C'est entendu.

mardi 16 août 2011

[Vise un peu] The Caretaker — An Empty Bliss Beyond This World

Créer du neuf avec du vieux, ça n'est pas nouveau. Même en musique, ça date de bien avant le sampling : on peut remonter aux reprises, aux interprétations, aux inspirations et peut-être même plus loin ; on ne crée rien à partir de rien, et d'un certain côté ce serait une perte de ne pas utiliser du tout les œuvres précédentes, de faire comme si elles étaient gravées dans le marbre (alors même que nous les apprécions et les percevons différemment selon le temps et les contextes). L'intérêt du sampling dans la création, c'est paradoxalement qu'il permet de copier à l'identique et donc de faire des "citations" exactes plutôt que des simples imitations… et à partir de là, on peut distinguer deux types de sampling : celui qui réutilise, translate (change de contexte) ou transforme un matériau sonore pour le son uniquement, et celui qui fait une référence délibérée aux œuvres et documents existants en tant que tels. Le sampling "référentiel" se présente a priori toujours ouvertement comme du sampling ; quant au sampling "translatif" ou "transformatif", eh bien... c'est là que les choses peuvent devenir trompeuses, voire problématiques.

Je ne parle pas ici de problèmes légaux, d'injustices au niveau de la rémunération des artistes, ni même de facilité au niveau de la composition, mais d'éthique de la création — de trouver où tracer la ligne entre création véritable et récupération abusive. J'ai longtemps cru que j'avais trouvé ma position sur le sujet en considérant que le sampling était justifié quand il faisait une référence pertinente ou qu'il produisait un effet différent que dans l'œuvre originale, de par sa transformation en lui-même et/ou de par le contexte où il était utilisé ; et que la justification d'un sampling "translatif" ou "transformatif" pouvait s'évaluer, non par la "quantité" de sampling incluse dans la piste, mais simplement en comparant le résultat à l'originale (position qui me laissait — et me laisse toujours — le loisir d'admirer DJ Shadow, de jeter un regard réprobateur à Madlib a.k.a. Quasimoto par moments, et de cracher allègrement sur Daft Punk).


(All You Are Going to Want to Do Is Get Back There)

C'est l'écoute du dernier album de The Caretaker qui m'a fait remettre en cause ma position. Parce que cet album, intitulé "An Empty Bliss Beyond This World", est un cas limite, un cas extrême de sampling "référentiel" : il est constitué uniquement d'extraits de vieux 78 tours joués… sans que l'on puisse être certain d'entendre quelque modification que ce soit apportée aux enregistrements originaux. J'exagère, mais pas tant que ça : certains auditeurs se sont demandés en toute bonne foi si James Leyland Kirby avait fait quoi que ce soit à part jouer les vinyles, leur imaginer de nouveaux titres et apposer son nom dessus. Il semble que Kirby ait joué les vinyles dans une grande pièce, y ait ajouté du bruit de surface et des craquements supplémentaires, coupé certaines parties et monté en boucle d'autres, joué avec les canaux, coupé la fin des enregistrements de manière abrupte — les altérations semblent parfois évidentes, mais dans bon nombre de cas, rien ne permet d'être sûr que l'on entend autre chose que l'œuvre du temps sur le travail d'autres artistes.

De quoi crier au scandale, et pourtant, c'est là que se trouve l'intérêt de l'album. Car "An Empty Bliss Beyond This World" est une œuvre conceptuelle avant tout, et qui, dans son concept, ne pouvait pas se passer de ce sampling complètement abusif : ce qu'"An Empty Bliss Beyond This World" — et apparemment tout ce que Kirby (*1)(*2) a publié sous son pseudonyme The Caretaker — donne à entendre, ce ne sont non pas de vieilles pistes en tant que telles, mais la mémoire que l'on a de ces pistes, leur vieillissement et l'effet qu'elles ont aujourd'hui.


