"Now it's your turn"
ou, The Desperate Bicycles, héros oubliés du D.I.Y.
(première partie)
Quand vous jouiez du rock dans votre garage avec des amis durant les années 70, en Angleterre ou ailleurs, l'idée même d'aller un jour en studio et de sortir un single semblait être un genre de rêve très éloigné, possible uniquement pour les groupes signés sur ces choses stables que sont les labels. Et même quand le punk est bruyamment apparu en Angleterre à partir de 1976, rien ne changeât pour autant : on dira ce qu'on voudra sur les Sex Pistols, mais ils n'ont sorti leur premier single, Anarchy in the U.K. qu'une fois signés chez EMI. La liberté était partout, mais pas pour l'enregistrement ; certains musiciens étaient même persuadés que seul un label pouvait louer un studio d'enregistrement. En fait, on ne se posait même pas la question.
Il aura fallu que les anglais des Buzzcocks y répondent d'eux même le 28 Décembre 1976, quand ils allèrent eux-même en studio, sans label ni rien, en empruntant 500 livres à des amis, pour enregistrer et mixer 4 titres en 5 heures. Quand ils sortirent le résultat le 27 janvier 1977 sous la forme d'un E.P. brûlant, nommé Spiral Scratch, ils venaient de faire l'un des premiers disques auto-produits du punk, sorti sur leur propre label, New Hormones. Comme l'explique très bien Simon Reynolds dans son livre Rip It Up and Start Again, Spiral Scratch était absolument révolutionnaire, car c'était la preuve que non seulement n'importe qui pouvait faire un groupe, mais qu'à partir de là, on pouvait sortir aussi un single soi-même. Et si des labels avaient déjà été indépendants avant (Sun dans les 50's par exemple - bien que ces labels étaient soutenus par des majors), ou si des groupes avaient déjà pressé eux-même leurs singles (le groupe punk australien The Saint l'a fait déjà en septembre 1976), c'est tout de même Spiral Scratch qui est rentré dans l'histoire. Devenu aujourd'hui un classique du punk, avec des morceaux cultes comme "Boredom" (et son fameux solo de 2 notes qui exprime très bien l'ennui), il s'est alors très bien vendu, les 1000 premières copies partant à une vitesse folle avant d'atteindre les 16000 exemplaires avec les rééditions, montrant à des tas de gamins que c'était finalement possible.
Est-ce que Danny Wigley faisait partie de ces gens qui ont soudain senti que le tabou de l'enregistrement était tombé? Peut être. Il n'empêche qu'après les Buzzcocks, qui signeront sur une major peu de temps après (laissant leur label en sommeil pour sortir des petits albums indépendants de temps en temps), il poussera l'expérience de l'indépendance totale beaucoup plus loin en fondant un groupe injustement méconnu, mais qui désire le rester : The Desperate Bicycles.
(la seule et unique photo des Desperate Bicycles, prise quelque part entre 1977 et 1978)
1977 : It Was Easy, It Was Cheap, Go And Do It!
Fondé en Mars 1977 autour de Danny Wigley, chargé du chant et de la composition, The Desperate Bicycles était un groupe aux ambitions d'une modestie et d'une naïveté totale : "L'idée, c'était juste 'faisons un disque' " explique Danny, "Nous n'y avions pas vraiment réfléchi. Nous n'avons jamais pensé que nous vendrions des exemplaires. On a juste regroupé l'argent de nos vacances et avons fait le disque. Tout est venu après. C'était l'idée, vraiment. Si nous y avions pensé avant, nous ne l'aurions pas fait". A partir de ça, il fonde rapidement ce petit groupe autour de membres très amateurs : Nicky Stephens aux claviers (qu'il rencontre pour la première fois en allant enregistrer le premier single, et la seconde fois en enregistrant le second!) et son frère Roger Stephens à la basse, avec un guitariste et un batteur inconnus. L'idée est simple : aller en studio, faire un single, le sortir sur un label indépendant créé par le groupe. Pour cela, ils ne répètent même pas : "On avait pas le temps", explique Nicky Stevens, "Roger a acheté une basse et a réservé un studio. On avait donc une échéance. C'est aussi un peu pour ça qu'on s'appelle les Desperate Bicycles. On avait quasiment pas d'équipement, juste cette basse et un ampli. Les autres instruments sont venus avec le studio." Entrant donc en studio très rapidement, ils y enregistrèrent deux morceaux en trois heures, pour ce qui est devenu un single classique et foutraque :
Smokescreen / Handlebars
(Smokescreen)
