"Now it's your turn"
ou, The Desperate Bicycles, héros oubliés du D.I.Y.
(deuxième partie)
(deuxième partie)
On aurait pu s'arrêter là. On aurait pu conclure en disant "après deux singles fédérateurs, le groupe a encore sorti des choses qui eurent bien moins d'impact jusqu'à sa séparation en 1981". Beaucoup de gens seraient prêts à faire ça, mais pourtant, ce qui suit est tout aussi passionnant, si ce n'est plus, que les deux premiers singles. Si la suite de l'histoire des Desperate Bicycles est moins marquante d'un point de vue historique, elle reste surtout incroyablement surprenante musicalement : derrière les garçons qui faisaient des petits morceaux pro-DIY, il y avait aussi de redoutables compositeurs, ce dont personne ne semble tenir compte aujourd'hui. On est face à la partie méconnue des Desperate Bicycles. Qui est un groupe inconnu, ce qui n'arrange rien.
1978 : You don't need skill, just the desire
The Medium was Tedium a eu un impact encore plus fort que Smokescreen dans les milieux londoniens. Des musiciens comme les membres de Scritti Politti formeront leur groupe après avoir écouté l'appel du groupe, et diront en interview "Ce sont les Desperate Bicycles qui nous ont donné la motivation [de faire un album] en disant 'si vous voulez faire une démo, pourquoi pas s'occuper de tout le processus et faire directement un album?' ". Les 1000 exemplaires pressés se sont vendus en une semaine, permettant au groupe, avec l'argent amassé, de presser pas moins de 2500 exemplaires de chacun des 2 singles et d'acheter un peu d'équipement pour répéter. A peu près au même moment, ils reçoivent un coup de téléphone venu de Liverpool : on leur demande si ils veulent bien faire un concert en janvier 1978. Danny est surpris : "On avait jamais pensé faire des concerts, notre but était juste de faire et vendre notre musique, cette proposition est venue de nulle part. Nous étions terrifiés, nous n'avions que deux chansons". Ils sont donc obligés de faire une chose qu'ils avaient peu faite jusque là : répéter, et cela dans une salle de répétition qu'ils ont du se construire près de chez eux, en mettant des boites d'oeufs sur les murs pour se préparer pour ce concert, leur premier. "On avait deux singles, mais on ne savait pas les jouer en live. Il a fallu les réapprendre et écrire de nouvelles choses. C'est de là que sont venues les chansons de New Cross, New Cross" explique Danny. Ainsi, ils répètent et composent sans relâche pendant 3 mois, et les voilà finalement prêts, au réveillon, pour faire leur premier concert, qui "était notre meilleur. Une demi-heure qu'on avait travaillée pendant 3 mois. Toutes la pression s'est échappée sur scène. C'était incroyable". Ces nouveaux morceaux faits pour la scène, ils sortiront finalement en un e.p. 6 titres, en mai 1978.
New Cross, New Cross
(I Make The) Product
(I Make The) Product
New Cross, c'est un quartier au sud-est de Londres où habitaient les membres du groupe. Ce retour du quartier dans le titre de cet e.p. montre bien la direction que prend le groupe à partir de là. Ne pouvant rester à hurler "faites un groupe!" tout le temps, le propos s'élargit et The Desperate Bicycles apparaît soudain comme un groupe plus social, qui met en musique une certaine détresse de la jeunesse ouvrière (écoutez le morceau "(I Make The) Product" et son refrain "I make the product/I am the product/I use the product/I hate the product"), plus proche donc en soi du mouvement punk. Mais les Desperate Bicycles se distinguent là encore par un propos qui se veut plus descriptif que braillard, plus amical que belliqueux sans perdre de vue un certain humour noir très anglais. Musicalement, on remarquera tout de suite qu'il n'y a pas d'orgue dans ces morceaux, mais plus de guitare ; on est de retour dans un rock sec, plus moderne, plus tranchant, plus punk d'une certaine manière. Et le résultat de cette nouvelle direction est tout à fait réussi, parce que le groupe n'a pas perdu sa dimension pop en chemin. Mélodies sautillantes sur le très drôle "The Housewife Song" avec ses "ooh-ba-ooh-ba-ooh-ba!", ou le très pop "Cars" dont le piano final est doucement psychédélique, on réalise soudain que si ces personnes ont réussi à faire deux singles brillants sans répéter, c'est qu'ils n'étaient pas totalement manchots. Les rythmes sont rapides, les parties de guitares et de basse plus sophistiquées (pour preuve le très ironique "Holidays"), les suites d'accords parfois un peu tordues sur le sombre "Paradise Lost" : c'est d'une efficacité démentielle. C'est du post-punk qui n'a pas écouté de punk mais plutôt de la pop.
