C'est entendu.

lundi 21 septembre 2009

[Fallait que ça sorte] L'été des oubliés : "Now it's your turn..." (The Desperate Bicycles, héros oubliés du D.I.Y.) - pt. 3

"Now it's your turn"
ou, The Desperate Bicycles, héros oubliés du D.I.Y.
(troisième et dernière partie)

Après la folle année 1978, avec la Peel Session, les concerts, l'e.p., le single, les choses deviennent un peu plus obscures pour les Desperate Bicycles, et on les perd un peu de vue. Le début de l'année 1979 est assez mystérieux à ce sujet. L'interview du NME en 1978 avec uniquement Danny et Nicky était un signe avant-coureur. Et, effectivement, sans trop qu'on sache pourquoi, durant 1979, le line-up du groupe change, avec l'arrivée de Dan Driscoll (alias Dan Electro) à la guitare et Geoffrey Titley à la batterie. Pour en savoir un peu plus sur ce qu'était devenu le groupe à cette époque, il faut se reporter à la seule interview disponible de 1979, réalisée par le fanzine Common Knowledge en octobre 1979, une interview assez révélatrice.

1979-1980 : It's not the sound of something clear.


On y apprend que le groupe aurait été approché par Virgin Records à un moment, et la question de signer ou pas revient sur le tapis. Mais là, on voit bien que le groupe est face à ses propres contradictions entre les différents membres. D'un coté on a Danny, plus pragmatique, disant au début de l'interview : "Je ne voudrais pas signer avec n'importe qui. Seulement si on était vraiment fauchés, ou endettés peut être... ce serait tentant", puis disant plus tard, quand on lui demande si il aimerait en vivre, "Quand je fais des boulots vraiment merdiques, c'est là que j'aimerais en vivre... parfois je voudrais, parfois je ne voudrais pas". De l'autre, on a Nicky qui se révèle être le plus strict au niveau de l'orthodoxie D.I.Y. : "Vous n'avez pas besoin d'une maison de disque", "Je ne voudrais sûrement pas signer, je préférerais travailler à coté, on peut travailler et économiser pendant quelques mois pour faire un disque, comme ça, on a pas le sentiment de devoir vendre ce qu'on a fait". De façon un peu détournée, on comprend mieux le changement de line-up. En effet, on demande à Nicky s'il pense que leur procédé d'enregistrement indépendant peut aller plus loin, s'il pourrait faire intervenir plus de personnes, sur plusieurs projets. Sa réponse est assez révélatrice : "C'est ce que mon frère Roger [qui jouait de la basse dans le groupe] pense. Il a essayé de récolter de l'argent pour faire un film qui parlerait de faire des albums, un genre de film informatif. On a fait un enregistrement d'ailleurs, c'était juste nous trois - on est allé en studio et on a enregistré des trucs. C'était juste son idée et ce n'était pas les Desperate Bicycles. Ça s'appelait "An Evening Out". J'aimais bien l'idée, mais je ne suis pas très bon pour organiser les choses comme ça, et je suis un peu récalcitrant à l'idée de faire une organisation". Et Danny d'ajouter "On a jamais pensé à signer d'autres groupes, parce qu'on deviendrait alors une maison de disque, on aurait des responsabilités, on emploierait des groupes qui travailleraient pour nous. C'est comme ça qu'on le verrait...".

Derrière tout ça, c'est toute la difficulté du D.I.Y. qui apparait. Comment continuer sur le long terme? Comment essayer d'agrandir ses ambitions sans perdre de cette liberté totale? Comment, tout simplement, réussir à trouver l'argent? Danny : "Nous avons dû emprunter de l'argent pour faire cet album, et nous n'avons pas aimé faire ça. Mais on avait attendu tellement longtemps... pressés d'enregistrer. Même si on n'en vend pas un seul, on peut travailler après et rembourser les gens qui nous ont avancé". Cet album dont Danny parle, il a été enregistré en octobre 1979 et sort en février 1980, et c'est le seul album des Desperate Bicycles : il s'appelle "Remorse Code."

