Vous pouvez l'avouer : vous avez eu peur. C'est normal. Nous aussi. Quand on refait la chronologie des événements, il y avait de quoi. Après le véritable chef d'œuvre dense et complexe qu'était "Ys" en 2006 et un chouette e.p. l'année suivante qui avait valeur d'annexe, on craignait autant qu'on pouvait attendre impatiemment le prochain essai de Joanna Newsom, partageant le sentiment qu'elle ne pourrait pas faire mieux, et espérant pourtant que si. Et quand on a appris que le résultat de ces trois années d'attente serait un triple album, deux heures et quatre minutes pour dix-huit morceaux, la dichotomie de l'attente a atteint un paroxysme fou, partagé entre la joie de pouvoir entendre des tas de nouvelles compositions venues de cette formidable musicienne et le pré-ballonnement de nos oreilles qui appelaient déjà au secours avant même d'avoir subi ces 7448 secondes de musique.
(In California)
(In California)
Qu'on se rassure tout de suite sur cette curieuse durée, "Have One On Me" n'est pas l'album interminable qu'il aurait pu devenir. On pourrait même oser dire que, si l'attention de l'auditeur se doit de pouvoir tenir plus longtemps que les trois minutes d'un morceau au "format radio" pour réussir à comprendre une telle masse de travail, à aucun moment "Have One On Me" n'est une œuvre insurmontable qui vous étouffe par sa densité ou son côté "dissertation sans fin de l'élève qui en sait trop." Si deux heures de musique peuvent paraitre interminables en théorie, quoique uniquement selon les canons de la musique populaire actuelle (n'oublions jamais qu'un opéra dure souvent beaucoup plus longtemps qu'un album de punk rock...), il faut voir que la manière dont Joanna Newsom a divisé son travail, en trois disques ne durant chacun pas plus de 45 minutes, façon vinyle, rend l'ensemble incroyablement léger et accessible, le fractionnant pour donner trois suites musicales de six chansons qui se répondent tout en pouvant vivre presque indépendamment les unes des autres. Il y a presque un aspect ludique à explorer "Have One On Me" en commençant par une partie ou l'autre selon les envies, se focalisant sur un passage puis sur un autre, en se laissant le temps finalement de l'assimiler pleinement. Un peu comme il y a des entractes dans les spectacles musicaux, les césures techniques de ce triple album sont autant de respirations pour l'auditeur auquel on déconseillera, de toute façon, d'essayer d'écouter d'une seule traite pareille œuvre. Au contraire, en les réfléchissant en terme de chapitres distincts, ou même d'épisodes d'un même volume on en viendrait presque à s'étonner que trois fois trois quarts d'heure passent si vite.
Il faut dire que cet album est d'une légèreté absolument étonnante, prolongeant par là le miracle de "Ys." Tout semble flotter dans l'air avec un naturel fascinant, comme si ces morceaux étaient déjà en nous avant, alors que le tout regorge de riches ensembles polyrythmiques qui se succèdent dans des structures très éloignées des concepts modernes de couplets ou de refrains, et cela parce que ce qui compte le plus dans ces compositions qui aiment dépasser les cinq minutes (même si Joanna offre aussi des choses plus courtes ici, rappelant la simplicité de son premier album, "The Milk-Eyed Mender"), c'est la narration. On ne saurait le négliger car c'est justement ce qui rend Joanna Newsom si unique : elle sait raconter des histoires en musique, elle sait construire quelque chose de très littéraire, utilisant les mélodies et les ambiances pour former un tout, avec un début, un développement et une fin, qui se succèdent avec une véritablement science de l'enchainement. Mais là où "Ys" était d'une densité qui en faisait une espèce d'épopée épique et sonique où les très amples orchestrations du génial Van Dyke Parks soulignaient chacune des phrases de Joanna comme autant de métaphores musicales, "Have One On Me" apparait plus comme un recueil de poèmes qui vont chacun dans des directions différentes tout en gardant une homogénéité indispensable à un album d'une telle ampleur. Des poèmes admirablement composés au demeurant, explorant via un langage toujours aussi riche et aux développements presque mystérieux pour quiconque ne maitrise pas la langue anglaise le thème ô combien rebattu de l'amour, sous toutes ses formes (25 pages de paroles dans le livret !). Qu'ils soient florissants ou en lambeaux, décrits avec beaucoup d'humour ("I said to you Honey, open you heart, when i've got trouble even opening a honey jar") ou de délicatesse ("When I saw my heart, and I'll tell you, darling, it was open wide, what with telling you, I am telling you I can, I can love you again, love you again"), les sentiments guident ces morceaux, les rendant profondément touchants et empreints d'une émotion forte, vraie, dont on ne pourra sûrement pas dire qu'elle est absente, comme certains pourraient le penser face à un travail de composition aussi soigné.
