C'est entendu.

jeudi 23 juin 2011

Page Blanche #6


par Joe Gonzalez
art par Jarvis Glasses


"Émulation en circuit fermé" ou Pourquoi les songuitarherowriters m'exaspèrent


On n'a pas attendu Steve Albini pour comprendre que la Jeunesse Sonique avait grillé pas mal de ses cartouches et de ses batteries et j'écris ça alors-même que je fais partie de la frange de croyants qui n'a (presque) jamais cessé de croire en Sonic Youth, même après la signature (et pourtant "Daydream Nation" est probablement mon album favori), et même après le virage de la fin des années 90, que je considère même comme l'une des plus belles aventures artistiques que le rock ait eu à offrir depuis la mort de Cobain. Pour rappel, depuis "Washing Machine" (1995), le son du groupe avait commencé à muter vers quelque chose de moins sale, noisy et jeune (après "Dirty", le mot-même Youth semble galvaudé et le groupe aurait du d'après moi changer de patronyme pour quelque chose comme Sonic Guys ou Sonic Thing, Sonic People, Sonic... - enfin vous voyez l'idée - histoire d'éviter toute confusion et toute critique), atteignant un pic de créativité en 2000 avec le chef d’œuvre tardif qu'était "NYC Ghosts & Flowers", l'un des albums les plus sous-estimés de son époque, ode poétique post-moderne à la mythologie new-yorkaise et à la musique en tant qu'art. La lente progression vers toujours plus de clarté dans le son du groupe, ayant touché les cieux, ne fit par la suite que décroitre en complexité, prenant la direction d'un rock plus accessible, plus adulte et finalement plus simple à assimiler par le public. C'est la raison pour laquelle je considère (et je pèse mes mots, car les deux prochaines phrases feront rugir pas mal de fanatiques hermétiques au concept de rationalisation de l'art) que "Rather Ripped" est un album, sinon fantastique, au moins légitime puisqu'inscrit dans la logique artistique de cette lente évolution de la musique de Sonic Youth. Et c'est pourquoi "The Eternal", le dernier album en date, est une aberration (en plus de n'être pas, lui non plus, fantastique), un faux pas, que j'évite comme la Peste et que je préfère oublier dès le point final de cette phrase. Alors bon, Sonic Youth n'a plus grand youth à offrir depuis une vingtaine d'années et son sonic n'est allé qu'en faiblissant ? A quoi peut alors ressembler un album solo de Thurston Moore dans ce contexte ?


Produit par Beck, "Demolished Thoughts" est un disque de papa. La guitare y occupe évidemment une place importante mais contrairement aux disques de Sonic Youth, aux Sonic Youth Recordings (S.Y.R.) ou aux autres disques enregistrés par Moore sans ses acolytes, les chansons priment sur l'énergie et le beat adolescent, et la voix et les mots qu'elle prononce prennent une dimension plus importante.

Moins démolisseur que réfléchi, le Thurston nouveau se déguste, se sirote et est réservé aux fins gourmets de l'orchestration pop la plus raffinée puisque les instruments à cordes (violoncelle et violons, parfois joints par une harpe ou une contrebasse) sont privilégiés pour accompagner leur cousine populaire. D'un staccato en une envolée lyrique on ne peut que trouver ça beau. La réussite d'une collaboration pas vraiment tirée par les cheveux (on les confondrait presque physiquement, Thurston et Beck, non ?) entre deux géants du Monde Indépendant Libre. Et ça n'est une surprise pour personne en plus, Thurston nous ayant préparé à ce disque au fil de collaborations et projets (le "Suicide notes for acoustic guitar" un peu raté sorti en 2010) lorgnant toujours plus vers le songwriting apaisé du cinquantenaire qu'il est aujourd'hui.


