"C'est bizarre, ce que tu écoutes…" : un commentaire que j'entends souvent quand j'écoute de la musique en public. J'ai tendance à oublier parfois que tout le monde n'est pas habitué à entendre des musiques un tant soit peu inhabituelles, à quel point même des albums que j'estime accessibles comme "Embryonic" des Flaming Lips ou "Goo" de Sonic Youth peuvent susciter des réactions d'incompréhension auprès de certains. Pourtant, ça peut faire du bien d'écouter des disques qui ne brossent pas systématiquement l'auditeur dans le sens du poil. Qui sortent des sentiers battus. Qui se moquent des conventions. Qui n'ont pas peur d'aliéner leur entourage. Qui vont à fond dans leurs propres trips, ça passe ou ça casse, peu importe que ça ne se vende pas ou que personne ne comprenne !
Cet article est un hommage à tous ces libres penseurs et à tous ces tarés qui produisent des disques inaccessibles à 99,(π/10)% de la population, incompréhensibles, difficilement supportables voire — faut-il vraiment écrire ce mot ? — "inécoutables". Certains de ces disques sont presque impossibles à juger tant ils sont déconcertants. Les écouter en entier, c'est un peu l'équivalent de prendre des substances psychotropes par les oreilles : je vous garantis que vous n'en sortiez pas indemne.
Twink – Ice Cream Truckin' (2007)
On commence en douceur avec une overdose de sucreries : "Ice Cream Truckin'" est, grosso modo, un album de remixes de mélodies de camions de glace (vous savez, ces vendeurs ambulants que l'on croise aux États-Unis et qui annoncent leur présence aux enfants par une mélodie) jouées au piano-jouet. C'est l'album le moins bizarre de cette sélection, mais je vous assure que sur la longueur (ou même dès les premières secondes), il a de quoi rendre fou. La première piste consiste en une simple reprise du thème de la marque "Mister Softee", les dix-huit autres sont des collaborations avec des artistes divers qui apportent à chaque fois une touche d'IDM, une autre de hip-hop, une deuxième louche de kitsch, ou d'autres hybridations encore aux mélodies gaies et enfantines de Mike Langlie ; le résultat est joyeusement barré et semble venir d'un univers où tout le monde voit la vie en arc-en-ciel. À écouter avec modération !
Twink a par ailleurs sorti d'autres disques sympathiques, presque toujours jouée avec des pianos-jouets (mais aussi un album de turntablism se basant sur des disques pour enfants, intitulé "The Broken Record", que j'aime moins). Je vous invite d'ailleurs à aller faire un tour sur son site, très coloré et complet, pour plus d'informations, des vidéos, des bonus divers, et pour acheter ses disques si vous aimez (il est plaisant de voir que certains artistes ont conservé de véritables sites et pas seulement des pages Myspace !).
Nobuko Hori – xtoyourmilkyhair (2007)
En écrivant mon article sur le glitch cet été, je me suis rendu compte que je n'avais jamais entendu beaucoup de "glitch-pop" (à part sur certaines pistes de Radiohead). J'en ai cherché pourtant, mais relativement en vain — jusqu'à ce que je tombe sur Nobuko Hori. Attention : Nobuko Hori joue de la glitch-pop si on veut, mais avec un accent aigu sur le "pop" au niveau du chant… et surtout un accent circonflèxe sur le "glitch" au niveau de tout le reste. En fait, elle chante avec une aisance déconcertante de douces mélodies sur des instrumentations qui ressemblent à des dizaines d'ordinateurs en train de passer autant de pistes stridentes à l'envers en buggant. Un certain auditeur du nom de Dan a décrit le résultat ainsi : "La plupart du temps, écouter cet album me donne l'impression de courir indéfiniment après un camion de glaces tout en trippant sous acide dans un monde où le temps s'écoule à l'envers". C'est doux, charmant, strident, bruitiste, barré. Et surtout, on a l'impression que cette musique complètement foutraque doit sonner normale dans le monde de Hori. (L'artiste réalise aussi de jolis clips pour d'autres musiciens, en passant ! Vous pouvez les regarder sur son site officiel. Par contre, je n'ai toujours pas trouvé où acheter "xtoyourmilkyhair"…)