Sorti le 23 avril 1977, voilà un bien étrange single, un peu paumé au milieu de la production de l'époque. Publié sur leur propre label Refill Records, il contient deux morceaux qui sont à la suite sur la face A, et il dure 3 minutes en tout, avec une pochette toute simple, sans aucune information sur le groupe ou les membres, sorti à 500 exemplaires, le tout pour un prix total tout compris (enregistrement, pressage et pochette) de 153 livres. Et pourtant, malgré ce postulat de départ maigre, ce single est un classique de l'amateurisme. Musicalement, on ne sait pas trop où on se trouve. Le morceau "Smokescreen" débute par un "1, 2, 3, 4!" ahuri avant de démarrer dans une ambiance un peu 60's franchement étonnante, impression due principalement au son d'orgue cheap rappelant certains groupes garage comme les Seeds. A la guitare et la basse, noyées dans le mix un peu crade, ça joue un peu n'importe quoi avec quelques accords tous simples sur un groove binaire très primaire. L'orgue lui n'hésite pas à lancer des suites d'accords étonnantes, presque inattendues. Au milieu de tout ça, Danny Wigley chante de sa voix aiguë des trucs comme "Bringing good news on the fast train!", accompagné parfois des chœurs terriblement efficaces. Et au milieu de ce bazar rock, c'est un véritable petit tube parfait qui apparaît. Parce que le groupe était amateur mais cherchait quand même à faire du rock, et ne contenait pas de recracher tout le dégout du monde comme chez les punks. Il y a au contraire une énergie tout à fait juvénile ici qui est réjouissante. Ils ne chantent pas l'anarchie, l'ennui ou la contestation : ils mettent toute leur énergie dans ce qu'ils font, ce qui est pour eux le combat ultime - la musique. Et quand, sur le morceau "Handlebars", qu'on imagine improvisé et fait rapidement en studio pour finir le single, le groupe joue de plus en plus vite des notes au hasard pendant que le chanteur lance des mots au hasard, il y a un processus de désacralisation de la musique qui ne peut qu'inspirer l'auditeur. Et d'ailleurs, à la fin de ce morceau, une voix nous lance, à nous, auditeur lambda, le mot d'ordre ultime, l'injonction do-it-yourself parfaite : "It was easy, it was cheap, go and do it!". Tout Desperate Bicycles est là, dans ce dernier appel à prendre des instruments.
(Handlebars)
Ce single, Roger et Danny ont essayés de le promouvoir là où ils pouvaient, dans des boutiques à la mode à Londres, comme Rough Trade par exemple. Au bout de 2 mois, les 500 exemplaires étaient vendus, et le groupe avait un bénéfice total de 210 livres. Avec cet argent, ils ont pressé 1000 exemplaires de plus du même single, qui s'est vendu en une quinzaine de jours. Entre temps, le guitariste et le batteur qui n'avaient pas de noms avaient quitté le groupe, laissant la place à la batterie à un jeune garçon de 14 ans, Dave Papworth. Danny : "Je l'ai rencontré alors que je m'occupais de l'entretien à Barkin, dans l'Essex. Je crois que la première fois qu'il a joué un vrai kit de batterie, c'est lorsque nous sommes rentrés en studio". Avec l'argent du second pressage de Smokescreen et un nouveau batteur, le groupe était donc prêt à retourner en studio, trois mois plus tard, tout aussi peu préparés pour un nouveau single d'anthologie, qui est sorti le 19 Juillet 1977.
The Medium Was Tedium / Don't Back The Front
(The Medium Was Tedium)
C'est plus que deux morceaux qui sont sortis de cette deuxième session d'enregistrement : ce sont deux hymnes ultimes. The Medium Was Tedium, avec son ambiance pop qui s'approche du tube parfait, ses percussions à la Moe Tucker, et ses chœurs faits par des amis du groupe est sans doute l'un des instants les plus mémorables de l'histoire du groupe. Ici, le motto "It was easy, it was cheap, go and do it!" devient le refrain d'un morceau dont les paroles en elles même sont claires . Vous vivez dans un monde laid, bouffé par la publicité et le travail terne. A partir de là vous avez le choix, l'accepter ou le rejeter ; "You can eat industrial waste if you can stand the taste". Mais même si ce qui vous entoure vous dégoûte, le message de Desperate Bicycles ne tombe jamais dans un no future pseudo-nihiliste, au contraire, Danny hurle "it's a negative point of view, and I bet you've got it too". La solution? Faire un groupe, parce que c'est possible. Toute la force naïve du groupe se révèle dans des phrases comme "The light has changed from red, and now it's green instead" ou le merveilleux "I keep of telling people that they're capable to/They don't want to believe me and their inches are few/All are insecure", scandée avec une conviction absolue. Parce que oui, c'est la musique qui peut vous sortir de ça, de l'intimidation générale, il vous suffit de former un groupe, et les Desperate Bicycles en sont la preuve vivante, ils montrent le chemin, ils vous ouvrent toutes les portes, et ils vous hurlent finalement "If you can understand, GO AND JOIN A BAND". Le morceau n'est que ça : un cri explicite à monter des groupes dans des sociétés déshumanisés.