Remorse Code

(I Am Nine)

Le groupe qu'on entend en 1979 a beaucoup changé en un an. Il est même assez méconnaissable. Oubliez les Desperate Bicycles aux influences 60's bizarres des premiers singles. Oubliez le groupe un peu punk de l'e.p. Prenant un peu le chemin du morceau Skill, le groupe est bien plus dans son époque et publie un album qu'on peut bien plus facilement qualifier de post-punk. Les messages en eux-même se font plus rares au sein des morceaux. Finis les slogans et autres injonctions à destination de l'auditeur, les paroles sont devenues plus descriptives, plus personnelles sans doute par moments. En ouverture, avec ses guitares électriques, son étonnant harmonica et sa mélodie pop, le morceau I am nine dépeint avec humour le passage "à l'âge adulte" d'un garçon de 9 ans à qui on annonce qu'il va bientôt avoir 10 ans, et qui se sent déjà nostalgique de l'époque où il avait seulement 9 ans, se rendant compte qu'il est déjà grand, déclarant tristement "No more toys for grown up boys". C'est à la fois ironique sur la nostalgie quasi-instantanée que certaines personnes ont de leur passé, mais il y a un fond de vérité qui obscurcit par touches le morceau. Et cette noirceur ironique est présente dans tout l'album, souvent de manière très réussie. A cet égard, l'un des meilleurs morceaux est clairement It's Somebody's Birthday Today, qui décrit la journée d'anniversaire d'un pauvre gars, solitaire, quasiment misanthrope, qui a dit à tout le monde de ne pas lui souhaiter son anniversaire, mais qui rêve au plus profond de lui qu'on le lui souhaitera quand même. La musique suit les paroles : une musique morose et molle, qui se lance soudain, sur un refrain un peu désespéré. Et puis soudain, le morceau passe en accords majeurs, comme dans un rêve de ce pauvre gars et Danny de lâcher un cruel "I can just see him sitting there with his birthday cake! (...) And he's happy, and he's happy". Puis le rêve se dissipe, et retour sur des couplets sombres.

(It's Somebody's Birthday Today)

En soi, musicalement, les Desperate Bicycles poursuivent ce qu'ils avaient fait sur "Occupied Territory," une musique qui suit les paroles et qui est très concrète, très proche des sentiments. C'est le mode d'opération qui a changé en fait. Les morceaux sont plus rapides, la production est plus clean, et le groupe s'autorise des choses inédites. Accords dissonants, sons bizarres, guitares crades, structures compliquées, le tout semble beaucoup plus travaillé, comme si après la spontanéité des premiers temps, le groupe cherchait à faire ses chansons avec plus de soin. A tel point qu'ils osent des morceaux concepts, comme l'impressionnant A Can of Lemonade qui raconte tout simplement l'histoire d'un type un peu timide qui demande de la limonade un jour où il fait chaud en 5 minutes. Mais le groupe fait de cette histoire simple une véritable aventure concrète et prenante, avec bruits de canette, de limonade versé dans un verre et même le son d'un rot, recréant la lourdeur de l'atmosphère, l'impression de crasse de l'ensemble, comme si tout était au ralenti. Et quand Danny lâche finalement "It didn't cure his thirst/It made it worse", le morceau atteint une sorte de climax inattendu mais absolument génial. A côté de morceaux comme celui-ci, d'autres sont plus proches du post-punk "classique", mais ont le mérite d'être énergiques et plutôt originaux, montrant que le groupe n'était pas totalement détaché de son époque, musicalement. Le groupe fait par exemple des essais de groove froid et typiquement londonien façon The Specials sur le brillant Blasting Radio qui clôture l'album, ou sonnent comme un Gang of Four de poche sur Sarcasm aux paroles irrésistibles et critiques ("One friend meets another and they try hard not to care about each other/They think that not caring is nicer than caring/An unspoken agreement")

Mais reste un problème, le problème le plus important de l'album : il est beaucoup trop long. Avec des morceaux dépassant presque systématiquement les 3 minutes alors que ce n'est pas vraiment nécessaire, le groupe semble vouloir trop bien faire et ennuie un peu par moment, surtout par des compositions plus faibles qui manquent un peu de vie et trainent en longueur comme Natural History qui aurait pu convaincre si seulement il ne durait pas presque 4 minutes. Le tout dure 37 minutes, et on en viendrait presque à se demander si le groupe n'était pas finalement plus à son aise sur des formats courts avec moins de morceaux (10 morceaux en tout ici). En remplaçant la fougue originale par une certaine froideur très travaillée, le groupe perd finalement un peu de son charme peut-être, sonne un peu plus commun. Mais cela ne fait pas de "Remorse Code" un mauvais album, bien au contraire, c'est un album très réussi qui contient quelques morceaux absolument indispensables qui montrent un groupe toujours très doué. Plus sérieux, il n'en est pas moins attachant et ne démérite pas du tout dans la discographie du groupe.

