C'est entendu.

mardi 26 janvier 2010

[Fallait que ça sorte] Laurie Anderson : sons, paroles et vestiges de "United States"

Quand O Superman (For Massenet) est arrivée en deuxième position des charts singles britanniques en 1981, le grand public ne connaissait pas Laurie Anderson, ne voyait pas comment elle avait atterri là, ni très bien où elle voulait en venir. On peut très bien les comprendre tant cela reste une étrangeté de l'histoire : que faisait ce long morceau minimaliste, répétitif à l'excès, sans refrain ni mélodie accrocheuse, plutôt axé spoken-word sous vocoder, dédié au compositeur français Jules Massenet et son opéra Le Cid bref cet essai complètement incompréhensible de 8 minutes au milieu de morceaux pop dans le top des meilleures ventes de singles ? Certes, il avait eu droit à des diffusions obstinées de la part de John Peel et offrait une imagerie plus qu'intrigante, mais rien n'expliquait un tel engouement. C'est le genre de bizarreries sur lesquelles les majors se jettent pour essayer de les exploiter, sans comprendre pourquoi - mais tant pis, du moment que ça semble fonctionner - et Laurie Anderson de signer grâce à cela un contrat pour 6 albums avec Warner Bros la même année. Mais il fallait bien voir que Laurie Anderson n'était pas une musicienne; en tout cas, pas seulement. Il fallait envisager ce morceau dans un ensemble plus grand, trop grand encore pour qu'on puisse le concevoir clairement cette année-là. Car Laurie Anderson était plutôt connue dans le milieu arty new-yorkais pour ses performances expérimentales que ses morceaux pop, et avait travaillé tout au long des 70's avec des gens comme John Giorno ou William Burroughs. On voyait bien que ce morceau n'était qu'un avant-gout, la première réalisation concrète d'une vision plus large.


Ce contrat avec Warner lui donnera les moyens de sortir l'année suivante l'immense "Big Science" sur lequel on trouvera O Superman et qui assurera son statut d'originale passionnante. Neuf morceaux étranges et d'une modernité curieuse pour un album qui deviendra rapidement culte, et à raison. A l'écouter aujourd'hui, cet album semble être marqué par les stigmates des expérimentations synthétiques des années 80 (malgré la présence d'une cornemuse ou d'une chanteuse d'opéra par moment...), avec sa masse de claviers et de vocoder qui semblent si dépassés, si laids, ayant mal vieillis, et ses morceaux si bêtement intellos qui semblent risibles. Mais peu à peu, "Big Science" devient un album hypnotisant, fascinant, dans lequel la force de la narration (toujours ce spoken word omniprésent, dès le premier morceau, le fascinant From The Air, en écoute dans le player à gauche) et les ambiances vous hantent peu à peu et vous forcent à y revenir, encore et encore. Car finalement, cet album est toujours d'actualité, que ce soit dans ses idées ou ses thèmes, qui dépeignent un monde futuriste gris et aseptisé où l'être humain ne semble plus vivre que par automatismes. Et ces instrumentations qui semblent si poussiéreuses au premier abord rendent finalement l'album absolument unique, créant avec des sonorités électriques une espèce d'univers rétro-futuriste, comme quand on regarde comment les gens des 60's envisageaient l'an 2000 ; un futur dépassé qu'on a jamais connu, une modernité rêvée qui n'aura jamais été la notre. Dans Let X=X, elle dit "I can see the future, and it's a place about 70 miles east of here". Aujourd'hui, c'est comme si nous n'y étions jamais allés dans ce futur, que nous avions bifurqué, et "Big Science" d'apparaitre comme une voie alternative, qui touche justement par son futurisme utopique.

Des violons froids de Born, Never Asked aux claviers s'étendant à perte de vue du très drôle Let X = X, "Big Science" est un véritable voyage avec des morceaux de bravoure qui n'ont pas perdu de leur force. En tête O Superman, qui est peut-être l'un des morceaux les plus touchants de Laurie Anderson. Avec son vocoder qui rend la voix humaine étrangère et sa boucle de voix bizarre qui se répète à l'infini comme une respiration saccadée, il y a dans ce morceau une désolation moderne désarmante qui en fait l'un des morceaux les plus profonds et les plus émouvants des années 80. Seulement deux accords qui se répètent, mais au final un véritable chef d'œuvre, unique en son genre et dont les paroles sont d'une beauté troublante. Des mots banals qui peuplent les répondeurs ("Hi. I'm not home right now. But if you want to leave a message, just start talking at the sound of the tone") jusqu'aux prophéties cryptiques qui semblent faire encore plus sens aujourd'hui ("Here come the planes. They're American planes. Made in America. Smoking or non-smoking ?"), Laurie Anderson dépeint les relations humaines brouillées dans une modernité où l'on se parle de machine à machine, et tout se suit dans une obscurité à la fois mélancolique et effrayante où il ne reste plus qu'à appeler la figure de la mère, du père, du retour à l'enfance protectrice qui n'est plus qu'électronique : "So hold me mom, in your long arms, in your automatic arms, your electronic arms, your petrochemical arms".