(Don't Back The Front)
Sur Don't Back The Front, sur un orgue souriant et avec une grosse ligne de basse baveuse, vous avez même le mode d'emploi ("Tune it/Count it/Let it blast/Cut it/Press it/Distribute it") et les slogans qui vont avec: "No more time for spectating" ou encore "Xerox music's here at last!", en référence à cette société qui vend des photocopieuses, phrase non pas ironique mais pleine de joie. Et derrière la simple revendication Do-It-Yourself, il y a comme un aspect social qui se dessine en creux, la description d'une certaine misère abrutissante, quotidienne pour des tas de jeunes dans l'Angleterre dans la fin des 70's, contre laquelle le seul antidote semble être cette nouvelle indépendance artistique, révolutionnaire à sa façon ("Organize to break that power!"), sorte de havre de liberté auquel chacun peut accéder plutôt que de s'abrutir devant la télévision. En cela, ces deux morceaux efficaces, et bien plus sophistiqués que leur esthétique semble le montrer, sont des indispensables, et des repères éclatants dans la chronologie de la musique indépendante : c'est véritablement avec ce deuxième single que le groupe marque les esprits.
Sorte de manifeste, la pochette arrière du single poursuit le travail d'évangile D.I.Y. du groupe. Après la traditionnelle description du line-up et un hilarant "SLIGHTLY STEREO", on a le droit à une liste de gens, qui ont été les premiers achetés à acheter Smokescreen et que le groupe remercie, mais surtout à un texte qui décrit le groupe avec une précision désarmante et appelle les auditeurs à former leur groupe, au cas où ils n'auraient toujours pas compris. C'est absolument génial à lire, très drôle, mais c'est aussi une source d'inspiration, parce que ce qu'ils chantent et écrivent est toujours valable de nos jours. Et l'auditeur, même 30 ans après, d'être toujours pris à parti par ces quelques phrases :
"Ils chantent 'Ce n'est plus l'heure d'être spectateur', et, qui sait? Ils ont peut-être raison. Ils aimeraient vraiment savoir pourquoi vous n'avez pas encore fait votre single..."
(la seconde partie, sur l'année 1978, dans les jours qui viennent!)
Emilien.
Super article ! J'adore la chanson Handlebars et les autres sont vraiment cools aussi, un peu redondantes mais sacrément enthousiasmantes. Ça a été réédité en CD, genre une compilation qui regroupe tous leurs singles ?
RépondreSupprimerDuck.
J'adore le premier single. Le second est super aussi, plus assuré, j'ai l'impression, mais sur le premier Handlebars est très drôle et Smokescreen remue bien comme il faut. Vivement la suite !
RépondreSupprimerMerci! Dans la seconde partie, je parlerais de leur premier e.p. et d'un autre single qui contient leur meilleur morceau, rien que ça. Et dans le dernier épisode, je parlerais de la dernière phase plus post-punk tordu du groupe.
RépondreSupprimerSinon, je comptais en parler dans la dernière partie, mais tout ces morceaux n'ont jamais été réédité en CD, le groupe s'y refuse totalement ne voulant aucun commerce autour de ses morceaux. Cependant, l'internet nous sauve dans ces cas là. Si vous êtes impatients, vous pouvez tout trouver facilement via google, mais je comptais vous uploader la discographie bien taguée et rangée au dernier épisode (ce qui est rarement le cas dans les morceaux qu'on trouve!)
PAR-FAIT.
RépondreSupprimerJ'attends les deux autres épisodes !
Duck.
Article passionnant. Tout ce qui tournait autour des labels et du DIY m'échappait un peu jusque là, mais là j'y vois plus clair. J'aime bien aussi les singles, et lorsque l'on connait toute l'histoire qu'il y a derrière ces chansons (la durée des sessions par exemple), on se rend alors compte à quel point les groupes actuels à la Wavves se foutent vraiment de notre gueule (de plus, les Desperate Bicycles savaient EUX écrires des chansons percutantes). Vite, la suite!
RépondreSupprimerAhah ! Ne jamais rater une occasion de basher Wavves, je t'applaudis François !
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