(Advice On Arrest)
Sans doute le tube de l'album, "Advice on Arrest" est une petite perle de punk doux qui cherche à se rendre utile, c'est presque une annonce d'intérêt général mise en musique. D'abord, un couplet ultra efficace et ironique qui lance des phrases telles que "I've got nothing to fear! (ear-ear-ear)/Never seen the SPG! (la Special Patrol Group, sorte de CRS anglais à la mauvaise réputation, chargés de combattre les "désordres publics", remplacés depuis par le TSG) (g-g-g) /We've got democracy! (cy-cy-cy!)", symbolisant formidablement ce je-m'en-foutisme optimiste de base qu'on côtoie beaucoup chez les jeunes. Mais à ça, les Desperate Bicycles répondent par un refrain enflammé et dont les paroles parlent d'elles-même : "shout out your name/take all their numbers/make witnesses for your defence!/at the station they will search you/and make a list of your belongings/don't sign for something you don't own!/at the station there'll be questions/don't answer, see a lawyer first/don't make a written statement without legal advice!". C'est bel et bien un mode d'emploi sur ce qu'il faut faire en cas d'arrestation, tout simplement, des conseils donnés à tous pour éviter d'avoir des problèmes. Une telle foi en la musique, en sa fonction sociale et d'utilité publique, est quelque chose de si rare et de si naïf que le morceau en devient encore plus fort, quand les chœurs semblent mettre toutes leurs tripes à dire ça, les trois accords passant en boucle avec une tension épique, avec un petit clavier en plus à la fin qui appuie la force du morceau. C'est un cri, un appel, une main tendue avec une bonté folle : après vous avoir conseillé de former un groupe et expliqué comment, les Desperate Bicycles vous aident à ne pas avoir d'ennuis avec la police. En se plaçant avec l'auditeur, non pas dans une opposition frontale à la société, mais dans une volonté d'alternative et d'aide, le groupe en devient plus attachant que tout. Ce sont vos amis. Ils savent des choses qui pourraient vous aider, alors ils vous les chantent. N'est-ce pas un usage brillant de la musique?
Et pour que cet e.p. soit disponible pour tout le monde, regardez le tarif, il est écrit en gros sur la pochette, avec un "Maximum Retail Price" : 70 pence. Prix ridicule. Même pas une livre. The Desperate Bicycles ne sont pas là pour l'argent, ils font ça par amour de la musique, de l'indépendance, et parce qu'ils ont quelque chose à dire. Un exemple.
(Smokescreen - Peel Session)
Cet e.p. couronne le moment où le groupe est à son apogée au niveau de la popularité. Ils font des concerts assez régulièrement, dont un contre le racisme avec Sham 69 organisé par l'association très à la mode Rock Against Racism. En Juillet 1978, ils ont même l'honneur de faire une Peel Session. Il faut dire que Peel était une véritable institution à l'époque avec son emission quotidienne à la BBC, passant les dernières nouvautés et les démos que lui envoyaient des groupes inconnus. Son rôle dans toute la période du punk et du post-punk a véritablement été déterminant et fait apparaître des tas de groupes. Pour les Desperate Bicycles, Peel avait passé leurs singles à la radio plusieurs fois et ses auditeurs avaient placé "Smokescreen" 6ème de son top des meilleures chansons de 1977, devant Neil Young, les Clash et les Sex Pistols ! Durant leur Peel session, ils jouèrent Smokescreen, mais surtout trois nouveaux morceaux. Dans ce contexte live, mais avec un très bon son, les Desperate Bicycles sonnent presque comme un groupe différent et beaucoup plus moderne : la version plus lente et limite disco de "Smokescreen" est très surprenante, presque new wave mais assez dansante ! Ils profitent de l'occasion pour jouer aussi un morceau, Skill, qui est sur le tout nouveau single qu'ils ont justement sorti en ce mois de Juillet 1978, et qui sera peut être leur single le plus abouti : le très très grand Occupied Territory.