Mais là encore, son ambition était plus grande, son propos était plus large, tout était écrit dans le livret de l'album : les morceaux de Big Science n'étaient eux-mêmes que des extraits, des bribes d'un work-in-progress gigantesque auquel les succès du single et de l'album donnèrent un élan formidable et sur lequel elle travaillait depuis 1979 (bien qu'on peut faire remonter la généalogie du projet encore plus loin). Et après 4 ans de travail, en février 1983, "United States", spectacle multimédia de 7 heures environ fût enfin présenté au public


(Let X = X, version United States Live)

Ce gargantuesque "United States" se déroulait en 4 parties sur deux soirs et mêlait musique, vidéo, longs passages en spoken word et travail poussé sur la scénographie - lumières, gestuelle, décors, etc. Les thèmes étaient multiples : la modernité, la déshumanisation, la solitude, l'être humain et la machine, tout cela en même temps et dans une œuvre mastodonte qui cherchait à aller partout. Le titre préliminaire de la première partie de l'œuvre, "Americans on the Move," résumait finalement en quelques mots cette peinture étrange et ironique d'une civilisation américaine moderne perdue dans son époque et sa technologie, parlant, vivant par clichés. Le tout guidé par la présence omniprésente de Laurie, parlant plus souvent qu'elle ne chantait, mêlant art de la narration et musique expérimentales sur des projections multiples. Bref une œuvre forcément un peu agaçante par moments et trop indulgente sans doute rien que par sa durée, mais qui semblait passionnante et d'une richesse incroyable. Et dont il ne reste finalement rien. Le spectacle n'a jamais été filmé. Et de la densité de ce spectacle qui se voulait total, il ne nous reste que des vestiges : les textes, via un livre qui sert de descriptif du spectacle, et le son, sous la forme d'un live de 4h30 (5 vinyles à l'époque, en 1984), "United States Live," les passages purement visuels étant donc balayés et les morceaux parfois un peu écourtés. Certes, il y a déjà énormément de matière dans les 78 morceaux de l'album pour occuper n'importe qui pendant un bon bout de temps. Certes, on peut reconstituer une idée de ce qu'à été le spectacle en lisant ou écoutant ces fragments, voire en regardant le clip de O Superman ou différentes apparitions d'Anderson à la télévision à l'époque. Mais quel regret amer de ne pas avoir le contexte global de certains morceaux. De rester sur l'impression d'avoir affaire à un ensemble incomplet, amputé. De ne pas pouvoir saisir totalement ce tour de force créatif.

(O Superman)


Alors il faut faire avec ce qu'il reste, c'est à dire déjà pas mal. L'éprouvante écoute d'un pareil enregistrement au son d'une propreté chirurgicale est une épreuve musicale aussi excitante que passionnante pour l'auditeur qui peut se plonger dedans comme on lit un grand livre en plusieurs tomes, l'album se partageant entre passages narratifs parfaitement maitrisés et bizarreries pop avec homogénéité. Décrire par le menu tout ce qui se trouve dans cette enregistrement reviendrait à tout prendre morceau par morceau et rendrait le processus bien laborieux. Mais cette version orale de "United States" est composée de constantes et en premier lieu, l'utilisation du vocoder, très présent, mais dans une optique très différente que sur "Big Science" : Laurie Anderson cherche plutôt à changer sa voix, en la rendant sur-aiguë (Walk The Dog et sa parodie de Dolly Parton) ou alors très grave (sur beaucoup de morceaux...), répondant même parfois à sa vraie voix pour créer des dialogues absurdes qui parlent autant du quotidien bavard du monde artistique, d'avions qui s'écrasent, de gens perdus, de Tesla, bref de mille et une histoires curieuses, tordues. Souvent, le résultat est très drôle, comme sur le génial Yankee See, où elle n'hésite pas à lire la description de son propre spectacle, expliquant "In this brochure that they are handing out in the lobby, it says everything I wanted to say, only better", ou encore New Jersey Turnpike qui aligne des situations absurdes et des idées bêtes (exemple : "To be really safe, you should always carry a bomb on an airplane. Because the chances of there being one bomb are pretty small, but the chances of two bombs are almost miniscule."). Il y a parfois aussi, brusquement, une profondeur incroyable et très simple qui apparait, et qui montre un monde vraiment froid, vraiment triste, vraiment sombre, et qui fait passer le spectacle de la simple démonstration ironique à une véritable démarche touchante de dépeindre un monde toujours en mouvement qui ne sait pas bien où il va et où il est (Say Hello). Musicalement, Laurie Anderson tord les sons, multiplie les boucles, superpose des couches sonores, crée des orchestrations inédites, curieuses, qui offrent au spectacle des ambiances uniques, à la fois très arty et libérées de toute barrière artistique, mais toujours accessibles. Elle se lance parfois dans des morceaux instrumentaux, dans l'ensemble assez réussis bien que semblant venir de nulle part sans les images, tout en n'hésitant pas à se lancer dans les territoires de la pop music avec pas mal de talent (Langage Is A Virus) et tout se suit ainsi pendant 4 heures durant lesquelles la musique n'est qu'une partie de l'œuvre. Il est difficile ici de réfléchir en termes de morceaux, tant l'œuvre fait bloc et est imperméable à toute tentative de critique purement musicale.