(GGGGR)
Hans Grüsel's Kränkenkabinet – Happy as Pitch (2006) ; Blaue Blooded Türen (2008)
Hans Grüsel est un peu mon chouchou et ma référence en matière de musiques bizarres. Qui est-il ? Allez savoir ! Les seules biographies que l'on puisse trouver sur internet sont complètement bidons, et les membres du groupe n'apparaissent que déguisés en coucous suisses ou en maisons humaines, figures aussi loufoques, drôles et inquiétantes que leur musique. Les disques du "Kränkenkabinet" (cabinet de malades ? cabinet de vexation ?) sont grotesques en diable, entre humour décalé (exemple : la reprise en duo façon yaourt de Tea for Two que vous pouvez écouter ci-dessous) et aberrations atonales ayant quelque chose de cauchemardesque. Le style de Hans (le joueur de Moog à la moustache en forme d'aiguilles de coucou), Gretel et les autres est aussi instantanément reconnaissable qu'imprévisible ; l'incongruité de "Happy as Pitch" fait de l'écoute du disque une véritable épreuve, tandis que "Blaue Blooded Türen" (album en quatre suites, l'une d'entre elles étant conçue comme une bande son pour l'Alice au Pays des Merveilles de Dallas Bower) est un album beaucoup plus sérieux bien que tout aussi étrange.
(Teapot Steam System ; Tea für Two (sur "Happy as Pitch"))
(Storm (Auf Dem Meer)—The Churn, premiers mouvements de la suite "Sturm und Drang [At Sea]" (sur "Blaue Blooded Türen"))
Flossie and the Unicorns – L M N O P (1998)
Autre projet comportant à la fois musique et spectacle, Flossie and the Unicorns est le groupe de "Miss Pussycat", la femme d'un musicien plus connu du nom de Quintron. Je sais : de nombreux spectacles pour enfants peuvent paraître étranges aux adultes. Mais Flossie va quand même nettement plus loin que la plupart. "L M N O P" commence et se termine avec deux histoires racontées et partiellement mises en musique, mais contient surtout six chansons courtes, à la fois enfantines et complètement dissonantes, au milieu ; et je n'ai aucune idée de la manière dont pourraient réagir des enfants à l'écoute de ce disque. J'imagine aussi facilement un bambin prendre peur et se mettre à pleurer qu'un autre rire aux éclats. Toujours est-il que malgré leurs sons déconcertants, plusieurs des mélodies de ce disque (Miss Foxyface tout particulièrement) restent en tête, aussi difficiles à décoller de son juke-box interne qu'un chewing-gum à la Super Glue sur une table en bois.
(Celebrity Biography)
Nerve Net Noise – Meteor Circuit (2002)
Quittons un instant les univers psychédéliques cinglés des artistes précédents et rejoignons celui, nettement plus minimaliste, de nerds tout aussi excentriques. Nerve Net Noise est un duo de Japonais qui fabriquent eux-mêmes des synthétiseurs et… les laissent tourner en quasi-autonomie, modifiant à peine leurs réglages afin que les machines créent elles-mêmes leur musique, vivent leur propre vie dans leur propre monde. Le duo aspire ainsi à "créer de la musique entre jouée et non-jouée, entre contrôlée et non-contrôlée", qui ne soit pas complètement aléatoire mais qui ne présente pas trop d'implication humaine. Le résultat fera sans doute rire certains, qui n'y entendront qu'une grosse blague ; les autres pourront être fascinés, ou encore inquiétés de voir qu'il existe sur cette planète des gens qui aiment ce genre de son impossible. Retenez le nom de ce groupe… je vous en reparlerai bientôt. Si si, ça en vaudra le coup.
Jandek – Ready for the House (1978)
(ou à peu près n'importe quel autre album de Jandek)
(ou à peu près n'importe quel autre album de Jandek)
Je sais, on en a déjà parlé, mais impossible de ne pas le citer dans une telle liste. Jandek reste l'un des musiciens dérangés les plus notoires de cette planète.
(Naked in the Afternoon)
Mahmoud Awad – Too Fast for Time (2087)
Et on finit cette liste en beauté avec un album d'électro-pop arabe qui nous vient directement du futur !
