C'est entendu.

vendredi 18 février 2011

[Alors quoi ?] Irmin Schmidt : Le kraut et le reste

Quand on a su qu'à l'occasion des futures rééditions de Can on avait la possibilité d'interviewer Irmin Schmidt, légendaire claviériste de ce légendaire meilleur groupe de tous les temps et plus grand représentant de ce genre légendaire qu'est le krautrock, pensez bien qu'on tremblait en s'imaginant rencontrer cet homme qui, a plus de soixante-dix ans, a tout connu, de ses études avec Stockhausen à "Axolotl Eyes", son album avec le musicien de techno Kumo en 2008, de l'extraordinaire défrichement de Can à ses bandes originales pour le cinéma et la télévision. Mais il n'a pas été nécessaire de lutter bien longtemps pour que cette icône à la bonhommie souriante se laisse aller à bavarder longuement avec force accent allemand, éclairant aussi bien les relations symbiotiques qui unissaient Can que son rapport à l'art et à l'histoire de la musique.


C'est Entendu : Dans le DVD consacré à Can sorti il y a quelques années, vous aviez dit que Damo Suzuki (second chanteur de Can) était plus intéressé par le format "chanson" que Malcolm Mooney (premier chanteur du groupe). C'est amusant parce qu'en écoutant les disques, on ressent plus l'inverse, avec les expérimentations épileptiques de Suzuki sur le second disque de "Tago Mago" (1971).

Irmin Schmidt : Ce que je voulais dire, c'est que Malcolm... Malcolm, c'était davantage un percussionniste, avec Jaki [Liebezeit, batteur du groupe] c'était comme un ensemble de percussions. C'est le style que Malcolm a la plupart du temps chanté avec nous, pas toujours mais la plupart du temps. C'étaient des patterns rythmiques qui pouvaient hypothétiquement durer éternellement, comme Jaki, ses patterns pouvaient continuer pour toujours !

Par contre, la plupart des choses qu'a chanté Damo c'est plutôt dominé par une mélodie, et une mélodie c'est une forme qui a un début et une fin. C'est une structure qui fait beaucoup plus une chanson, un morceau. C'est ça que je voulais dire, parce que naturellement il était très rythmique, c'est la musique ça va sans dire, mais il a chanté des mélodies ce qui l'a lié avec Michael [Karoli, guitariste] beaucoup plus, comme Malcolm s'est lié avec Jaki.


Mais Damo est arrivé assez subitement dans le groupe, est-ce que la connexion avec Michael s'est trouvée tout de suite ?

Ah oui c'était très spontané cette connexion avec Karoli, parce que la première fois qu'il a chanté avec nous c'était parce que Holger [Czukay, bassiste] et Jaki l'ont ramassé dans la rue, enfin tout ça c'est assez connu, et il a chanté directement, spontanément, à ce... on peut pas vraiment appeler ça concert, c'était une démonstration assez anarchistique (sic) parce qu'on a pas aimé le promoteur donc on a fait quelque chose de vraiment très agressif, et Damo est entré dans cette, disons, manifestation tellement... comme il a fait toute sa vie hein (rires), et à partir de là il était membre, c'était très rapide.

C'était la même chose avec Malcolm, il est venu me rendre visite à Cologne parce qu'on voulait l'aider à faire la connaissance des galeries, car Cologne et Düsseldorf étaient à l'époque le centre de la scène artistique pour les peintres, et il était peintre et sculpteur.
Et comme moi j'étais tous les jours dans le studio je l'amenais, et il est venu et on était entrain de créer le morceau « Father Cannot Yell », il a dit « donne moi un micro » et bon, vingt minutes après il était membre !

Et j'aimerais rajouter que c'est la raison pour laquelle on a jamais trouvé de chanteur après Damo, on a beaucoup essayé mais ça faisait jamais ce déclic immédiat, spontané comme avec les deux... Avec les autres c'était toujours tout un procédé de travailler ensemble, on ne se comprenait pas vraiment... Alors qu'avec les deux, c'était vraiment... dès le moment où ils ont chanté avec nous la première fois.