James Leyland Kirby s'est inspiré de deux éléments pour son projet :
  • la scène de la salle de bal dans The Shining (c'est d'ailleurs de là que vient le nom The Caretaker — "le gardien" en version française) ;

  • une étude qui montre que les patients atteints de la maladie d'Alzheimer se souviennent mieux des musiques qu'ils ont entendues que d'autres souvenirs, et que la musique peut les aider à améliorer leur mémoire.
Soit le principe de la musique "hantologique" (dont je vous avais parlé la dernière fois, dans le cinquième paragraphe de l'article sur Demdike Stare ; à côté de la pochette de "Voices of Dust" avec la femme qui tire les runes) poussé à son paroxysme.


(I Feel as If I Might Be Vanishing)

Inutile de préciser que si Leyland Kirby avait composé et joué lui-même des mélodies dans le même style pour leur appliquer les mêmes effets, le contenu conceptuel de l'œuvre aurait été sensiblement différent : il se serait alors agi de "souvenirs" artificiels, de fiction au lieu de réalité. Par contre, il aurait pu choisir d'autres enregistrements du même style et de la même époque pour leur appliquer le même traitement et l'effet aurait été sensiblement le même, l'idée identique… en fait, "An Empty Bliss Beyond This World" se repose davantage sur le genre musical, l'existence et la dégradation physique des enregistrements physiques sur lesquels il se base — que sur les enregistrements choisis eux-mêmes.

On peut voir "An Empty Bliss Beyond This World" comme une composition minimaliste, la "composition" en question consistant en ces altérations artificielles apportées aux enregistrements — qui "dégradent" de façon non naturelle la mémoire de ces musiques… Comme une maladie neurodégénérative ?

Pour qui écoute attentivement le disque et est sensible au projet, l'impression provoquée par "An Empty Bliss Beyond This World" est non seulement très différente de celle qu'ont dû ressentir les auditeurs des 78 tours à l'époque mais aussi (et surtout — car sans cela, le disque n'aurait aucun intérêt) différente de celle qu'éprouverait quelqu'un qui écouterait les 78 tours originaux aujourd'hui. Si l'aspect "ambiance de la salle de bal dans The Shining" (chaleureuse mais fantomatique et, quelque part, inquiétante) est plaisant mais ne suffirait pas à mon avis à justifier l'œuvre, le parallèle avec la maladie d'Alzheimer est nettement plus intéressant. Ce n'est pas pour rien que plusieurs auditeurs trouvent "An Empty Bliss Beyond This World" déprimant (alors que les pistes originales n'ont rien de triste)…


(An Empty Bliss Beyond This World)

"An Empty Bliss Beyond This World" est un album aussi intéressant que problématique. Pour moi, il est justifié — mais si vous n'entendez que des vieilles mélodies sans que cela ne vous touche outre mesure, alors ce disque ne vaudra quasiment rien pour vous et ne sera qu'une mixtape outrageusement déguisée en œuvre originale. "Quid de la musique ?" me demanderez-vous. Elle convient parfaitement au projet, est agréable à l'écoute et évoque effectivement bien la scène de la salle de bal de The Shining — mais si je n'en ai pas parlé, c'est justement que je ne sais rien de cette musique. Ni les artistes qui en sont responsables, ni les années d'enregistrement, ni l'effet qu'elle a pu avoir à l'époque. C'est peut-être, là aussi, une partie du projet ?


— lamuya-zimina


P.S. Si les idées présentées ici vous intéressent, lisez "Pierre Ménard, autor del Quijote" ("Ménard, auteur du Quichotte") de Jorge Luis Borges (si ce n'est déjà fait) !


(*1) À noter que Kirby est coutumier du sampling "abusif" : voir aussi ses mashups et remixes irrévérencieux (et nettement moins sérieux) sous son alias V/Vm.

(*2) Il faut que j'arrête de l'appeler juste "Kirby" : je commence à imaginer une petite boule rose en train de passer de vieux vinyles sur une platine avec un grand sourire.

1 commentaire:

  1. avez-vous écouté l'album de Lia Ices? Si oui qu'en penszez-vous?

    RépondreSupprimer