Cependant, ce n'est pas vraiment avec cet album que le groupe retrouvera la popularité incroyable de 1978. Certes, l'album se vend plutôt bien et il atteint même la dixième place du classement des meilleures ventes indépendantes en Angleterre à sa sortie. Mais aujourd'hui, c'est un album encore plus introuvable que tout les autres singles du groupe, et il est complètement oublié dans l'histoire du post-punk, injustement évidemment. De toute façon, on ne sait plus trop ce qu'il advient du groupe à ce moment là, et on ne sait pas vraiment pourquoi sort finalement à un moment en 1980, en tirage ultra limité, le single expérimental du groupe The Evening Outs sur Refill Records. Comme Nicky en avait parlé dans l'interview, c'est la musique de ce fameux film que voulait réaliser son frère sur le fait de faire des disques soi-même. Pourquoi le sortir après coup? On n'en sait rien, mais ce single a longtemps été un genre de Graal pour les amateurs et collectionneurs, le single qu'on cherchait partout. Et quand un anonyme a finalement réussi à s'en dégoter un exemplaire et a partagé les morceaux sur internet pour pouvoir savoir enfin ce qu'il y avait sur ce bout de cire, tout le monde a été déçu. En effet, les deux morceaux de ce single, Channel et Stammer, ne sont pas deux morceaux pop comme sur les premiers singles, mais deux improvisations expérimentales très curieuses. Le premier morceau est rempli de basse passée à l'envers, de sons bizarres, avec une voix qui parle en boucle et des cris qui interviennent aléatoirement passant du speaker gauche au speaker droit, le tout pendant 3 minutes très étranges et plutôt agressives. Le second morceau quand à lui est quasiment la même chose mais en plus calme, avec des bruits de percussions et de basse sur lesquels parle un homme. Le tout est incompréhensible, mais assez intéressant en tant qu'unique vestige d'un projet avorté, et unique tentative expérimentale des Desperate Bicycles. Et, d'une certaine manière, c'est presque de la No-Wave anglaise et ça, c'est assez rare pour être noté.

Après ça, on apprend que Nicky quitte le groupe, ce qui fait de Danny l'unique membre fondateur du groupe. Les raisons sont inconnues. Devenus un trio, les Desperate Bicycles sortent finalement au début du mois de Juillet 1980 un nouveau single 3 titres, qui sera leur dernier...

Grief Is Very Private

(Grief Is Very Private)

Ce dernier single est la chose la plus étrange faite par les Desperate Bicycles, et est l'une des formes de pop les plus déroutantes qu'on ait pu entendre dans le post-punk. Au niveau de l'orchestration, c'est méconnaissable. Il y a déjà le retour de l'orgue, omniprésent, qui remplace les guitares, assez absentes, sauf pour faire du bruit par moment. Et puis il y a la basse, l'une des basses les plus étranges au monde, qui joue des tas de riffs complexes et dissonants, elle semble être tout le temps en mouvement, avec un son tout mou, comme si les cordes étaient très détendues, usées. Derrière, une batterie métronomique, typique de l'époque, qui marque des tempos parfois variants avec une rigueur sans vie. A la première écoute, l'auditeur est totalement dérouté, se demande où le groupe veut en venir. Les morceaux sont bizarres, un peu vides, pas vraiment efficaces, plutôt mystérieux, ni tristes ni joyeux. Le morceau titre en est un bon exemple. Il y a ce refrain, bizarre, avec un piano tout joli qui joue des petites mélodies pendant que la basse divague pendant que Danny répète en boucle "La peine est très privée". Il y a les couplets, vides, avec des chœurs qui lâchent des phrases avec froideur. Et puis ce pont, tordu, bruyant, au rythme bizarre. Et le final, passé sous un flanger curieux qui rend le son comme brouillé et faux. Plus aucun thème. Plus aucun message. Le groupe est devenu abstrait. Arty. Tordu. Et un peu triste.