Mais pourtant d'autres musiciens ont joué avec Can à la fin des années 70...

Moui...


Je me souviens plus de leurs noms, le bassiste de Traffic je crois...

Oui mais ça, c'était très tard... C'était à cause de Holger qui ne voulait plus jouer la basse et faire autre chose, il a demandé à Rosko [Gee, bassiste de Traffic]...

[La machine à café à côté de nous lâche un souffle pas possible qui nous empêche de parler]

Hmmm, très intéressant ! Ça on laisse ! (rires)

On a joué pour la radio et Traffic ont joué aussi, mais en même temps on savait qu'ils abandonnaient le groupe, et Holger a demandé « S'il ne joue plus avec Traffic, peut-être que Rosko veut jouer avec nous ! ». Et il a trouvé ça intéressant, et ça a bien marché avec Rosko. Et puis il y a eu ce merveilleux percussionniste Rebop [Kwaku Baah, percussionniste de Traffic], que Rosko avait fait venir parce qu'ils étaient amis et il voulait qu'il joue avec nous, ça changeait tellement le groupe que ça marchait plus, c'est devenu un peu... concis... Avant Can c'était une sorte d'organisme où chacun s'écoutait et avec des concerts élargis comme ça on a perdu ça et c'est aussi pourquoi on a arrêté de jouer ensemble. Mais hmm... J'ai quand même appris beaucoup de choses de Rebop, c'est un musicien immense mais ça n'a pas vraiment pris avec le groupe.


On a vu à la fin des années soixante-dix des collaborations entre les différentes scènes krautrock comme les premiers albums de Michael Rother sur lesquels Liebezeit joue de la batterie, mais comment avez-vous vu monter ces groupes à Munich, Berlin, Düsseldorf ? Avez-vous été amenés à les rencontrer ?

Naturellement, on a rencontré les quelques groupes qui étaient à Düsseldorf, parce que c'est seulement à 40 kilomètres, alors on a bien connu et on a fait des concerts avec Kraftwerk, au début, vraiment au début de Kraftwerk, et on a connu NEU! quand ils ont commencé, après que Can ait été fondé. Et il y avait une distance de sécurité entre le reste des groupes à Berlin ou à Munich, ce sont quand même 500 kilomètres, parce qu'en France et en Angleterre tout était très centralisé, les groupes étaient à Londres ou à Paris, en Allemagne ça n'existait pas à l'époque c'étaient des différents centres à Munich, à Cologne, à Berlin, à Hambourg, et naturellement on ne se connaissait pas si bien.

Mais j'ai quand même très bien connu Edgar Froese et Amon Düül parcequ'on a fait une tournée avec eux, je connaissais toute la scène à Munich par les musiques de film et de théâtre que j'ai fait avant Can. On n'a jamais... Les influences entre les groupes allemands n'étaient pas tellement musicales, chacun avait un style très à part, surtout naturellement les deux groupes qui sortent, les groupes phares de cette époque, c'étaient Kraftwerk et nous, et on est vraiment sur deux styles complètement différents. J'adore Kraftwerk mais c'est quelque chose de complètement différent de ce qu'on a fait, c'est le vrai contraire, le vrai, disons, complémentaire, dans la musique.


En quoi les nouveautés qui arrivent en 2011 diffèrent des remasters de 2005 ?

C'est du remaster. Ça veut dire qu'on est rentré aux origines, on a pris les bandes, et on les a restaurées parce qu'elles étaient un peu détériorées, on les a numérisées, et après hmm, on a, on a... En fait, on n'a rien fait. On a laissé comme tout était vraiment au début.

