C'est entendu.

jeudi 21 octobre 2010

Page Blanche #3

par Joe Gonzalez
art par Jarvis Glasses

Je crois qu'il est temps de l'avouer, je suis un sac à merde, un déchet de l'Humain. Je me dis que si ça marche pour tous ces poivrots, ces junkies, ces femmes abusées et toutes les autres larves pointant au "Mon-Problème-Anonymes", il n'y a pas de raison que ça ne me soulage pas un peu, alors je me présente face à vous, je m'appelle Joe et je suis un sac à merde, un déchet de l'Humain. Le savoir fait-il de moi un déchet recyclable ? No lo sé. Ce que je sais, c'est que lorsqu'une collègue de travail me signifie qu'elle écoute les Smiths et Divine Comedy - impliquant automatiquement qu'elle écoute de la musique, et qu'elle ne se contente pas d'entendre de la muzak ou de réserver ses oreilles à la menue monnaie des banalités quotidiennes, ce que moi j'appelle le 4'33'' du pauvre, j'éprouve tout à coup du respect et de la sympathie pour elle, ou en tout cas, j'en éprouve davantage qu'auparavant ou que pour n'importe qui dont je ne connais pas le goût. Comme tant de mes congénères (les nerds musicaux ? Mais, après tout, qui n'est pas un nerd en son royaume de nos jours ? Vous aussi, sortez du placard, affirmez haut et fort votre tare !), je succombe au goûtisme. Je trouve l'idée de juger quelqu'un par le biais de ses goûts avant de juger ses actes proprement répugnante, et pourtant je fonctionne (au moins en partie) de cette façon.

Tenez, par exemple, même parmi mes copains, ceux qui me sont déjà acquis, il aura droit à une affection toute particulière celui qui, comme moi, aura décrété que LE disque de l'été 2010, celui que j'ai tant cherché, n'était ni "The Suburbs" d'Arcade Fire ni le dernier Wavves, mais bien le "Transit Transit" d'Autolux (au passage, vous l'avez écouté ? Pas encore ? Je sais bien qu'il n'est pas possible de le trouver cher Auchan et que même vos FNAC et vos disquaires favoris n'ont probablement pas d'intercalaire Autolux dans leurs bacs mais faites donc un effort : adressez-vous poliment au vendeur et dans un français humble et articulé demandez-lui s'il lui serait possible de passer commande du dernier disque d'Otoleuksss et lorsqu'il vous aura fixé vingt secondes durant avec l'expression de celui à qui l'on vient de démontrer pour la première fois le théorème de Thalès, il est probable qu'il s'exécutera et que vous pourrez enfin vous envoyer le refrain de Kissproof en boucle et vous convertir à la voix et au jeu de batterie de Carla Azar (photo ci-contre) lorsqu'elle conclut l'album avec The science of imaginary solutions. Si je donne l'impression de prêcher la Parole du Seigneur, c'est que ce disque possède la factice subtilité de "Brighten the Corners" et l'aisance naturelle presqu'uniquement réservée aux sorties des Breeders. Il vous le faut.) et ceci en dépit des affinités préalables qui pouvaient nous lier ou des inimitiés passagères qui avaient pu, pendant un temps, nous éloigner.

Le fait est que ce fonctionnement est triste mais relativement courant à notre époque. Vous me direz "oh, avant il y avait une question similaire d'affinité en termes d'idéaux politiques et un mec pouvait se sentir proche d'un autre pour la seule raison qu'ils avaient tous les deux leur carte du Parti Communiste, alors qu'un troisième larron, anar' ou de droite, aurait peut-être partagé davantage de points communs avec lui" et vous aurez raison. Avant ça, il y avait la lutte des classes, les nationalités, les religions, mais tout ça se perd. En tout cas, au sein de notre société occidentale, la religion, le nationalisme, l'implication politique, les classes sociales, tout ça est brouillé et ne revêt plus son sens original pour la plupart des gens comme vous et moi et le goût (en matière de musique mais aussi de tout autre art, sport ou divertissement) devient le nouveau dénominateur des réseaux sociaux. Sur le web, on crée des fora pour se rassembler, sur Facebook, on "aime" que nos amis "aiment" ou "deviennent fans" de tel ou tel artiste ou sportif et ce genre d'attitude se retrouve même chez quelqu'un de plus vieux, et de supposé plus "respectable" d'ailleurs : l'autre soir, il y avait un débat télévisé chez Taddeï autour des retraites, auquel était invité l'écrivain et essayiste Philippe Sollers (photo ci-contre). Lorsque la parole lui fut donnée, ce dernier ne trouva pas mieux que de lancer quelque chose du genre "eh bien moi je trouve que ce qui serait intéressant, ce serait de savoir quel est le dernier livre que chacun des intervenants a lu et aimé". S'ensuit une sorte de flottement de deux ou trois minutes au cours duquel personne ne semble comprendre ce que cela vient faire au milieu du débat, et avant que Frédéric Taddeï ne recentre les discussions, Sollers, ayant eu la réponse de deux politiques ou sociologues présents, un sourire jusqu'aux oreilles, avait obtenu ce qu'il souhaitait : une opinion. Sachant le goût de ces hommes, il pouvait les juger et juger leurs thèses vis à vis de la question des retraites, mieux en tout cas qu'auparavant dans le boucan stéréophonique des éclats de voix.

