De quoi a-t-on encore besoin à presque 60 piges ? Vous trouverez des tas de contre-exemples, bien sûr, de grands-mères et grands-pères ayant enregistré leurs chefs d’œuvres dans la fleur de l'âge (je n'en ai pas en tête, là tout de suite, mais ce sont le plus souvent des folkeux ou bien des types comme Robert Wyatt, non ?), cependant leur nombre est infime proportionnellement aux musiciens qui perdent en pertinence ce qu'ils gagnent en bouteille. Lorsqu'il s'agit d'un groupe punk, un qui était là en 77, la liste est encore plus courte (souvenez-vous du triste retour des Slits il n'y a pas longtemps). Wire est encore différent : ces quatre hommes (trois si l'on prend en compte l'absence de Bruce Gilbert, désuni de Wire depuis 2004) ont passé presque 35 ans à chercher, à aller de l'avant, ensemble, en sous-ensembles, seuls ou en compagnie d'autres musiciens. Leurs trouvailles sont innombrables et depuis leur dernière réunion en date, ils ont encore proposé une mutation de leur son vers une sorte de rouleau-compresseur sonique que l'on pourrait appeler stoner punk si l'on n'avait que ça à faire et qu'eux nomment "power dugga". De quoi ont-ils encore besoin en tant qu'hommes et en tant qu'artistes après tout ça ?
(Red Barked Tree, l'influence pop de Newman est allée jusqu'à laisser des guitares acoustiques pénétrer dans le studio d'enregistrement)
La réponse ne vient pas tout de suite. Au contraire, trois chansons durant, "Red Barked Trees" s'éloigne de la violence formelle des deux précédents albums, de cette formule de power-dugga instaurée par "Send" (2003) et consistant en une sorte de percée continuelle dans un infini mur de son, à plein pots et sans question ni groove aucuns. Au lieu de ça, on pense davantage aux albums enregistrés ces dernières années par Colin Newman avec sa femme sous le pseudonyme marital Githead, notamment sur Adapt, où l'on entend même des guitares acoustiques (qui se feront une place de roi sur la chanson clôturant l'album, Red barked tree). Ce parti pris surprenant a de quoi décevoir ceux qui attendraient encore une réponse à la question du devenir de punks soixantenaires, tout du moins jusqu'à ce que Colin Newman expose une épiphanie à voix haute dès les premières secondes de Two Minutes :
Just. What. I. Need.
Voilà un semblant de réponse. Deux minutes, c'est tout ce dont a besoin Wire pour résumer un sentiment (celui de Newman sinon celui de chacun) de dégoût, de rejet et de haine face à la tournure laxisto-dégénérée qu'a pris le Monde pour lequel ils avaient, eux, des projets et des envies il y a 30 ans. Deux minutes suffisent aussi pour résumer le Wire-en-titre tenant les rênes depuis au moins le milieu des années 80 et le duo "Snakedrill EP" et "The Ideal Copy", qui ont instauré le visage schizophrénique du groupe avec cette alternance dugga/pop qui a perduré jusqu'à aujourd'hui. Deux minutes pour foncer dans le mur. Voilà tout ce dont a besoin Wire. Le reste c'est du bonus. L'enchainement des cinq chansons d'affilée démarrant par Two Minutes et se terminant avec A Flat Tent est d'ailleurs le meilleur passage de l'album, le plus violent et le plus prenant.
(Moreover, exemple-type de power-dugga poussé à l’extrême)
Ça n'est certes pas un nouveau chef d’œuvre, mais avec "Red Barked Tree", Wire parvient à se résumer, à se retrouver après un album plutôt raté en 2007 et à livrer une bonne cuvée de chansons. Ils en avaient besoin. Il n'ont peut-être plus grand chose de neuf à apporter à La Musique, et peut-être ne sont-ils plus à la pointe de l'avant-garde depuis un moment, mais à leur façon, ils tiennent à continuer de produire du bruit, le leur, et d'y faire passer quelques idées, les leurs. Ce qui a la double particularité de combler les fans ne s'étant pas arrêtés à "154" (1979) et de leur procurer d'entières nouvelles setlists à jouer sur scène. Ils étaient d'ailleurs hier soir à La Machine du Moulin Rouge, leur second passage à Paris en moins de six mois.
