C'est entendu.

lundi 10 janvier 2011

[Vise un peu] Brian Eno with Jon Hopkins and Leo Abrahams — Small Craft on a Milk Sea

Je vais être honnête avec vous : Brian Eno n'a jamais fait partie des mes artistes préférés. Je sais que Brian Peter George St. John le Baptiste de la Salle Eno est un nom incontournable dans la musique, mais j'ai souvent trouvé soit qu'il manquait quelque chose à ses albums, soit qu'ils n'étaient pas vraiment faits pour moi… En effet, si le premier disque que j'ai entendu de lui, "Ambient 1: Music for Airports", est agréable à écouter, il reste à mon avis un peu trop discret, trop passe-partout (plus proche d'une "musique-papier peint" que d'une musique qui transporte réellement, et finalement l'un des albums d'ambient de ma collection que j'écoute le moins). Les ambiances spatiales, sombres et épurées d'"Apollo: Atmospheres and Soundtracks" me paraissent nettement plus intéressantes, mais c'est surtout la première moitié de l'album qui me parait digne d'intérêt, la seconde tombant dans des mélodies majeures synthé-kitsch beaucoup plus discutables… Ensuite, "Another Green World" est un disque admirable, dont les sons ont un peu vieilli mais pas les idées ni le talent de composition (le fait que j'apprécie un peu moins les pistes aux mélodies plus simples et évidentes comme I'll Come Running n'est qu'une question de goût, et j'aime beaucoup l'album à part ça) — et puis il y a "My Life in the Bush of Ghosts", réalisé avec David Byrne des Talking Heads en 1980, collage fascinant, assemblage de sons venus des quatre coins du monde qui semble confiner à la dissonance sans jamais y tomber, et qui n'a pas pris une ride aujourd'hui… Cette variété et cette inventivité auraient dû me pousser à explorer plus en détail la discographie d'Eno, mais le fait que trop souvent je n'aime que la moitié de ses albums (et que je trouve des disques plus à mon goût ailleurs) ont fait que, finalement, Brian n'a jamais pris la place qu'il aurait sans doute méritée dans ma discothèque.

En fait, ce qui m'a véritablement donné envie d'écouter "Small Craft on a Milk Sea", c'est le fait que le disque soit sorti chez Warp Records. Bon, d'accord, la jolie pochette y a aussi été pour quelque chose. Ainsi que le fait qu'il s'agisse d'une collaboration (je ne connais pas Leo Abrahams, mais on vous a déjà parlé un peu de Jon Hopkins)… Toujours est-il que j'ai écouté ce disque avec des oreilles un peu naïves, et que le résultat aura été pour moi une vraie surprise.

Tout n'était pas gagné d'avance : lorsque j'ai entendu la première piste de "Small Craft on a Milk Sea", Emerald and Lime, elle m'a donné l'impression (n'ayons pas peur des mots) que je me trouvais dans une salle d'attente. La mélodie a beau être belle, les sons utilisés sont à mon goût trop synthétiques, presque grossiers (cette réverbération, surtout…), bref, la piste a de quoi tenir debout au niveau de la composition mais les choix de textures sont très discutables. Ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre, laisser tomber un album après une seule piste est une erreur (à moins que celle-ci soit réellement impardonnable).



(Complex Heaven)

Et les premières notes de Complex Heaven ont tout de suite ravivé mon intérêt : le son a beau être proche d'Emerald and Lime par certains aspects, la belle nappe atmosphérique sombre et les notes de guitare annoncent de manière experte une perturbation, un tumulte à venir qui dément le titre ; ce morceau est une réussite minimaliste qui amorce la montée en puissance que forment les six premières pistes de l'album, à travers les résonances aiguës et la basse tremblante de Small Craft on a Milk Sea (couplées à une autre basse cette fois mélancolique), ou les rythmes respectivement tempétueux puis électriques sur Flint March et Horse, le disque devient un véritable film sonore qui se déroule et devient de plus en plus prenant au fil de l'écoute, comme si nous avions embarqué pour un voyage paisible sur le navire dont il est fait mention dans le titre et voyions des nuages gris puis noirs envahir le ciel, la tempête s'annoncer avant de s'abattre sur nous — impossible de rester impassibles face à cette combinaison d'angoisse et de beauté, sans doute l'une des séquences d'ouverture parmi les plus réussies que j'ai pu entendre cette année. Le point culminant de cette "suite" vient (pour peu qu'on écoute le disque assez fort) avec 2 Pieces of Anger, qui débute en une fausse accalmie toute relative avant la réelle explosion, tonnerre de guitares électriques qui donne véritablement l'impression d'être aux prises avec un ouragan massif, la pluie qui transperce les corps, un environnement déchaîné, des éclairs qui résonnent tout autour de nous.



(2 Forms of Anger)

Si Bone Jump retombe malheureusement quelque peu dans le travers d'Emerald and Lime (rien à reprocher au niveau de l'écriture, mais vouloir rendre cette mélodie avec un synthé aussi basique équivaut plus ou moins à vouloir peindre une aquarelle avec de la peinture au doigt), le rythme dansant de Dust Shuffle, le chaos rock quasi-noise de Paleosonic ou les paysages ambient mystérieux de Slow Ice, Old Moon, Lesser Heaven puis Calcium Needles poursuivent le voyage à travers des mers calmes ou inconnues, avant que le celui-ci ne s'achève (sur Emerald and Stone, écho assombri d'Emerald and Lime). La "narration" musicale (très subjective, certes) me paraît moins claire sur cette deuxième moitié du disque, mais les compositions sont impeccables.


(L'une des sept vidéos d'improvisation du trio)

L'album ne s'arrête pourtant pas là, et Written, Forgotten évoque une rémanence, un indice pas tant mélancoliqu qu'évocateur d'une marque résurgente laissée par ce voyage, à travers les nappes lentes et sombres et les fragments de voix épars… Enfin, Late Anthropocene semble prendre de la distance par rapport à tout cela et dresse un tableau moins évident à cerner, équilibre fragile entre une certaine paix et une agitation continuelle.



(Written, Forgotten)

"Small Craft on a Milk Sea" est une excellente surprise, un album peut-être imparfait mais à la puissance narrative et évocatrice admirable, finement composé et aux sonorités prenantes (les quelques synthés susmentionnés mis à part). Je ne m'aventurerai pas à vouloir comparer ce disque aux autres enregistrements d'Eno, mais si jamais, comme moi, ce dernier ne vous avait pas totalement convaincu auparavant… je vous invite à y jeter une oreille !


— lamuya-zimina


N.B. Le disque est disponible chez Bleep en téléchargement, CD classique, et également dans un coffret en bois assez cher (69€ plus frais de port) mais très classe, contenant l'album aux formats CD et vinyle (180g), un CD bonus de quatre pistes et une lithographie apparemment unique. Il existe même une version "deluxe" de ce coffret pour 350€ si vous êtes très riche.


P.S. Si vous n'avez pas encore vu l'interview de Brian Eno par le mystérieux journaliste Dick Flash au sujet de cet album, la voici en version sous-titrée :


2 commentaires:

  1. C'est Dr Jones de LOST.

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  2. Tout à fait d'accord avec toi, c'est un très beau disque.
    Pour apprécier pleinement Eno, il faut replacer ses albums dans le contexte d'une époque bruyante, saturée... et révolue. Ses quatre premiers albums chantés restent impeccables (surtout les deux premiers à mon goût, traversés d'une vraie énergie rock).

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