Occupied Territory
(Occupied Territory)
C'est avec ce single que les Desperate Bicycles iront le plus loin dans la composition et se placeront dans le sillon de grands groupes pop anglais des 60's, faisant de Danny un genre de Syd Barret plus soft, avec l'ambitieux morceau-titre, composé en plusieurs parties, et cela malgré le fait que le groupe y critique justement tout cette nostalgie des 60's. Ça débute par de très beaux arpèges de guitares accompagnés par des bruits d'oiseaux, où Danny chante d'une manière fluette "you must remember those little blue song bands (...) surely you recall those times in swinging london", et puis soudain, ça devient un lent morceau rock qui semble venir d'une radio tant le son est pourri, souvenir de ces années 60 qui semblent déjà loin, du temps où on rêvait d'Amérique, cet "American Dream" avec le rock & roll pour oublier qu'on était né à Liverpool, comme une réminiscence du passé. Et puis la douce guitare revient, et Danny nous rappelle à l'ordre : "Things ain't what they used to be/it's been like that for many years/fight against this forced nostalgia/for all are phony yesterdays!" avant que le morceau ne s'emballe dans un final brillant et rock durant lequel un choeur masculin nous répète "occupied territory!" en boucle sur des solos foutraques, un fade concluant finalement ce morceau génial et efficace. Car c'est cela la phrase clé : "notre mémoire est un territoire occupé", nous sommes obsédés par une nostalgie collective qui ne nous appartient pas, le contrôle général dont a toujours parlé le groupe se place même au niveau de notre mémoire, nous forçant à un passéisme stérile, le regret d'une époque qu'on n'a de toute façon pas connue et qu'on reconstruit aujourd'hui dans nos têtes. Le groupe dit qu'il faut arrêter ça, "let's get set on our own marks", le présent, rien que le présent. Ce n'est là encore qu'une extension du message de base du groupe, qui est celui d'être libre, et de tout refaire soi même, sans se soucier de rien. Oui, les choses ne sont pas comme avant, alors dans ce cas là, autant fabriquer soi même sa nostalgie. Et plus tard, vous aurez votre passé, qui sera légitime, qui sera vraiment à vous. Finalement, c'est un peu tout le post-punk qui semble apparaître dans ces phrases, c'est presque le sentiment de tout le mouvement qui est décrit : tout est à faire, alors faites-le. Un sentiment qui n'a rien perdu de sa pertinence aujourd'hui, et il serait d'ailleurs bon de se le répéter plus souvent, et il faudrait rappeler à tout ces musiciens dont les albums sont autant d'oraisons funèbres à un rock d'anthologie dont on sait pertinemment qu'il ne reviendra jamais, victimes d'un mal bien commun : la glorification creuse et béate des sixties, sans rien inventer. Que ce soit dans le propos ou dans sa réalisation, Occupied Territory est peut-être le meilleur morceau du groupe.
(Skill)
Mons marquant, forcement, bien qu'étonnement post-punk par rapport au complexe morceau-titre, "Skill" est une sorte de version plus new wave de "The Medium Was Tedium" au niveau du thème ("you don't need skill, just the desire/the desire to do what you believe in"), et est un mini tube bien agréable qui sert de face-b parfaite à ce single de génie. Batterie qui fonce, guitares efficaces et parfois un peu bizarres, peu à peu, la nouvelle direction du groupe se dessine doucement, et elle se prolongera en 1979...
Avec la Peel Session et ces deux disques, le groupe augmente encore un peu plus sa popularité et a même droit à un article dans le NME avec une petite interview en octobre 1978. Dans celle-ci, Danny et Nicky expliquent que leurs singles circulent et ne restent pas uniquement dans la communauté rock Londonienne : "On ne veut pas vraiment distribuer plus largement notre musique, ça impliquerait des choses comme avoir un manager et faire de la publicité. On ne nous fait aucune publicité, et pourtant tout se passe bien, nos disques circulent. Des gens les ont vus à Paris, à Amsterdam, à San Fransisco. Même au HMV! [grand magasin de disque londonnien] Ça a été notre plus grande percée!". Et de rappeler leur philosophie :
"Nous ne vivons pas grâce au groupe. Mais, d'une certaine manière, ça nous a aidé à rester indépendants. Nous avons toujours eu d'autres boulots à coté. Pour nous, c'est vraiment important d'être indépendants. Nous avons crée un support, aussi petit qu'il soit, et nous contrôlons notre musique et ce que nous voulons faire. Quand vous êtes à l'école, on vous répète tout le temps que c'est très difficile de faire des choses - et à la fin, vous y croyez. L'obstacle le plus dur à franchir, c'est tout simplement de réussir à croire que vous avez encore assez de contrôle sur votre vie, et que vous pouvez faire ce que vous voulez."
(la troisième et dernière partie sur les années 1979 et 1980 du groupe, très bientôt)
Emilien.
J'ai pas encore lu l'article, mais le gars assis en tailleur sur la photo, le jeune barbu souriant assis en chien de fusil qui se tient les lacets, on dirait trop toi Emilien ! C'est toi dans 20 ans ! J'espère juste que tu ne seras pas dégarni. Mais de toute façon tu n'as pas un si gros crane que ce gars. T'es vachement plus joli aussi. Mais sinon c'est TI :D
RépondreSupprimerC'est pas faux qu'Emilien a un peu une gueule à la John Peel. Mais sans barbe et avec la moustache, et en bien plus sexe.
RépondreSupprimerAh oui, maintenant que tu le dis rémi, je dois dire que oui, un peu, dans le visage! C'est troublant. (et c'est gentil!) J'espère faire un boulot aussi cool que lui quand j'aurais 20 ans de plus : passer des disques à la BBC tout les soirs en causant entre deux, c'est plutôt UN BOULOT PAS TROP CHIANT.
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