Mes amis, il fallait bien que ça arrive, je devais vous parler de krautrock ici un jour ou l'autre. On a tous un artiste, un album, un morceau même qu'on trouve absolument exemplaire, qui paraît tellement au-dessus de tout le reste qu'on l'utilise un peu comme l'étalon de la perfection, comme l'évidence sans laquelle rien ne pourrait tenir correctement. Et de temps en temps, une fois par an, peut-être moins, on se sent obligé d'y revenir, on retombe dedans sans se poser de questions, en se laissant engloutir comme si c'était la première fois. On passe alors quelques jours voire plus à la limite de l'obsession, à ne plus pouvoir penser autre chose que "Ah bon sang, j'oublie toujours à quel point c'est bon." Et bien moi tout ceci m'arrive mais avec un genre entier, ce fameux rock choucroute. Il est un brin difficile de définir clairement ce qui est plus souvent une question d'état d'esprit que de musique à proprement parler, mais on pourrait présenter le krautrock brièvement de cette manière : de 1969 à, disons, 1976, une grosse poignée de groupes allemands expérimentent à différents niveaux une musique unique, un rock bien loin des conceptions anglo-saxonnes et basé en partie sur la répétition. Mais au fond, dire ça c'est déjà oublier l'essentiel, à savoir que le kraut a été un mouvement incomparable qui est parvenu à être aussi bien sensuel, puissant, cosmique et punkoïde, parfois tout à la fois et mieux que personne.
Une des mille et une raisons d'aimer le kraut, c'est l'identité visuelle vraiment fascinante de certains groupes dont les noms sont des slogans et les pochettes des icônes immédiates. On pense bien sûr à NEU! (en français nouveau, prononcer "noy") et ses trois albums immortels dont les pochettes minimalistes vous hurlent au visage, mais les trublions de Faust et leur producteur Uwe Nettelbeck ont eux aussi fait preuve d'une inventivité bluffante dans l'art de se faire remarquer dans les bacs des disquaires. En 1971, le packaging entièrement transparent de leur premier album éponyme avait de quoi marquer, mais c'est deux ans plus tard qu'ils réalisent leur plus gros coup en se faisant signer sur le label Virgin tout en veillant à ce que leur troisième opus, "The Faust Tapes," soit vendu le moins cher possible. Et voici comment cet album-collage sans queue ni tête, assemblage de sessions d'enregistrement (où des fragments de morceaux s'enchaînent sans suivre aucune tracklist), devint un énorme succès en Grande-Bretagne (et fut probablement jeté quelques heures plus tard par la moitié de ses acheteurs) pour la simple raison qu'il était vendu au prix d'un single.
Le morceau de ce matin, à l'écoute dans le lecteur à votre gauche, conclut l'album et me fait toujours un effet indescriptible. Le temps semble s'arrêter autour de ces arpèges de guitares lumineux et doux qui montent et descendent lentement sans jamais sortir de leur cours paisible tandis qu'un spoken word (en français !) probablement improvisé égrène des mots sans aucun sens. Il n'en faut pas plus pour créer une ambiance ambigüe, à la fois mystérieuse et rassurante. Après avoir été interrompu par une voix allemande venue réciter sa liste de course, Jean-Hervé Péron reprend la parole de sa voix laiteuse avec la phrase "Chère chambre, tu m'as longtemps regardé quand j'étais nu sur le lit, quand je restais sans rien dire longtemps," et ce moment est à mes oreilles le plus beau de toute la carrière de Faust, allez savoir pourquoi.
Thelonius.
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