommage sans relief, Van Dyke Parks saisit l'essence via une écriture riche et terriblement efficace, à la fois universelle et personnelle, riche et implacable, et surtout unique et sans âge, et le tout avec beaucoup d'humour et de distance (Il chante "Nearer My God To Thee" sur des bruits d'eau pour évoquer le Titanic, symbole formidable de l'album, mais rajoute aussi des bruits de bombardement en pleine guerre du Viet-Nam). Moments épiques sur des morceaux comme The Attic avec son final incroyable façon musique militaire à Broadway, porté par une dernière mélodie de trompette parfaite. Violons bourdonnants qui se mélangent de façon incroyable un peu partout (40 ans plus tard, c'est Joanna Newsom qui en profitera). Dans Laurel Canyon Blvd., il y a l'agitation de la rue, les bruits, les sons qui viennent de partout à la fois, mais mis en musique par un orchestre étrange qui sonne de manière unique. Car aucun autre album ne ressemble à "Song Cycle," et ne mêle autant d'influences, de vues sur le passé, la culture, les lieux, les situations, le tout couplé avec des paroles tout à fait brillantes ("The widows walk and wail among the willows. Windows walk ado walk on", j'en passe et des plus incompréhensibles, inspirées par les beatnicks et James Joyce dixit Parks), a la fois cryptiques et claires. Tout l'enjeu de l'album est là. De rapprocher un monde avec ses images, de l'interpréter, de le mettre en musique tout en ne lui ôtant ni son mystère ni sa complexité. Clarifier en cryptant dans une œuvre monumentale mais jamais superlative. C'est tout à fait ce que parvient à faire "Song Cycle" en seulement une petite demie-heure, avec un talent tout à fait impressionnant qui ravira tous les amateurs d'arrangements classiques, d'americana revisitée et habitée et de pop music complexe et brillante, à cent lieues au dessus de la plupart des albums sortis cette même année (et pourtant, Dieu sait que la concurrence était rude).
Si vous vous sentez prêts à un tel voyage et si vous êtes assez persévérants pour entrer dans ce pur chef d'œuvre, vous découvrirez quelque chose de précieux et de parfait, complètement casse-gueule mais tenant incroyablement la route. Si vous vous sentez prêt, vous pourriez découvrir le meilleur album du monde en fait.
Émilien Villeroy
N.B. : il paraîtrait que Van Dyke Parks et sa famille auraient récupéré les prises de Song Cycle et préparerait une réédition en 5.1 de folie pour bientôt. Si ça se fait, pensez-bien qu'on sera les premiers à vous en parler et à compter les jours pour vous.
Wow. Very cool and interesting... Keep going...
RépondreSupprimerWow. Super sympa et passionnant... Continue
RépondreSupprimerle mec au piano là, il ressemble à thelonius !
RépondreSupprimerChouette chronique si ce n'est que je déplore la récurrence d'oxymores qui fait que je ne pige pas ce que ça veut dire concrètement, comme par exemple : clarifier en cryptant ; rendent l'accessible inaccessible ; cryptiques et claires, enfin tu vois quoi. C'est ça que je pige pas... Help !
RépondreSupprimerOui, je comprend que je ne me fais pas comprendre (MERDE, ENCORE UNE OXYMORE) donc je vais essayer de clarifier ce que je voulais dire via cette profusion toute à fait volontaire d'oxymores qui, pour moi, symbolisent ce qu'est l'album. Song Cycle est un album qui est à mi-chemin entre la simplicité et la difficulté pour moi, d'un côté c'est une succession de "morceaux" assez pop, avec des mélodies identifiables et des harmonies riches mais jamais choquantes. de l'autre, c'est un vrai bordel et il règne, particulièrement aux premières écoutes, un sentiment d'étrangeté qui rend l'album difficile. Ce paradoxe est pour moi non seulement le point fort de l'album, mais aussi son fondement général. Ce n'est que ma vision de la chose, mais j'aime voir Song Cycle comme une oeuvre pop qui fait la somme de toute une culture musicale extrêmement complexe et vaste, et pour rendre hommage à cette culture - qu'on pourrait qualifier d'américaine, mais c'est plus large que ça - , Van Dyke Parks la rend accessible à l'auditeur de manière "résumée" dans un format "chanson". Mais dans le même temps, il pervertit tellement les codes de la chanson normale que son "résumé" se retrouve être complexe, difficile, et finalement pas démystificateur ou pauvre, pas du tout. Quand je dis que la richesse harmonique rend "l'accessible inaccessible", c'est ça que je veux dire : l'accessible, à savoir la pop et la démarche de résumé d'une certaine sorte de musique est rendue inaccessible via un travail parallèlement pour rendre les morceaux complexes, ambitieux, à la limite du bordélique. Quand je dis que les paroles sont "cryptiques et claires", c'est parce qu'elles sont sur des thèmes généraux assez clairs (la nostalgie très Randy Newman de Vine Street), mais présentées d'un telle manière que ça en devient obscur, poétique, et assez fort : un peu comme James Joyce qui fait de la journée d'un type un bouquin comme Ulysses d'une certaine manière, et c'est une des influences revendiquées de Van Dyke Parks.
RépondreSupprimerJe sais que ce que je dis est pas très clair, mais c'est comme ça que je vois cet album, comme une contradiction générale qui fait sens à la fin. Ce qui est pas le cas de ma chronique, mais c'est pas grave.
Rassure-toi, ta chronique est très belle mais j'avais juste besoin de clarifier ces formules denses et contradictoires pour qu'elles fassent sens.
RépondreSupprimerPour moi c'est pareil quand on écoute un album, c'est très beau de se dire que c'est inaccessible, mais pour le savoir, faut cheminer en l'écoutant et en le réécoutant, en y posant ses marques comme tu dis au début de la chronique, au risque de louper des détails car on est habitué à se concentrer sur tel ou tel passage qui nous a plus plu. C'est pour ça que je préfère quand tu décortiques et expliques, quitte à briser le "charme inaccessible" (qui pour moi n'est qu'une timidité de notre esprit face à l'art, et pas une espèce de "transcendance irrémédiable" de l'oeuvre).
Le sentiment de dépaysement aux premières écoutes participe un peu de cela, en ce qu'on aime s'y sentir perdre pied, perdu dans une brume d'orchestrations qui nous enveloppent comme les branches d'une forêt dense. Mais au fur et à mesure des écoutes, la brume se dissipe, et j'ai l'impression que c'est plutôt cette dissipation qui fait tout le plaisir de l'écoute, cet espèce d'éclair qui fait qu'on prend des marques, qu'on trace un chemin là où au départ on était perdus. C'est la conquête qui est plaisante en quelque sorte, plutôt que l'admiration béate devant un prétendu "bloc insurmontable". Après, dire comme Jim O'rourke qu'il y aura toujours un "incompris" à conquérir, c'est un joli pari, mais une fois les repères et chemins tracés, c'est difficile de sortir de leur sillon pour être attentif à tout ce qu'on aurait loupé.