(Good Intentions Paving Company)
(Good Intentions Paving Company)
Et ce qui guide l'ensemble avec force, c'est évidemment Joanna Newsom elle-même, que ce soit par son jeu de harpe éminemment virtuose bien sûr, mais aussi par sa voix, sa voix si controversée, si spéciale. Que ceux qui étaient horrifiés par ces petits cris suraigus qui accompagnaient une diction impeccable et emphatique sur ses deux précédents albums se ressaisissent : la voix de Joanna n'a jamais été aussi belle, bien plus mature qu'auparavant, encore plus sure d'elle, s'autorisant tous les registres, et allant même parfois s'aventurer dans des tonalités quasiment soul, comme sur le génial Good Intentions Paving Compagny, où les chœurs se démultiplient en trémolos parfaits. Il faut vraiment entendre la manière dont elle lance de petits "ooh ooh" dans l'une des dernières parties de l'immense morceau-titre, des "ooh" qui se mélangent avec des harmonies terriblement jouissives avant de disparaitre en un souffle. Et quand sa voix se mêle à des voix masculines et une trompette délicieuse sur You and Me, Bess, c'est la volupté faite onde sonore. Aucune autre voix ne ressemble à celle de Joanna Newsom, malgré les comparaisons peu convaincantes qu'on peut parfois lire ici ou là, et cette voix sait se mettre en beauté, qu'elle soit seule avec une harpe, un piano ou alors entourée de moult instruments.
C'est au niveau des styles brassés que "Have One On Me" apparait vraiment comme un triple album. Derrière l'homogénéité de l'ensemble, il y a des directions différentes qui sont prises, allant des ballades doucement folkloriques jusqu'aux grandes aventures foisonnantes, ce qui offre véritablement un croisement entre les deux précédents essais. S'étant quelque peu séparée de la dimension orchestrale pour revenir à quelque chose de plus sobre, Joanna Newsom a fait plus direct, et les arrangements ne participent pas aux morceaux en tant qu'éléments principaux comme auparavant, mais parfois simplement en enjoliveurs magiques qui appuient les moments cruciaux. Cela ne veut certainement pas dire que les violons qui accompagnent In California par exemple ne sont que de la décoration, non, juste qu'ils sont plus en retrait, donnant un album peut-être plus accessible en un sens que ne l'était "Ys." D'une certaine manière, sur chacune des trois parties de ce colossal objet, on trouve des morceaux qui sont en eux-mêmes plus accessibles et rendent l'album plus direct. Et si la première fait figure de transition en offrant des ambiances proches des albums précédents - et cela avec beaucoup de réussite - ce sont les parties suivantes qui offrent de nouvelles perspectives. La deuxième par exemple, chapitre le plus court, offre les morceaux les plus dépouillés et les plus simples. Du doux On A Good Day, formidable introduction, jusqu'à Occident, tout se fait avec beaucoup de respirations et de silences et de véritables trésors de délicatesses sont déployés d'un morceau à l'autre. C'est peut-être le plus facile d'accès, le plus honnête, celui qui touche le plus intimement. Quant au troisième volet, c'est le plus mystérieux, celui qui prend le plus de temps à être vraiment découvert, avec finalement les morceaux les plus fascinants. Que ce soit Esme, qui emporte l'auditeur avec presque rien, ou bien Kingfisher et ses arrangements subtilement surannés qui s'enchainent comme dans un rêve éveillé, il faut du temps pour bien comprendre cet ultime chapitre qui s'évapore dans la réverbération sublime de Does Not Suffice, dont le titre pourrait sembler ironique à celui que la durée de l'album rebuterait, mais qu'on n'est pas loin de penser après la force d'une telle démonstration.
Magnum Opus qui se déploie avec grâce tout en offrant tous les moyens à son ambition démesurée, "Have One On Me" est un album tellement riche qu'il force l'admiration et pourtant tellement brillant qu'il justifie justement toute cette admiration. Une telle force narrative, de telles prouesses de compositions sont d'une rareté précieuse et magnifique. Joanna Newsom a répondu à son premier chef d'œuvre par un second, qui fait d'elle l'une des plus talentueuses compositrices de notre époque, tout simplement.
Et rappelons une fois de plus que l'illustration de Joanna est signée Jarvis Glasses, comme souvent !
RépondreSupprimerPas besoin d'écrire un roman pour chroniquer ce disque qui se résume en un seul mot :
RépondreSupprimerMasturbatoire !
Reproche ou compliment ? Prenez-le comme ça vous arrange !
Si tel était vraiment le cas, ce serait alors une magnifique invitation à l'onanisme.
RépondreSupprimerJe préférai son premier album, avec ses chansons de 3mn et sa voix si spéciale... là je suis ok avec Djeep.
