C'est entendu.

vendredi 22 octobre 2010

[Extinction] Ari-Up (1962 - 2010)


Il fallait bien que ça arrive. Ils vont partir peu à peu. Les héros du post-punk. Ils sont tous un peu sur le départ. Il y a plein d'enterrements qui s'annoncent et chacun d'entre eux marquera la fin de quelque chose. Apprendre ce matin la mort d'Arianna Forster, plus connue sous le pseudo Ari-Up, le 20 octobre 2010 à seulement 48 ans des suites d'une "maladie sérieuse" (le cancer donc) a quelque chose d'ironique. Ari-Up. Celle qui semblait ne pas avoir perdu une once d'énergie depuis sa foutue naissance, avec ses cheveux longs et son côté gamine timbrée. La chanteuse des Slits bon Dieu. Celle qui a mis sur bande quelques unes des voix les plus vivantes et les plus fortes jamais enregistrées durant toute l'histoire de la musique rock. Celle dont la mère Nora hébergeait des punks à la maison avant d'épouser, plus tard, John Lydon. Celle qui a appris un peu la guitare avec Joe Strummer. Celle qui avait décidé, à 14 ans, en 1976, de monter un groupe punk avec que des filles aussi timbrées qu'elle (Palmolive à la batterie, qu'on retrouva après chez les Raincoats) et qui partait un an après faire les premières parties des Clash ou des Buzzcocks. Celle qui pissait parfois sur scène. Celle qui gueulait sur les ondes de la BBC pendant des Peel Sessions chaotiques alors qu'elle n'avait que 15 ans. Une force de la nature, une furie qui emportait tout sur son passage et qu'on imaginait n'avoir peur de rien ni de personne. "J'étais indomptable et tarée, comme un animal qu'on aurait lâché dans la nature... Mais en même temps temps, j'étais une gamine innocente. Je n'essayais pas d'être une adulte. Je ne me droguais pas, je ne couchais pas. Je ne voulais pas être mature. Je voulais m'amuser. C'était une période très pure." Tout passait dans sa voix. Née en Allemagne, elle avait un accent curieux qui engendrait un débit de paroles un peu haché, un peu froid qu'elle tordait, qu'elle faisait vibrer dans de très longs trémolos dévastateurs, passant en un éclair du grave au suraigu. Elle semblait pouvoir tout chanter, tout gueuler, chuchotant pendant un instant avant de balancer de petits cris, ou de petits rires, ou n'importe quoi. Et sur scène, que ce soit en 1977 (*) ou même encore récemment, alors que le groupe s'était reformé (avec un nouvel album très embarrassant d'ailleurs, mais peu importe), Ari-Up était une chanteuse rock parfaite que rien n'arrêtait.


"On n'avait pas passé des années dans nos chambres comme les garçons à jouer de la musique. Quand le punk est arrivé, on a eu comme un espace. On pouvait enfin faire de la musique sans savoir en jouer, alors on a pris des instruments et fait du raffut. Et parce qu'on savait pas faire un blues ou jouer Smoke On The Water, nous ne pouvions pas baser nos propres chansons sur ces structures, même si nous l'avions voulu" - Viv Albertine, guitariste des Slits.