… OK, cette fois, pas de doute : c'est bien une blague. Mais qu'importe : c'en est une bonne. La biographie officielle de Mahmoud Awad nous apprend que celui-ci serait originaire de la planète Zordon, où l'Islam règnerait en tant que religion suprême depuis des millénaires et des millénaires ; et que les deux albums d'"électropop du futur" que sont "Sheikh to the F.U.T.U.R.E." et "Too Fast for Time" auraient été enregistrés respectivement en 2084 et 2087 avant d'être renvoyés sur Terre à notre époque. Une farce anonyme, pas très subtile certes, mais qui marche : le post-post-post-électropop redoutable de Mahmoud Awad ne manque pas de provoquer le genre de réactions qui se résument d'habitude en trois lettres sur internet. On peut peut-être y voir aussi une satire de certaines tendances musicales actuelles (salut la witch house et le mauvais dubstep, avec tous vos effets de mauvais goût !). Dans tous les cas, si c'est là le futur de la musique, on est bien partis… (enfin, ça restera toujours mieux qu'Akon et consorts).
… OK, cette fois, pas de doute : c'est bien une blague. Mais qu'importe : c'en est une bonne. La biographie officielle de Mahmoud Awad nous apprend que celui-ci serait originaire de la planète Zordon, où l'Islam règnerait en tant que religion suprême depuis des millénaires et des millénaires ; et que les deux albums d'"électropop du futur" que sont "Sheikh to the F.U.T.U.R.E." et "Too Fast for Time" auraient été enregistrés respectivement en 2084 et 2087 avant d'être renvoyés sur Terre à notre époque. Une farce anonyme, pas très subtile certes, mais qui marche : le post-post-post-électropop redoutable de Mahmoud Awad ne manque pas de provoquer le genre de réactions qui se résument d'habitude en trois lettres sur internet. On peut peut-être y voir aussi une satire de certaines tendances musicales actuelles (salut la witch house et le mauvais dubstep, avec tous vos effets de mauvais goût !). Dans tous les cas, si c'est là le futur de la musique, on est bien partis… (enfin, ça restera toujours mieux qu'Akon et consorts).
الحريم الحزب (Harem Party)
À cette liste, on pourrait bien sûr rajouter "Trout Mask Replica", peut-être l'album de Hannes & Mauri intitulé "Rytmikästä mellotron-musiikkia" que j'ai trouvé complètement par hasard et auquel je ne comprends pas grand-chose (c'est finlandais, lo-fi, il y a des récitations de textes qui semblent avoir lieu dans les bois, de l'accordéon, du metal, des synthés… vous pouvez écouter et télécharger ça ici si ça vous intéresse), sans doute quelques disques des Residents, de Nurse with Wound, ou encore "Myrninerest" d'Ikue Mori (un hommage à Madge Gill, artiste-médium qui réalisa des centaines de dessins sous l'influence d'un esprit)… mais vous devriez déjà avoir une bonne dose d'étrange avec ces disques-là. Non ?
— lamuya-zimina
(N.B. L'image ci-dessus est l’œuvre de Shintaro Kago. Lisez ses bandes dessinées gore et déjantées à vos risques et périls, je ne répondrai de rien.)
— lamuya-zimina
(N.B. L'image ci-dessus est l’œuvre de Shintaro Kago. Lisez ses bandes dessinées gore et déjantées à vos risques et périls, je ne répondrai de rien.)
Excellent article, Lamu !
RépondreSupprimerJe vais me faire une soirée a écouter ca et je mourrais apres. Merci
RépondreSupprimerJ'allais dire, "De toute façon, après avoir entendu Trout Mask Replica de Beefheart, rien ne semble si bizarre", mais comme il est mentionné...
RépondreSupprimerTANK : Merci ! : )
RépondreSupprimerhans : De rien ! Et bon courage ; )
Et du Diamanda galas !!!!! Pour les nerveux qui veulent entendre des hurlements sans musique , et du Baudelaire !
RépondreSupprimerDiamanda Galás est une sacrée artiste, c'est sûr ! On avait déjà parlé d'elle il y a quelques mois :
RépondreSupprimerhttp://cestentendu.blogspot.com/2011/05/fallait-que-ca-sorte-diamanda-galas.html
Je ne l'aurais pas décrite comme "bizarre" mais ça peut tout à fait se justifier.