Parce que par contre les CDs des années 80, là on a fait quelque chose, on a pensé « on peut le faire mieux ! », Holger a travaillé sur ça, il a ajouté des aigües, il a... Et là on a tout oublié, on a pris vraiment l'origine de l'enregistrement et on a rien élaboré, on a vraiment laissé comme c'était à l'origine et voilà, c'est plus beau ! (rires)

Et ça a une force énorme, naturellement par exemple la basse et la grosse caisse qui sont tellement fortes à l'origine, on pouvait pas mettre cette force à l'époque sur vinyle sinon ça sautait, c'est pourquoi on coupait un peu, maintenant on a laissé parce qu'on a toutes les possibilités maintenant qu'on peut le mettre sur CD. On a tout laissé comme c'était à l'origine. En fait, c'est le son comme on l'a voulu à l'origine.



Vous êtes-vous adaptés aux nouveaux moyens numériques d'enregistrement ? N'êtes-vous jamais nostalgique du montage et des accidents de bande magnétique ?

Non non, avec Kumo par exemple on utilise tous les moyens. On utilise naturellement le numérique, on travaille sur ordinateur avec des softwares de partout, mais dans mon studio j'ai aussi une vieille machine 24 pistes et on l'utilise, on utilise aussi des compresseurs à lampes, des instruments analogiques, des equalizers dont le son... je le préfère au numérique. Donc on utilise les deux, ça dépend, j'aime bien les vieilles réverbérations à ressorts... J'aime bien tout ça et ça dépend de la musique mais avec Kumo comme je joue du piano, on l'enregistre naturellement et on plutôt sur bande analogique parce que ça fait une compression... Les percussions aussi on les enregistre sur la bande 24 pistes parce que la compression sur bande c'est cent fois plus énergique, et pour la synchronisation aussi c'est plus précis, c'est vraiment synchrone contrairement à cette merde de midi (rires) qui ne l'est jamais vraiment !


Vous considérez-vous un compositeur de musique écrite ou un artiste pop ? Les deux mondes sont-ils différents à vos yeux ?

Ah ça, j'ai jamais fait la différence ! Je peux pas faire de différence entre sérieux, savant, classique et pop, entertainement... J'ai jamais fait de distinction depuis Can, parce que pour moi c'est la musique et... Tout ce que j'ai fait c'est de l'art, c'est de la musique, et je fais de mon mieux pour intégrer des aspects de jazz, de musique nouvelle qui est apparue dans le XXème siècle, la musique d'Afrique qui est devenue le blues qui est devenu du jazz qui est devenu du rock, c'est une longue histoire mais qui est complètement différente de notre histoire de six cents ans de musique savante européenne mais c'est aussi une histoire, une tradition, une musique qui est complètement nouvelle dans ce siècle et qui a une influence énorme sur notre culture et qui n'a pas moins de valeur que tout le reste, et j'essaye toujours d'intégrer à ma musique des influences extra-européennes.


Êtes vous encore curieux aujourd'hui ? Découvrez-vous encore de la musique qui vous inspire ?

Hmm oui mais euh, ne me demandez pas qui ! (rires) Jamais, parce que j'oublie les noms surtout au moment où je veux m'en rappeler.

Naturellement je n'aurais pas collaboré avec un musicien de techno trente ans plus jeune que moi comme Kumo si je n'étais pas intéressé par le développement de nouvelles musiques.

Mais il y a tellement de choses dans le monde, et il n'y a pas que la musique pop il y a aussi la musique soit disant savante où il y a aussi des choses très intéressantes qui se passent, et puis tout à coup on entend quelque chose qui se passe en indochine ou au japon ou en amérique du sud alors il y a tellement de choses qui peuvent... m'inspirer, c'est un drôle de mot, on prend des idées et on les digère après... Si je ne me sers pas du terme d'inspiration c'est qu'il n'y a pas que la musique qui inspire, je prend beaucoup plus de temps pour aller au musée ou dans des galeries, hier j'ai vu Basquiat, Mondrian et Nussbaum et j'ai passé toute la journée dans des musées, dans le centre Pompidou, le musée d'art moderne, le musée d'art et d'histoire du judaïsme et tous les trois m'inspirent beaucoup, me font penser à des formes, des architectures... Ou ça m'inspire émotionnellement. Parfois c'est aussi des sons de l'environnement, depuis mon enfance ça m'inspire les sons et si vous avez "Axolotl Eyes" avec le dvd j'ai écrit un texte où je décris comment depuis que je suis enfant les sons de l'environnement m'inspirent ou m'influencent, je ne sais pas, parfois plus que la musique alors c'est... Je peux pas vivre sans livres non plus alors je lis beaucoup et ça m'inspire, c'est pas forcément la musique.