(Orchard Street)

Jusqu'ici tout va bien et si Thurston Moore veut faire son mea culpa sonique devant nous, je ne vois pas pourquoi je l'en empêcherais. Qu'il fasse sa crise de la cinquantaine en lâchant sa guitare électrique, ça me va ! Même si son disque était mauvais, ringard ou raté, je me serais contenté de l'ignorer poliment. Contrairement à Albini, avec qui je partage quelques idéaux intégristes vis à vis de la création musicale, je considère qu'un artiste comme Thurston, qui a déjà tant donné de sa personne et de son art à l'intégrité du bruit et de la puissance rock juvénile, a le droit de prendre des vacances et de laisser la place aux plus jeunes. Et même si l'on accorde ses violons avec Albini et que l'on considère que Sonic Youth n'a été un excellent groupe que jusqu'en 87 ou 88, je reste persuadé que 6 ou 7 années d'intégrité underground suffisent à introniser ces artistes au Hall of Fame des valeureux soldats de l'Art et qu'il ne leur incombe pas de poursuivre coûte que coûte le combat. Ainsi donc, Thurston Moore a 50 balais et il a moins besoin de faire du bruit que de s'exprimer à travers de belles chansons ? No problemo.









(Thurston moore et J Mascis, ex-jeunes-des-80's)


De la même manière, J Mascis (si comme moi vous n'avez jamais sur comment le prononcer, sachez que l'on dit "maskiss"), le leader de Dinosaur Jr. connu pour le volume élevé prisé par son groupe et pour son amour du solo de guitare bruyant et désabusé, s'est finalement décidé à publier un nouvel album solo (le second seulement après "Martin + Me", sorti en 1996) presqu'entièrement acoustique. Attention, celui-ci n'est pas produit par Beck et il n'y a pas grand chose à se mettre sous la dent en dehors de la guitare acoustique de Mascis et de sa voix. Quelques rares parties de violons (sur la chanson-titre par exemple, jouées par Sophie Trudeau de A Silver Mt Zion) ou le dédoublement de la guitare (sur la sympatoche Enough, probablement joué par Kurt Vile, un autre invité, le plus actif sur cet album parmi la longue liste de musiciens ayant donné un coup de main à Jay) permettent heureusement de sauver le disque du dessèchement mais en gros, figurez-vous un album très direct de la part d'un songwriter planquant habituellement son âme derrière sa tignasse blanche et les exactions soniques de sa guitare et qui, poussé par le contexte (et notamment son accointance récente avec le jeune Kurt Vile) s'est senti pousser les roustons nécessaires pour mettre à nu sa musique.


(Several shades of why)

On lui pardonnera peut-être du coup ses quelques écarts, dignes du délit d'accoutumance (le solo de guitare électrique un peu cradingue qui n'a rien à fiche sur la jolie It is done ou les gazouillis inutiles de la même électricité sur Where are you) et son album s'écoutera alors moins comme une curiosité de la part de quelqu'un qui n'avait pas besoin de le faire (Dinosaur Jr. a été relancé dans sa formation originelle avec Lou Barlow à la basse, à la demande de ce dernier et afin de payer les frais médicaux de sa fille, et les deux derniers albums du groupe ont plutôt aisément trouvé leur public) que comme une véritable nouvelle pelletée de chansons. Il faut alors reconnaitre que la fournée n'est pas mauvaise. S'il n'atteint pas le niveau de raffinement proposé par son ami Thurston, ou qu'il se révèle franchement moins touchant que son ami/nemesis Barlow lorsqu'il délaisse l'électricité, Mascis mène sa barque et surprend même, à ses dépens, en rappelant parfois énormément les chansons les moins électriques de Joseph Arthur, dont le timbre de voix est voisin. La reconversion (temporaire à n'en pas douter) est réussie, pas forcée et n'a rien à envier aux autres prétendants folk de ces derniers mois. Cette mise au vert de l'énergie rock de Mascis n'a cependant pas d'autre valeur artistique que le simple divertissement de la surprise d'un contre-emploi (pour nous, auditeurs) ou que le pur exercice de style à possible vocation thérapeutique (pour lui, Jay) et contrairement au disque un peu plus soigné de Thurston, je parierais volontiers pour un rapide blackout général au sujet de "Several shades of why" ("Plusieurs couches de Pourquoi"), qui ne risque pas de marquer son époque, son année, ou même la carrière de Mascis, vu que finalement, personne en dehors des fanatiques du Dino, toujours en manque de nouveau son n'avait vraiment besoin, et je parle d'un véritable besoin, d'un tel disque.