RépondreSupprimerJ'adore le dessin. il est vraiment trop bien. Un énoooooorme BRAVO à Jarvis encore une fois.
RépondreSupprimerJ'aime bien l'album même si je pense moins l'aimer que Ys. En même temps, je l'ai moins écouté que Ys et celui-ci il est quand même plus dure à digérer lors des premières écoutes avec ses 3 cds.
J'aimerais tout de même que l'on m'explique en quoi un tel album peut être qualifié de "masturbatoire", en bien comme en mal.
RépondreSupprimerSortir "Have one on me" en même temps qu'un album-retour de Sade, en faire un triple album, sans gros single radio-friendly, sans le promouvoir outre mesure (Joanna a fait UNE télé aux US, alors que Vampire Weekend, par exemple a du en faire dix), je trouve déjà que contraire à un quelconque esprit masturbatoire. Ce mot, je l'applique volontiers à des artistes (garçons ou filles) qui n'ont rien à fiche de leurs auditeurs et qui balancent leur sauce pour se faire plaisir, à eux avant tout, sans se soucier du résultat, et souvent au détriment d'un quelconque intérêt ou de toute forme de réflexion. Je ne vois pas du tout en quoi Joanna Newsom aurait servi ici un album "masturbatoire". Si elle avait voulu faire cela, elle aurait pondu "Ys" numéro 2, puiqu'il avait déjà fort bien marché, mais de façon plus simpliste peut-être, et tout concept de "délicatesse" (le maitre mot de la chronique d'Emilien et le premier qui vient à l'esprit en écoutant le disque) en serait absent. Non ?
<< masturbatoire >> peut-être parce que c'est le genre d'albums qu'on écoute en se gargarisant, s'évertuant à penser qu'on écoute un sacré disque, uniquement pour........ le supporter, parce qu'il est quand même vachement chiant en réalité!!!!!!
RépondreSupprimerAuto-destruction rhétorique. Victoire de la rédaction par K.O. A l'aide.
RépondreSupprimermoi ce qui me chiffonne dans cette argumentation, c'est que je ne vois pas le rapport avec le côté "masturbatoire" (voir même <>). Vous pensez qu'on aime cet album juste pour se dire "oh, j'aime un album de harpe qui dure 2 heures, je suis si différent de la masse"? Voir même que cet album est là juste pour offrir un espèce de crédit d'amateur pointu de musique à celui qui l'écoute? Je veux dire, heu, vous pensez VRAIMENT qu'on fait ça?
RépondreSupprimer(vous avez raison en fait, j'ai écrit ça sans l'écouter, je suis plutôt à fond sur AC/DC et Deep Purple en ce moment).
Moi j'adore Joanna Newsom ET ACDC, je suis une sorte de FREAK.
RépondreSupprimerOn dirait de la chanson celtique médiévale, dans le genre de Vashti Bunyan, je comprends qu'on puisse aimer, mais il faut au préalable se désolidariser du monde comme il va, sinon ce microcosme douillet et limpide (trop?) reste impénétrable. La remarque de Djeepthejedi était vraiment à double entente, mais j'entends mieux un sens que l'autre: son subconscient parlait surtout de la femme, moins de la chanteuse.:D
RépondreSupprimerAhah, oui, ça doit être ça! Dans ce sens là, on comprend mieux, effectivement!
RépondreSupprimerTout ça pour dire qu'on est prêt à dépenser 18 € (!!!) juste parce qu'on aime bien un concept qu'on s'est forcé à aimer depuis l'annonce de ce concept...
RépondreSupprimerOriginal mais peu musical.
Tu trouves vraiment ça original, Anonyme ? C'est dingue !
RépondreSupprimerQuoi? Attend un instant cher anonyme, si je te suis bien (et j'ai du mal), tu voudrais dire que (dans mon cas) j'aurais écouté, aimé et acheté cet album (j'ai effectivement fait tout ça jusque là) sans réfléchir? que je me force à aimer un concept "original" qui n'est autre que celui d'un... triple album? Ahem, y'a des triples albums dans la musique "pop-folk-rock" depuis au moins 1970 (je pense à all things must past, l'interminable ennui spectorisé de Georges Harrison), et je vois vraiment pas pourquoi, 40 ANS PLUS TARD, on aimerait un album juste pour ça. Et je dirais même plus que c'est quelque chose qui m'a un peu désintéressé de l'album avant qu'il sorte, je pensais que ce serait trop long et trop "self-indugent" comme on dit outre-manche-atlantique.
RépondreSupprimerdonc là, anonyme, je me rend bien compte que tu n'aimes pas vraiment joanna newsom, mais tes arguments sont... bizarres...
Ennui spectorisé >_< OBJECTION !!!!
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