C'est entendu.

lundi 17 octobre 2011

[Fallait que ça sorte] Lionel Marchetti and Yōko Higashi — Pétrole

Sur scène : au premier plan, la "femme A", japonaise, et l'"homme B", français. Leurs voix, leurs synthétiseurs et autres dispositifs électroniques. À l'arrière-plan : des guitares électriques, une Harley Davidson, un fouet, une trompette, une voiture (modèle Citroën CX 2000), une pendule, un gramophone, un bus… pas de doute, c'est bien de la musique concrète ! Onze musiciens et/ou contributeurs en tout pour une composition de 35 minutes, divisée en six pistes, et qui serait parfaitement décrite par le nom d'une série de disques à laquelle a participé Lionel Marchetti : "Cinéma pour l'oreille".

Écouter ce disque, c'est comme entendre plusieurs éléments d'une histoire en mouvement, sans jamais voir tout ce qui se passe, et reconstruire soi-même la trame… et les compositeurs ont dû prendre un malin plaisir à brouiller les pistes, pour rendre impossible toute interprétation facile, sans jamais rendre leur théâtre musical incompréhensible.

L'idée est certes très différente, mais le résultat me rappelle un peu certains projets (ils sont nombreux) de livres où une grande partie des mots ont été masqués. Je pense notamment au "TNT en Amérique" de Jochen Gerner, où seuls émergent de l'encre noire quelques mots, couleurs et silhouettes, dont la page présentée ici en illustration pourrait presque évoquer certains passages de "Pétrole" (si l'on oublie qu'elle est basée sur une autre œuvre, et que cette œuvre n'est autre que "Tintin en Amérique")… Les paysages de "Pétrole" sont résolument urbains — le disque est d'ailleurs illustré par une photographie de Daidō Moriyama appartenant à la série Shinjuku —, mais les voix récurrentes des personnages (qui vont à l'encontre d'une interprétation chronologique aisée) ainsi que les sons électroniques plus abstraits introduisent un élément de surréalisme dans l'histoire. La musique est souvent atmosphérique, prenante et intrigante, et laisse de nombreux espaces que l'auditeur a tout loisir de remplir…

Difficile de décrire une telle musique objectivement (enfin si, cela serait possible mais je ne crois pas que le résultat serait très intéressant). Aussi ai-je tout simplement noté ce que j'imaginais en direct, au fil des écoutes, de façon un peu naïve sans doute. Vous pouvez aussi vous arrêter de lire et simplement écouter le disque, si vous ne voulez pas être influencé — et revenir ici à loisir, si vous voulez voir à quel point les interprétations de chaque piste peuvent être différentes. Moteur(s) : ça joue !




Scène 1
Porte qui claque, cri, vent… Un sentiment de tension, d'eau qui dort. Peu de personnages dans la ville mais on sent que quelque chose va arriver bientôt. Et la mélodie lointaine, qui me rappelle un carrousel, a des airs inquiétants… une histoire policière ?

Un enlèvement ? Avec le cri, la voix masculine, le coffre qui claque… Mais les fredonnements de la femme qui semble dans un paysage vide, ensuite, contredisent cette impression — à moins qu'il n'y ait plusieurs femmes. Les respirations emplies d'inquiétude juxtaposées aux fredonnements lointains laissent à penser qu'elles sont au moins deux, ou bien l'une et son double, ou le passé et le présent qui se rencontrent…



Scène 2
Des pas qui s'avancent. Autres mélodies lointaines, qui donnent une impression de déjà entendu — dans d'autres villes, d'autres histoires. L'histoire pourrait se préciser : une course-poursuite dans une grande ville, dans les années 80 ou 90, avec une touche d'imaginaire, de surréaliste — l'héroïne qui court et se retrouve à plusieurs endroits à la fois ?