Moi itou, mais ni toi ni moi ne l'aurons, vieux.

"La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié" disait Édouard Herriot. A une époque où tout se perd, une époque où vous avez passé, comme moi, votre Mardi Chaumé National Anti Retraite soit au pieu (une chute de tension, ça peut arriver, non ?) soit au boulot (moi même pas, mais j'avais deux de tension, je le rappelle, et puis je ne travaille pas le Mardi), une époque où même le vigile, à mon boulot, me demandant quelle musique j'écoute lorsqu'il me voit sortir des écouteurs d'une poche, répond à ma place "... Oh surement des trucs indépendants, toi, non ? Ça se voit à ton look (je portais une casquette hivernale en laine et un blouson de cuir sur un pull rayé). Moi par exemple, c'est pop/rock/metal, t'as vu mes boucles d'oreille ? C'est mon style à moi. C'est comme ceux qui portent des pulls Lacoste, ils écoutent forcément du hip hop (!!!?)", une époque où un tocard comme moi se permet de vous soumettre un torchon pseudo-sociologique de comptoir comme celui-ci en prenant soin de bien préciser au début que je suis "un déchet de l'humain", une époque où tout ce qui pouvait représenter pour "le peuple" (par opposition aux riches et aux puissants) sa matrice n'est plus qu'un souvenir nostalgiquement mais sûrement réprimé, il ne nous reste plus que le lien socio-culturel nous unissant ou nous désunissant à nos concitoyens à travers les échanges entendus et les silences d'incompréhension, les clins d'œils complices et les pop-références incomprises. Nous sommes des goûtistes. C'est moche mais c'est ainsi.

7 commentaires:

  1. Pourquoi s'étriperait-on sur des questions de goûts si derrière on ne sentait pas poindre, je ne dis pas un projet politique, mais au moins un vague dessein, une aspiration, un idéal de vie? Il se passe la même chose entre supporters dans les stades de foot. Croire que l'équipe est le véritable enjeu est très candide, voire tribal. Au dessus du totem, il y a un dieu.

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  2. J'aimerais que cela soit une vérité d'ordre général, Matador, mais je ne peux m'empêcher de penser que dans la majorité des cas, il ne reste que les totems. Nous croyons aux totems. D'ailleurs, si l'on me demande "crois-tu en Dieu ?" je répondrai "oui, bien sûr" mais je parlerai alors de "La Musique". Si nos dieux sont les entités immatérielles en lesquelles nous croyons dur comme fer, pour lesquelles nous pourrions tout, et qui dirigent nos vies, nous poussent dans des directions, nous redonnent confiance et nous imposent une religion, alors je crois en La Musique et son écoute est ma religion. Je ne vois pas de différence entre croire en Elle dans mon cas et croire en Jesus Christ dans celui du voisin. C'est aussi logique qu'improbable.

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  3. C'est très très moche ce que tu décris. La question de Sollers, qu'il a très mal posée et qui a mal été entendue, peut avoir un intérêt quand il s'agit de savoir ce que l'autre lit, regarde, écoute, et ce qu'il en pense, pour tâcher de mieux le connaître, et pour accorder tel ou tel crédit à ses paroles diverses. Mais quand il s'agit d'adorer un inconnu ou le premier tocard venu parce qu'il aime aussi tel groupe de merde, là ça devient ultra laid. Si connaître les goûts de l'autre a pour vocation de mieux le comprendre ou de le regarder à la lumière de ses goûts (qui le caractérisent forcément un peu), ça se tient, si ça a pour vocation au contraire d'occulter le propre de sa personnalité pour la résumer à une communion de goûts, ça devient ridicule. Le pire étant la "connivence du bon goût", ceux qui croient qu'untel est génial parce qu'il a le mérite de connaître tel truc que moi aussi je connais et dont je crois qu'il nécessairement formidable de le connaître parce que c'est rare/précieux/réservé à un cercle d'initiés/etc., impliquant par là-même que je suis moi-même une merveille pour avoir su accéder à ce truc-là. En général le truc en question est considéré comme élitiste/indépendant/exigeant à tort, et en général c'est une grosse merde calibrée pile poil pour ce public-là qui va croire à son prix et se croire lui-même unique, alors qu'il est immense, alors que ce public-là est une masse choisie, désignée, ciblée et bien baisée. Un gros tas de cons. "T'aimes Modest Mouse et Citizen Kane ? Je t'aime !". Va te pendre gros merdeux :>

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  4. La question de Sollers, on la pose tous à un moment donné, mais pas toujours avec des intentions honorables. Peut-être que ça rassure certaines personnes de savoir que leur contradicteur écoute ou lit telle ou telle chose. Ainsi chacun rentre dans la case appropriée et tout rentre dans l'ordre.

    Mais j'aimerais bien qu'anonyme revienne.

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