Et ceux qui y étaient ont passé un bon moment. Pas un grand, non, mais un agréable, ça oui. Presque tout l'album et des chansons de toutes les périodes, avec évidemment quelques vieilleries (Pink Flag et Two people in a room, passées à la moulinette du dugga-noise, la première en pâtissant quand la seconde n'a jamais été aussi virulente et incisive, tandis que Map Ref. 41N 93W était jouée sans grande conviction, malheureusement) et l'on avait la preuve qu'il n'était pas juste de réclamer trop de leurs plus anciens tubes à Wire : ils ne sont plus faits pour les jouer. Ça n'est plus en eux. Leur son maousse ne laisse plus de place aux subtilités des chansons de "Chairs Missing" et "154". Celles de "Pink Flag" n'ont de sens qu'en formation juvénile, voire lo-fi. Wire n'est à son meilleur que lorsqu'il joue Drill, morceau-fondateur du dugga, et qu'il le fait durer, ou bien sur des compositions récentes comme le Bad Worn Thing chanté par Graham Lewis, sur "Red Barked Trees", qui, avec sa ligne de basse quasi-identique à celle de I am the fly (1978), reste l'une des rares incursions de Wire dans le concept de groove.
(Bad Worn Thing, un pont reliant 33 ans de distance)
Pour un groupe dit "de vieux", laissez-moi vous dire que ce concert-là envoyait plus de décibels et d'énergie que beaucoup de prestations récemment données par des gamins. Le public (presqu'entièrement composé de minus - des gens encore plus petits que moi, c'est dire, de la lesbienne de 1m43 au couple gay barbu de 1m62 chacun en passant par le sosie de Martin Donovan qui se dandinait comme un dingue en se tenant le menton et martelant l'air de ses doigts, un mec qui devait écouter Wire au milieu des années 80 et je le respecte pour ça) a davantage sauté sur cette musique-là que lors du passage de Liars dans la même salle il y a quelques mois. CQFD.
Joe Gonzalez
J'vais peut-être avoir l'air nul mais c'est quoi que t'appelles dugga ? :D
RépondreSupprimerC'est assez difficile d'en trouver une définition claire, même sur le net, même sur leur site, mais c'est un concept à eux, plus ou moins lancé avec le Snakedrill EP (86, je crois). Et surtout la chanson Drill, que je te conseille vivement d'écouter pour mieux comprendre.
RépondreSupprimerWire s'est assez vite positionné comme un groupe de musiciens a-groovy, en opposition directe avec Gang of Four par exemple, qui métissait le funk noir en repoussant toute notion de de mélanine mais en conservant le groove de l'ensemble. Wire n'a quasiment aucun morceau dans son immense discographie (si l'on compte les innombrables projets parallèles) qui groove. Le dugga, c'est une sorte de bruit rythmé, de coup de marteau répété ad libitum pour donner une direction à un morceau, sans pour autant s'a(ban)donner à la dérive du groove. C'est du "rock en opposition" (au punk par exemple, qui cite Chuck Berry à chaque seconde). Ecoute Drill et tu comprendras peut-être. Le dugga est une philosophie, une sorte de beat primal non-dansant, le son d'un marteau-piqueur lancé à toute berzingue sur la route de l'efficacité, quelque chose comme ça.
Ah oui d'accord, je pense avoir pigé. Je n'ai pas encore écouté Drill (pas encore exploré leurs œuvres des 80's/90's à part The Ideal Copy rapidement et un petit bout de A Bell is a Cup), mais ce dont tu me parles me fait fortement penser à certains morceaux de Send, j'imagine qu'il s'agit du même principe !
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