Cette scène se passe peut-être à l'intérieur ? La vieille mélodie : une vieille radio dans une chambre ? Mais on entend quelque chose à l'extérieur… le malfaiteur aurait-il emmené sa victime dans son appartement et entendrait ce qu'il se passe dehors à travers une fenêtre ? Mais le même cri (du tout début) se fait à nouveau entendre, lointain… puis tout devient difficile à comprendre, abstrait, des réseaux de parasites électroniques et des pas. Un "pfuit!" et tout s'envole et fait place à une nouvelle scène, mi-glauque mi-rythmée. Quand la musique de carrousel de la première scène se fait réentendre, on a l'impression que les compositeurs se rient de nous et prennent plaisir à nous perdre. Ça tombe bien : on prend plaisir à se perdre aussi. Tout comprendre serait la fin du jeu.



Scène 3
Comme s'il y avait un saut dans le temps et/ou l'espace à chaque changement de scène, chaque section commence et finit par un cri, souvent le même — et plusieurs autres sons reviennent. Pourtant le décor et l'histoire évoluent, et cette troisième scène se démarque des deux premières par ses enchevêtrements de voix et sifflements discrets, qui se démarquent finalement très nettement de l'ambiance lourde mais réaliste du premier épisode… On semble en dehors du temps avec cet entrelacs de voix, peut-être l'héroïne qui visite la chambre ou le couloir d'une voyante, d'une ensorceleuse, d'un lieu hanté…



Scène 4
L'histoire continue de basculer dans l'irréel, ici une voix masculine prend le devant de la scène mais s'entend au milieu d'un réseau de sons, électroniques, voix féminine (imaginée ?). Une voix masculine comme quelqu'un qui appellerait au téléphone. Puis un "ding, ding, ding…" comme un passage à niveau, un grand bruit (un train ?)… ou bien un trip qui laisserait le personnage focalisé seulement conscient de certains détails pendant que quelqu'un appellerait une ambulance…

L'histoire se change en rêve. Parfois on n'a d'autre choix de s'y perdre, et c'est un déluge de sons qui s'abat sur nous, sans qu'on n'y comprenne plus rien — et là, la voix de Yōko se met à réciter quelques phrases comme une explication, une voix off. En japonais. Ce qui n'explique évidemment pas grand chose mais incite à chercher de nouveau.



Scène 5
Un feu ? On semble désormais être hors de la ville, même si certains sons peuvent laisser imaginer des voitures qui passent sur une autoroute un peu au loin. Pourtant, la même mélodie (fête foraine ?) qu'on avait déjà entendue, au début, refait son apparition. Et de nouveau des sons électroniques qui peuvent évoquer — sans qu'on puisse s'y méprendre — des grillons. Juste beaucoup trop proches. Et électroniques. Il y a sans doute une autre interprétation possible.

De la pluie sur les carreaux ? Ou un feu ? Difficile à dire maintenant… un orage au loin aussi. La voix de la femme qui fredonne toujours, au loin, et aussi qui nous répète encore un seul mot, tout près ("humilité" ? "humidité" ? un mot japonais ?). Et toujours cette mélodie récurrente qui a de quoi rendre un peu fou (la mélodie me rappelle quelque chose, et c'est celle qui reste en tête à la fin du disque). Un chœur sous la pluie arrive à la fin avec un décompte, puis un rire (fou ? sadique ? de désespoir ?), comme une superposition de plans qui récapitulerait ou révélerait tout ce qui s'est passé jusqu'à présent.



Scène 6
Déflagration. Moto. Guitare électrique. Le titre de l'album revient en trombe, comme si le héros encore à moitié dans son trip voyait des motards débouler à toute blinde devant ses yeux et l'emporter : tout devient presque chaotique, presque rock ici, un final tonitruant. Enfin les voix s'en vont, seule reste une scène, loin de la ville, vide de monde. Rideau. Et bis, histoire de chercher de nouvelles pistes dans ce labyrinthe !



— lamuya-zimina

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