(Performance télévisuelle de Mach 20, extrait de "United States")

Car en effet, que juge-t-on en écoutant ce live ? Les fragments d'un spectacle total ? Ce serait bien difficile. La simple qualité musicale de la chose ? Vue l'abondance du spoken-word, ce serait un peu passer à côté de la chose. Les longs textes ? Les ambiances ? Tout ça à la fois ? Évidemment, tout n'est pas de qualité équivalente, mais le simple fait d'assembler autant d'idées - souvent brillantes - au sein d'un même projet, autant de mélodies, autant de matière est déjà une réalisation telle que l'on ne peut qu'être admiratif de ce projet. "United States Live" déconcerte autant qu'il fascine, seule mémoire plus ou moins concrète d'un spectacle disparu sur lequel on ne peut vraiment se faire un avis. Restent des suppositions. Trouverait-t-on ce spectacle vieillot aujourd'hui ? Certainement, vue la période. Aurait-il perdu de sa pertinence ? Sans doute pas. Ce qu'il reste de ce spectacle perdu dans le temps, ce sont des documents sonores passionnants, que ce soit sous une forme purement musicale avec "Big Science," ou bien plus large et représentative de la volonté de narration avec "United States Live." Dans les deux cas, "United States" apparait comme un spectacle-somme qui consacre au moins Laurie Anderson comme l'une des artistes les plus douées de sa génération, et qui aura synthétisé avec humour, intelligence et originalité nos sociétés occidentales, technologiques, froides et paumées au sein desquelles nous nous agitons sans bouger.


Emilien.

nb : Si le sujet vous passionne réellement (j'en doute mais espérons-le), la lecture de cette étude critique très très poussée pourrait vous intéresser. J'ajoute que Laurie Anderson présentera son nouveau spectacle "Illusion," un "opéra en solo", les 30 et 31 mars 2010 à la cité de la musique de Paris.

4 commentaires:

  1. Et en plus elle est mariée à Lou Reed !

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  2. Waouh!
    Very interesting; d'autant plus que mes parents, fan de Lou Reed, me la décrivent toujours plus ou moins comme une artiste assez chiante.

    Et la pochette de Big Science me rappelle vraiment celle du premier album de Klaus Nomi sorti un an plus tôt.

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  3. Oui, c'est un peu la réputation qu'elle a pour une grande partie des gens (surtout les fans de lou reed qui comprennent pas qu'il ai épousé une cinglée pareille sans doute ah ah), ce qui est assez injuste à mon avis, parce que son travail est vraiment passionnant et plutôt facile d'accès en plus.

    sinon, oui, la pochette fait penser à celle de Klaus Nomi, c'est bien vu. ils devaient aimer ça à l'époque héhé.

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  4. Et elle est toujours dans ce thème du futur uchronique (j'adore ce mot, il est tellement à la mode) et des atmosphères robotiques ou alors elle développe aussi d'autres choses?

    Parce que mes parents, toujours eux, avaient été voir son dernier spectacle à Paris (juste parce que Lou Reed était annoncé en guest, et à la fin ils avaient ralé parce que c'était surtout Laurie ahah) et du coup, je me demandais si ils avaient assisté à un spectacle d'une telle envergure !

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