C'est entendu.

vendredi 10 juin 2011

[Vise un peu] Kangding Ray — OR

David Letellier est un artiste qui vaut le détour à plus d'un titre. Architecte de formation mais également auteur de nombreuses œuvres plastiques et installations en plus de son projet musical sous le nom de Kangding Ray, chacune de ses réalisations (visuelles, musicales ou les deux) fait preuve d'un minimalisme jamais austère ni dénué de sensibilité : formes géométriques élégantes, rythmes méticuleusement travaillés… un univers qui n'est pas seulement formaliste mais également conceptuel, et où l'humain n'est pas si loin qu'il n'y paraît.


("Altiz", installation audiovisuelle)

Avec une telle esthétique, pas étonnant de retrouver l'artiste sur le label raster-noton, aux côtés d'Alva Noto (cf. anbb), Ryoji Ikeda, COH ou encore Mika Vainio (a.k.a. Ø, de feu Pan Sonic). Les albums de Kangding Ray sont formés de compositions de glitch délicates et parfaitement maîtrisées, loin du sentiment d'aléatoire qu'on peut avoir parfois avec ce genre (à l'origine basé sur des sons d'erreurs mécaniques, électroniques et informatiques), d'une beauté formelle qui ne vire quasiment jamais à l'hermétisme. "Stabil", le premier disque de Kangding Ray, présentait déjà un bel exemple d'équilibre, tout en délicatesse et retenue, avec un son déjà très réussi et original ; le climat d'"Automne Fold" était plus sombre, avec des contrastes plus forts — mais aussi plus mélancolique, et qui comprenait cette fois plusieurs voix, discrètes, chants presque à mi-voix, mais qui sublimaient véritablement les chansons où elles apparaissaient.


(Athem)

Pourtant, même en prenant en compte cette évolution entre les deux albums précédents, "OR" est une surprise. Rien que le titre, en grandes majuscules sur un fond doré, et le concept de l'album (la non-viabilité de la société de consommation à outrance, l'économie qui s'écroule, les systèmes politiques qui ne fonctionnent pas — "OR" est à comprendre à la fois en français, se référant au métal signe de richesse et seul élément chimique à ne pas perdre de sa valeur, et en anglais : la conjonction "ou", suggérant une alternative) annoncent un disque ambitieux, sans détours, voire engagé. Non, je vous rassure, on peut très bien ignorer ce concept à l'écoute — mais la musique d'"OR" est effectivement plus affirmative qu'avant, et même aggressive, là où les deux albums précédents ne mettaient pas un son plus haut que l'autre (ou alors quelques nappes sur "Automne Fold"). Ici, les percussions sont au premier plan, parfois dansantes mais surtout percutantes ; ce sont elles qui mènent l'album, même si la finesse des compositions des deux premiers albums est toujours là. Quant aux voix, elles sont toujours là mais paraissent nettement moins prédominantes que sur "Automne Fold" (alors qu'il y en a autant sinon plus — à noter que Pruitt Igoe, sorti l'année précédente sous forme d'EP, est ici présente sous forme différente, plus atmosphérique et avec plus de chant ; plus réussie aussi, à mon avis). On est ici plus proche de certaines formes de techno que du glitch ; "OR" est un disque presque explosif, cru, radical.


(Or)

Pourtant, après la piste-titre (le point de bascule et l'apogée de l'album), Mirrors superpose des nappes plus ou moins bruitistes et abandonne presque les beats ; contrairement au début où tout semble en violence et en construction, la fin d'"OR" est plus évocatrice d'une certaine déliquescence et — à nouveau — d'une certaine mélancolie, mais d'une mélancolie plus proche d'un sentiment de manque, d'érosion, que du sentiment de beauté fragile et humaine qui habitait "Automne Fold". Le changement est subtil (et peut-être est-ce moi qui interprète à tort ; peut-être aussi à cause de l'influence de l'EP Pruitt Igoe, où les mixes étaient intitulés respectivement Rise, Remodel, Fall et Demolition — "Pruitt-Igoe" étant le nom d'un projet d'habitation ayant dégénéré très rapidement et qui fut détruit après à peine vingt ans). Mais les mélodies ont plus de place à la fin (cf. Leavalia Scheme), tout comme les voix (cf. Coracoid Process), et même quand les percussions reviennent au premier plan sur Monster, elles sont plus lentes et accompagnées d'une certaine étrangeté — et se font éparses sur le final, La Belle, qui semble érodée, usée, venant de loin. Et tout le long, ces percussions finissent par rappeler des coups de marteau — qui construisent ou/puis détruisent.

Dans tous les cas, "OR" est une nouvelle réussite de la part de Letellier ; un disque peut-être moins directement émouvant qu'"Automne Fold" mais pas moins puissant, et réalisé avec le même talent et la même méticulosité. Un album à ne pas manquer.


— lamuya-zimina


N.B. Le portrait est de Krijn van Noordwijk (©) ; les œuvres sont de David Letellier.

3 commentaires:

  1. Merci pour la découverte ! Et grâce à Allmusic je découvre la musique "glitch"... Ahah rien que le nom du genre musical colle assez bien je trouve.
    J'en parlerai surement sur mon blog.

    http://www.allmusic.com/artist/david-letellier-p1060427

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  2. Très bon album, légèrement inaccessible et compliqué à la lecture, mais c'est bien que des blogs comme "C'est Entendu" ou "Chroniques électroniques" en parlent.
    Vous etes des stimulants artistiques alors merci, pour nous, pour moi et pour ce grand art qu'est la Musique.

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  3. Merci à vous !

    J'essaierai d'écrire de façon plus claire la prochaine fois. : )

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