Vous avez connu John Cage dans les années 60, comment a-t-il influencé votre travail ?

Ah oui, il m'a beaucoup influencé parce que je l'ai rencontré et j'ai même travaillé avec lui, il m'a montré comment préparer le piano pour ses pièces et j'étais un des premiers en Allemagne qui a interprété Cage, j'ai même dirigé l'orchestre sur Atlas Eclipticalis quand j'ai fait une série de concerts sur la musique contemporaine. Alors l'influence de Cage sur moi c'est plutôt sa pensée et sa philosophie que sa propre musique, cette chose qui m'était déjà tellement chère depuis l'enfance, de considérer tous les sons d'environnements possibles pour les intégrer dans la musique. Ça c'est une pensée très « Cagienne » mais c'était tellement naturel pour moi que j'ai compris immédiatement. Je l'aimais beaucoup, sa personnalité, il avait un humour tellement... fantastique, il était si drôle parfois ! (rires)

Il était très sérieux d'un côté mais il avait toujours cette légèreté formidable. Enfin il a stimulé une certaine sorte de pensée musicale mais j'ai pas eu besoin d'être stimulé pour faire de la musique, c'était tout ce que je voulais faire (rires), et c'est toujours ce que je veux faire.


Les raisons qui vous poussent à créer sont-elles toujours les mêmes, à 30 comme à 70 ans ?

Ah non, naturellement pas, parce que l'on change, et c'est un de mes thèmes les plus chers la métamorphose alors moi aussi je change même s'il y a des idées très basiques qui n'ont jamais changé. Mais quand même, là-dedans j'ai changé, j'ai des idées différentes sur des musiques différentes que j'aimais avant alors que maintenant ça me dit plus tellement, ou des musiques que j'ai essayé de comprendre parce qu'on essaye toujours de comprendre plus...

Comme quand j'avais 14 ans par exemple j'écoutais beaucoup la radio et on n'avait pas de tourne-disques, après la guerre on a tout perdu, on était très pauvres et mes parents ne pouvaient pas m'en acheter. Mais j'ai eu un petit train électrique, alors je l'ai vendu pour acheter un tourne-disques.

Et j'ai eu le choix de deux disques parce que je ne pouvais pas en acheter plus, et ma symphonie préférée c'était l'Inachevée de Schubert alors c'était le premier disque, et ensuite le morceau que j'ai entendu à la radio deux trois fois et qui pour moi était le moins compréhensible, le plus impénétrable de toute la musique que j'avais jamais entendue, c'était le Sacre du Printemps, alors je l'ai acheté car je voulais le comprendre. Et cet esprit est resté !




Propos recueillis par Thelonius H. et Maxime C.
Interview préparée avec l'aide de Duck Feeling et Mad Rabbit.

3 commentaires:

  1. Il y a deux fois la même question, je suppose que c'est une erreur! Ca devait être la question sur la musique qu'il écoute aujourd'hui. Quel chic type.

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  2. Très intéressant ! : )

    + Oui, le deuxième "Vous considérez-vous un compositeur de musique écrite ou un artiste pop ? Les deux mondes sont-ils différents à vos yeux ?" est une erreur...

    + Je ne savais pas qu'il y avait de nouvelles éditions prévues pour cette année, il y a une date de sortie ?

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