Vous faisiez quoi quand vous aviez 17 ans ? Moi, je récupérais tout juste de mon acné et de ma stupidité juvénile. Ari-Up, elle, posait seins nus, roulée dans la boue avec les filles de son groupe, telles des amazones guerrières prêtes à en découdre avec le monde entier, pour la pochette de "Cut", leur premier album, à savoir aussi l'un des meilleurs albums jamais sortis. 17 ans, et Ari-Up, grande fan de dub, avait réussi à transformer, avec l'aide d'un nouveau batteur, Budgie (qu'on retrouvera plus tard chez Siouxie & The Banshees) et d'un producteur patient, Dennis Bovell, le punk brutal des premiers temps en une musique résolument nouvelle, rencontre à la fois fun et énergique de lourdes basses aux rythmiques lentes et sourdes avec des guitares crades et une rage de vivre complètement punk. N'ayant aucune connaissance en matière de musique, autodidactes rentrant en studio pour la première fois, les musiciennes pouvaient absolument tout se permettre : des structures complexes, des métriques impaires, des changements de rythmes inattendus, des mélodies qui se mélangent, des morceaux fous et barrés qu'on imagine composés un peu par hasard, avec pour seul radar la volonté de faire une musique différente, qui sonnait bien à leurs oreilles et qui ne se serait jamais contentée de la facilité. "Cut" est un album à la richesse quasi-accidentelle, qui fourmille d'idées brillantes auxquelles on se demande pourquoi personne n'y avait jamais pensé avant. Et Ari-Up y est parfaite. Elle domine l'album, elle multiplie sa voix, elle crie, elle se tord, elle convulse, se mêle aux guitares, halète, gémit, menace, rigole, elle utilise toutes les modulations possibles, elle vit les morceaux avec une conviction que rien n'arrête tout en balançant des paroles parfois potaches, parfois délinquantes, parfois sociales et poétiques (New Town qui évoque l'ennui des nouvelles villes en Angleterre est un chef d'œuvre à ce niveau-là, surtout dans la façon dont la mélodie s'accélère au fur et à mesure du morceau). Il faut l'écouter sur Ping Pong Affair, peut-être la meilleure chanson du groupe, qui décrit la fin d'une histoire d'amour avec un cynisme délicieux mais désespéré, elle est dans le personnage, sa voix se plie aux paroles dites par une narratrice confuse et cinglée qui ne sait plus faire le tri dans ses sentiments, elle tousse, s'étouffe quand elle chante "Smoke a cigarette !" elle crache ses mots quand il s'agit d'être froide ("So I spend an evening without getting my face CUT ! Again another evening without falling in love...") puis elle semble soudain habitée d'une tristesse aveugle quand elle lance finalement avec comme des sanglots dans la voix "I'll wait for you to call me nights and come to me instead !". Fille du punk, elle chantait déjà ses limites, ses ironies et une volonté de partir loin pour retourner vers la terre, la simplicité, loin de ce monde moderne remplis de "Babyloniens" qui s'engraissent. Est-ce d'ailleurs un hasard si après un second album beaucoup plus dub ("The Return Of The Giant Slits"), le groupe se sépara et laissa l'occasion à Ari-Up, son mec et ses gamins d'aller vivre avec des indigènes dans la jungle en Indonésie ou au Belize, puis de s'installer à Kingston en Jamaïque ?

(Ping Pong Affair)


Le fait qu'Ari-Up, que ce soit par ses participations aux albums des New Age Steppers ou encore par ses tentatives solo, n'a jamais rien fait de vraiment intéressant et nouveau après 1981 a-t-il vraiment une importance ? Pas vraiment. Tout ce qui compte à la fin de la journée, c'est l'influence monumentale que sa liberté a pu avoir sur des tas de personnes, et en particulier des filles qui elles non plus n'avaient jamais appris la musique, et qui ont pourtant bravé l'amateurisme pour faire passer un message, une rébellion ou juste un amour de la musique. Que ce soit les formidables Riot Grrrls dans les années 80 ou encore des filles plus actuelles comme Trash Kit, les personnes redevables à l'œuvre des Slits et à sa force sont innombrables et l'écoute de "Cut" reste toujours une expérience jouissive d'une modernité époustouflante. Même si ça semble être la chose la plus clichée, la plus conne, la plus nulle à dire lorsque quelqu'un meurt, que l'on ne connait même pas, et qui n'était plus vraiment la personne géniale qu'elle avait été, peu importe, en écoutant So Tough ou Love Und Romance très très fort aujourd'hui, tout en écrivant ce texte qui n'est rien qu'une déclaration d'amour envoyée trop tard, rien à foutre, Ari-Up est pas totalement morte, enfin si, mais non, elle est là, et, si si si, je la connais Ari-Up, c'est une foutue copine à moi, et pour toujours, et elle me lance d'un air goguenard "I'm so happy ! You're so nice ! Kiss ! Kiss ! Kiss ! Fun ! Fun ! Life ! LIFE ! LIFE ! LIFE ! LIFE !" en se foutant de la gueule de l'amour, des sentiments, des problèmes, et elle m'exhibe ses seins roulés dans la boue avec une audace parfaite, et je me dis, là tout de suite, que c'était peut être l'une des personnes les plus cools que la terre ait jamais portées, et qu'elle le restera tant qu'il y aura encore des gens pour gueuler ça avec elle.

"Je suis très fière de ce que nous avons fait avec The Slits. La seule chose qui me déprime un peu, c'est que peu de gens savent l'influence que nous avons pu être. Nous avions 20 ans d'avance sur notre époque. Nous avons fait beaucoup pour les femmes en général." - Ari-Up.

En effet mectonne, en effet.


Emilien Villeroy


(*) : Le live commence à 1:10 dans cette vidéo

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