(Obstructive)

Obstructive
poursuit ce chemin en face-b, avec sa batterie post-punk qui se décale, ses chœurs étranges, ce pont soudain majeur avec une sorte de trompette et des claps, et puis toujours cette basse, cette basse incompréhensible toujours très en avant. Au niveau des paroles, on pourrait penser que l'on parle des relations avec les majors ("You offer a solution, it is tempting to accept it but it's not the sound of something clear" ou encore le "Tired of you making conditions") mais ça pourrait aussi être une histoire d'amour, mais ça pourrait aussi ne rien dire du tout, qui sait? Et puis pour conclure, Conundrum ("mystère", le terme est adéquat) dans un ternaire inattendu, avec des pianos un peu effrayants, et qui se termine non sans ironie sur un bel accord majeur joliment envoyé. On est vraiment ailleurs, dans des morceaux bizarres et fascinants, un peu repoussants mais hypnotisant. Et puis au milieu de tout ça, des tubes bancals apparaissent lentement, bizarrement accrocheurs de manière assez incompréhensible. Complètement oubliés, ces morceaux sont brillants et parmi les meilleurs du groupe. Peu à peu, ce single semble vraiment être une réussite totale dans son genre : un post-punk décalé, assez sombre, un peu psychédélique, et avec une tristesse un peu en retrait qui enterre pas mal d'autres groupes de la même époque sans en faire trop. Rien d'autre ne ressemble à ces morceaux. Chef d'œuvre mineur et déprimé, "Grief is Very Private" est un point d'orgue curieux et sombre d'une discographie bordélique.

Après ça? Silence radio. Le groupe se sépare peu de temps après, au début de 1981. Les membres ne reforment pas d'autres projets musicaux, sauf peut être ce projet étrange entre Danny et Geoffrey, nommé Lusty Ghosts (à moins que ce soit le nom de leur album?), qui auraient sorti une cassette sur Refill Records totalement introuvable, si encore elle a jamais existé. En tout cas, ils ne s'expriment plus, disparaissent totalement. Et le groupe de devenir peu à peu oublié, mis de côté par les manuels d'histoires. On sait peu de choses sur ce que Danny, Nicky et les autres sont devenus. Nicky serait parait-il devenu charpentier dans la banlieue de Londres. Tout ce que l'on sait, c'est qu'ils ont toujours refusés de rééditer leurs albums ou de faire des compilations. Pas totalement coupés du monde, ils sont intervenus quand des gens essayaient de vendre des CD-R avec la discographie du groupe sur eBay, mais ils ne peuvent rien faire quand leurs singles originaux se vendent à des prix comme 180$, bien loin de l'éthique du groupe. En soi, ils refusent tout commerce de leur musique. Quand, finalement, quelqu'un a mis sur internet leur discographie complète en téléchargement gratuit, ils n'ont pas bronché. Ils refusent les interviews, souhaitent rester discrets, ne se reformeront sans doute jamais.

Pourtant, les Desperate Bicycles restent parmi les groupes les plus influents de tout le post-punk. Et si ce n'est pas l'Histoire avec un grand H qui leur donnera raison à la fin, les reléguant dans un pur rôle de curiosité, ils sont clairement l'un des groupes les plus passionnants, attachants et géniaux de toute cette période. Leur musique est encore aujourd'hui une source d'inspiration incroyable et leur message n'a pas perdu de sa fougue ou de sa puissance avec le temps, bien au contraire. A leur échelle, les Desperate Bicycles sont donc des héros et des modèles. Ils l'ont été grâce à leur talent et leur volonté. Et maintenant? "Maintenant, c'est votre tour".


(Juillet - Septembre 2009)
Emilien.


Pour relire les épisodes précédents : Partie 1 et Partie 2


Annexe :

Quand Derek Erdman a mis gratuitement les morceaux du groupe en téléchargement sur son site en 2004, il a enfin permis à de nombreux curieux (dont moi) de pouvoir écouter toute la discographie de ce groupe si obscur. Des tas de débats ont suivi ensuite sur internet dont je vous fais grâce. Mais mon avis est le suivant : tant qu'aucune réédition du catalogue des Desperate Bicycles n'existera (si encore on part du principe qu'une réédition existera dans le futur, ce dont je doute), alors il me semble que la distribution gratuite de leur musique est valable et juste. Parce que devoir s'acheter des vinyles à plus de 100$ pour écouter leur musique, ce n'est ni "easy" ni "cheap". Ainsi donc, j'ai regroupé tout les mp3 mis en ligne par Derek Erdman (en y ajoutant le single des Evening Outs), les ai taggés correctement et les ai classés dans un seul et même fichier zip que je vous propose de télécharger ci-dessous, pour avoir beaucoup plus simplement sur votre ordinateur la discographie complète des Desperate Bicycles et les découvrir plus simplement :

2 commentaires:

  1. C'est rigolo parce que sur Blasting Radio (la dernière de Remorse code), on dirait presque Damon Albarn qui chante <3

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  2. carrément oui! en plus, y'a le côté "ska mou" dans la rythmique qui fait très albarn. C'EST PAS UN EXCELLENT MORCEAU POUR RIEN QUOI.

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