Qui sera marqué par "Several shades of why" au point d'en faire un disque de chevet ? Oh, je sais qu'il y aura des tas de "moi !" en réponse à cette question, il y en a toujours (et moi le premier, j'aime de nombreux disques mineurs et/ou inutiles au point de les passer très très régulièrement), mais que cet album paraisse au même moment que celui de Thurston Moore, et qu'il vienne aussi d'un dinosaure du bruit pourrait amener à penser qu'il s'agit bel et bien d'une crise de la cinquantaine pour ces musiciens aux débuts extrêmes (Moore vient de la no wave, Mascis du hardcore) et tant pis pour nos oreilles friandes de décibels ! Contentons-nous des restes.

(Kurt Vile et J Mascis, pros du guitargaze)

Mais alors si l'on est logique deux minutes, on pourrait en tirer une conclusion assez évidente : les musiciens vieillissent et avec les années, leur hargne s'envole. Nenni ! Ça n'est pas forcément si simple.

Kurt Vile est un guitariste américain de 31 ans, moins connu que Thurston et Jay mais néanmoins suffisamment talentueux pour avoir réussi à se produire aux côtés du premier et à se voir inviter à participer à l'enregistrement du dernier album du second. Ex-guitariste de The War on Drugs, le groupe psychédélique lo-fi de son ami d'enfance, Kurt enregistre depuis plus de dix ans sans que personne ne le sache et ça n'est que depuis trois ou quatre ans que ses disques ont fait surface, dans un rayon d'abord lo-fi puis lorgnant très rapidement vers une folk enregistrée dans du cristal, semblable à aucune autre.

Premier album entièrement composé de chansons prévues pour former un ensemble homogène, "Smoke ring for my halo" continue sur la lancée du précédent EP une progression vers toujours plus de raffinement, en matière d'arrangements et de son (la chanson-titre en est un bon exemple). Parfois lo-fi sur les bords (On tour), Vile semble avoir trouvé un juste milieu entre sa passion pour la guitare et son habituel songwriting semi-parlé. C'est avant tout l'instrument que l'on entend, dédoublé, démultiplié (Jesus Fever), cristallin ou boisé, mêlant sonorités bucoliques et ambiances froides façon new wave, comme sur la gentiment glaciale Society is my friend, poursuite réactualisée du Society is a hole de Sonic Youth (sur "Bad Moon Rising" en 1985), toujours aussi peu enthousiaste vis à vis d'autrui. Une discrète preuve d'allégeance alors même que j'en viens à me demander si au bout du compte, Vile n'a pas joué dans cette affaire le rôle de l'artiste influençant ses propres idoles.


(Jesus fever)

Loin d'être exempt de tout reproche, c'est évidemment l'album par lequel Kurt Vile aura gagné le plus de reconnaissance (il a de plus en plus de papiers dans les magazines et la hype underground lui a fait une petite place au chaud, ses amitiés n'y étant évidemment pas étrangères) et c'est aussi son disque le plus abouti en terme d'identité sonore. Mais il me parait aussi terne, parfois lisse et s'il ne ressemble à rien d'autre, il me semble manquer de charisme. Gageons qu'il reflète certainement la personnalité de son auteur, prolifique artisan de l'ombre et anti-star par essence. Encore un LP qui ne mérite pas les louanges que beaucoup lui attribuent parce que s'il est plutôt réussi, je ne crois pas qu'il bouleversera grand chose ou grand monde.









Je ne pense pas que cette épidémie de mou acousticartistique soit contagieuse, ou du moins je ne l'espère pas. Pas que je m'inquiète d'un éventuel ramollissement général de l'indé-monde ricain, non, évidemment non : l'indie rock d'aujourd'hui est déjà du flan pour sa plus large partie. C'est plutôt une propagation en direction d'autres grandes figures de l'indie rock d'antan, celui qui hurlait encore, que je pourrais redouter. Que ce trio étrange et inattendu ait créé une bulle temporaire de soumission de la jeunesse passe encore, je trouve amusantes les particularités historiques, ça me fait mon quatre heures, et cette étape qui voit des guitar heros se grimer en songwriters, ça n'est pour l'instant qu'une phase. Mais que cela ne vienne pas contaminer d'autres héros du barouf. Vous imaginez PJ Harvey et Ian McKaye calmant le jeu ? Ah j'oubliais The Evens et "Let England Shake"... Heureusement qu'il nous reste Albini et les Melvins.


