C'est entendu.

samedi 25 septembre 2010

Nerd Auditif #3

par Julien Masure
art par Jarvis Glasses


Carl Craig & Moritz Von Oswald - Recomposed

Ne dites plus musique "classique"


Deutsche Grammophon fait partie des monuments de la musique, ces grattes-ciel de la grand ville sonique, ceux que l'on observe avec admiration et qui donnent l'impression d'avoir toujours été là. En 2009, l'éditeur fêtait ses 111 ans (!) et sortait d'ailleurs un coffret anniversaire intitulé "111 Years Of Excellence" où sont regroupées cent-et-une perles (un must have pour les néophytes curieux). C'est de l'audace d'un disque en particulier qu'il est question aujourd'hui, un disque à part (*) dans l'histoire de la musique classique et moderne, signé chez Deutsche Grammophon : "Recomposed By Carl Craig & Moritz Von Oswald."


L'idée était ambitieuse, peut-être périlleuse. L'espace d'un disque, l'éditeur allemand offre à des contemporains l'opportunité de revisiter quelques pièces classiques et de les reformuler comme ils l'entendent. C'est ainsi qu'en 2008, Carl Craig et Moritz Von Oswald se sont vu proposer de triturer à leur guise les mélodies de Maurice Ravel et Modest Mussorgsky, le Boléro (ci-dessous) du premier et les Tableaux d'une Exposition du second. Pour beaucoup d'entre-nous, le mariage entre la musique classique et une musique dite "moderne" pourrait se résumer aux sonneries de GSM monophoniques qui ont, à chaque nouvel appel, poignardé nos respectés Mozart et Beethoven (même si en fin de compte, cela prouve l'efficacité de leurs mélodies). On pensera aussi peut-être aux quelques artistes qui se sont frottés à cet exercice périlleux, comme par exemple Unkle et leur pas trop mal Trouble In Paradise (Variation On A Theme) qui a été, par ailleurs, remixé par Carl Craig.

Le Bolero de Ravel (et sa rythmique si répétitive)

Carl Craig est non seulement l'une des figures de proue de la techno minimale, mais également l'un de ses talentueux créateurs. Grand passionné de jazz, ce mélomane américain originaire de Détroit excelle aussi bien dans l'art de la production que dans celui du remix. Il est par ailleurs (excusez du peu) le fondateur du label Planet E (qu'il créa en 1991). Oscillant toujours entre une minimale fine et une techno envoutante, Carl Craig était le candidat idéal pour ce projet unique.

A ses cotés, il pouvait compter sur Moritz Von Oswald. Si le berlinois est moins connu que son comparse américain, il n'en est pas pour autant moins talentueux. Membre du duo de qualité Basic Channel (et fondateur du label du même nom), il est également la moitié de Maurizio ainsi que de nombreux autres projets parallèles et fait, lui aussi, partie des polisseurs sonores dont la subtilité musicale dépasse de loin les abrutissements soniques qui rythment trop souvent la techno.


L'album est composé de six mouvements (quatre pour Ravel et deux pour Mussorgsky) entrecoupés par un interlude et annoncés par une introduction. Dès les premières minutes s'installent les fameux tambourins du Bolero, ces caisses claires (comme on le dirait maintenant) au rythme répétitif, militaire et carré qui s'assimile étrangement à celui de la techno.

Movement 2 - la rythmique du Bolero est reconnaissable

Si certains élément musicaux sont identifiables (la mélodie dans l'intro, les cuivres, la caisse claire, etc.), le clin d'oeil reste toujours discret et subtil, les mélodies connues du Bolero ne sont qu'évoquées, jamais vulgairement citées. Les minutes s'écoulent et les mélodies s'évaporent en nappes sonores synthétiques. Carl Craig (qui s'est le plus penché sur les mélodies) développe, avec finesse et subtilité, un thème qui semble chuter, petit à petit, des arcs-en-ciel classiques pour atterrir sur les miasmes de la techno. Moritz Von Oswald, quant à lui plus concentré sur les basses du morceau, va, tout en finesse également, proposer des lignes de plus en plus lourdes et profondes. L'apogée est atteinte pendant le 4ème mouvement qui offre ce que ce disque a de plus techno. La caisse claire est étouffée par les basses et les mélodies ne deviennent que des échos à peine descriptibles.


Movement 4 (extrait) - le plus sombre

Movement 5 (extrait) - le premier concernant Modest Mussorgsky

Ce disque est un pont entre deux musiques qui cherchent trop souvent à s'ignorer, l'une savante et l'autre populaire. Cet album bouscule les conventions et les styles (l'anticonformisme est d'ailleurs la signature de Carl Craig) : les caisses claires épousent à merveille une rythmique techno soutenue par les basses berlinoises sur-vitaminées et prouve qu'un lien, aussi discret soit-il, peut exister entre ces musiques. Ce LP, au delà de sa qualité musicale, est le manifeste d'une création audacieuse, sans limites données, profondément personnelle et pourtant jamais prétentieuse. Un disque comme il en existe trop peu.



(*) Recomposed est en fait une série de disques sortis sur DG où les classiques sont revisités. Ce "Recomposed de Carl Craig et Moritz Von Oswald" est, probablement, le plus abouti et intéressant.

7 commentaires:

  1. Euh, c'est une blague l'extrait du vrai boléro dirigé par André Rieu?

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  2. C'est un extrait simplement à titre indicatif. La qualité de l'orchestre n'a pas beaucoup d'importance.

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  3. On pense à Terry Riley aussi en écoutant le Boléro de Carl Craig. Peut être celui qui fait le lien entre la musique classique / contemporaine et la techno.
    C'est un peu facile mais on pourrait faire une généalogie du genre Ravel -> minimalistes -> Krautrock -> techno.

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  4. Je suis davantage convaincu par le travail sur le Boléro que par celui sur Mussorgsky. Intéressant en tout cas !

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  5. Le Boléro avec son caractère répétitif et ses non-variation de tempo se prête peut-être plus facilement à ce jeu.

    Pour info Matthew Herbert s'est lancé dans un projet semblable (sur DG également) cette année. Le résultat est décevant tant il s'enferme dans une création trop complexe et qui fini par se mordre un peu la queue. Ca démontre encore plus le talent de ce disque-ci.

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  6. J'aime. Merci pour la découverte! : )

    (Oui, c'est un commentaire en mousse, mais bon, j'avais pas mieux sous la main, excusez-moi.)

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  7. Le fait de savoir que je t'ai fait découvrir quelque chose m'emplit de joie :)

    Merci.

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