(Kurt Vile et Thurston Moore, lequel a engendré l'autre ?)


Joe Gonzalez

12 commentaires:

  1. de quoi souffre la fille de lou barlow?

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  2. Je n'ai pas la réponse alors à la place je te propose de regarder Lou en train de reprendre du La Roux pour faire plaise à sa fille :

    http://bcove.me/1qtgmg87

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  3. "C'est la raison pour laquelle je considère (et je pèse mes mots, car les deux prochaines phrases feront rugir pas mal de fanatiques hermétiques au concept de rationalisation de l'art) que "Rather Ripped" est un album, sinon fantastique, au moins légitime puisqu'inscrit dans la logique artistique de cette lente évolution de la musique de Sonic Youth. Et c'est pourquoi "The Eternal", le dernier album en date, est une aberration [...] "

    Si peu que je comprenne ce que tu entends par "rationalisation de l'art", perso c'est justement cette "rationalisation", ou disons cette réflexion autour de l'Oeuvre de l'artiste qui me pousse à considérer Rather Ripped comme un infâme faux-pas facile et fainéant que j'aimerais voir définitivement effacé de ma mémoire, et The Eternal comme un bon album, non sans défauts, mais dans la continuité logique de Sonic Nurse.
    Et je dis ça, sans être un fanatique trop aveugle (j'pense pas), et sans nier que la "carrière" (sic) d'un artiste mérite études et analyse. Enfin bon, d'un côté je comprends ton point de vue. C'est juste pas le mien, huhu. :D

    Sinon, Albini est coincé dans les 80's. J'adore ce type artistiquement et j'aime son éthique mais il a une vue tellement manichéenne et butée que je ne peux pas m'empêcher de trouver son raisonnement insensé. Et pas seulement parce que j'adore SY. (J'insiste.)

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  4. C'est clair que c'est un peu con ce que dit Albini. C'est assez étroit d'esprit.

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  5. Faut faire des chansons plus courtes, c'est ça qu'ils n'ont pas compris tous ces tocards(enfin, J Mascis et Kurt Vilé surtout). Qu'ils réécoutent les albums de Nick Drake et prennent des notes.

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  6. Et perso je rejoins plutôt Joe au sujet de Sonic Youth et le débat Rather Ripped vs The Eternal.

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  7. Moi je suis friand de cette épidémie de mou acousticartistique.

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  8. TANK > Pas con l'idée des chansons plus courtes. Envoie un mail à Kurt Vilain !

    Matt > Ouais, agree to disagree, mais tu as je pense tout à fait compris ce que j'entendais par rationalisation de l'art. On n'a seulement pas la même appréciation de l'évolution artistique de SY.

    Concernant Albini, il est idéologiquement buté, oui. Ca fait de lui un mec un peu con. Et ça me plait. Je trouve que c'est un héros musical et aussi un gros con. Et bizarrement je me sens attiré par sa connerie. Je suis magnétisé par l'extrême de son discours et je me rêve aussi extrême que des gars comme lui ou d'autres (Greg Ginn, Colin Newman, etc). Cela dit, son opinion sur SY est beaucoup trop cynique et biaisée par son extrémisme. Ne pas voir la beauté de la recherche sonore de SY entre 95 et 2006, ne pas trouver NYC Ghosts & Flowers extrème, c'est avoir vraiment de la merde dans les oreilles.

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  9. Thanks for carrying the news dude, bravo! Je travaille sur mon papier et t'envoie ça dans les deux jours...

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  10. Oups me suis gourré de page on dirait...

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  11. Finalement c'est l'album de Kurt Vile que je préfère largement aux autres, c'est parti pour être un de mes albums préférés de l'année, et les chansons "Baby's Arms", "Jesus Fever" et "Society is my Friend" comptent d'ores et déjà parmi mes favorites de l'année (en tout cas celles que j'ai le plus écoutées) ! -_-

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  12. De mon côté si je considère toujours les trois albums comme "pas mal", je me suis encore plus fermement ancré dans mes convictions et ce "pas mal" ne me suffit tellement pas que je préfère éviter de les écouter. Par conviction. Que de me contenter de "pas mal".

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