C'est entendu.

mercredi 25 mai 2011

[Alors quoi ?] Jandek

Jandek est impossible. Pas forcément l'homme lui-même, qui est peut-être tout à fait charmant — peu de gens ont eu la chance de le rencontrer, encore moins de lui parler (l'artiste n'a accordé que deux interviews en trente-trois ans, la seconde sans que la journaliste fût autorisée à l'enregistrer ou à prendre des notes) — mais sa musique est impossible. Désolée, dissonante, dérangeante, déprimante, désastreuse, à tel point qu'on a du mal à imaginer que son auteur puisse être sain d'esprit. Jandek ne sait pas (ou plutôt ne veut pas) jouer "correctement" de la guitare ou quel autre instrument que ce soit, il ne sait pas (ou plutôt ne veut pas) chanter "juste", et jouer et chanter, c'est tout ce qu'il fait — tout ce qu'il a fait sur des dizaines et des dizaines d'albums, tous plus glauques les uns que les autres, tous édités chez "Corwood Industries" (un label qui n'édite que Jandek et dont le personnel se résume à Jandek), quasiment sans liner notes, et tous décorés d'une photo plus ou moins floue, mal exposée et/ou mal cadrée. Chaque chanson de Jandek semble être un suicide artistique, sa discographie une aberration.

Ou une farce.

Mais qui oserait une telle farce et la ferait durer pendant trente-trois ans, sur près de soixante-dix albums ?


Naked in the Afternoon, sur "Ready for the House" (1978)
(La première piste du premier album de Jandek.)

La seule chose qui soit plus effrayante que l'écoute d'un disque de Jandek, c'est le moment où l'on se rend compte que cet homme n'a pas arrêté de faire ce genre de musique depuis 1978 — et que oui, il doit y avoir une véritable honnêteté, une authenticité dans ces horribles chansons de folk désaccordé que l'on dirait jouées par un malade mental. Plus on écoute Jandek, plus il semble évident qu'il ne s'agit pas d'une fabrication, d'un son volontairement bizarre, mais bien d'un jeu candide : Jandek manipule sa guitare (d'ailleurs pas simplement désaccordée, mais accordée selon ses propres préférences) et chante pour lui-même, joue ce qui lui plaît, sans se soucier du résultat aux oreilles des autres. Ce que semble confirmer l'interview datant de 1985 (que vous pouvez écouter ici ou lire ici). Et si Jandek ne divulgue pas d'informations sur lui-même, c'est sans doute parce qu'il n'a pas envie d'être dérangé. Tout simplement.


Down in a Mirror, sur "Chair Beside a Window" (1982)

Et pourtant, la singularité de l'œuvre de Jandek et le peu d'informations officielles à son sujet donnent envie d'y chercher un mystère, une "explication", quelque chose qui permettrait de mieux saisir ce qu'il se passe dans sa tête. Pourquoi le premier disque de Jandek, un album solo, était-il signé "The Units" (avant que les protestations d'un membre d'un groupe du même nom ne l'oblige à changer) ? Pourquoi Jandek se présente-t-il toujours comme "un représentant de Corwood Industries" plutôt que sous son pseudonyme ou sous son nom ? D'ailleurs, pourquoi ce nom, "Corwood Industries" ? Et pourquoi le tout premier disque porte-t-il la référence "Corwood 0739" et non "Corwood 001" ? Jandek est tellement secret et sa musique tellement différente des autres qu'on la rêve mystérieuse… L'homme fait l'objet d'un véritable culte parmi ses amateurs, qui (comme tous les fans un peu maniaques) scrutent les moindres détails qui pourraient révéler quoi que ce soit de sa vie et de son œuvre.


You Painted Your Teeth, sur "Telegraph Melts" (1986)

Mais malgré le fait que tous les disques de Jandek suivent les mêmes motifs (et sont à peu près tous inécoutables), Jandek ne fait pas toujours la même chose, et ne se laisse pas cerner aussi facilement qu'il y paraît. En 1983 (cinq ans après son premier album, "Ready for the House"), Jandek invite d'autres personnes que lui à jouer ses albums (une femme chante sur Nancy Sings, un batteur fait son apparition sur John Plays Drums). En 1985, Jandek accepte une interview. Puis Jandek se met à la guitare électrique, avant de l'abandonner en 1992. Jandek se met aussi aux pianos, à de longues pistes instrumentales. En 2004, la pochette de l'album "Shadow of Leaves" se révèle être photoshoppée (ce qui provoque un mini-scandale chez les fans — où est l'authenticité si même Jandek se met à modifier ses pochettes ?!). En 2004 encore, choc, stupeur, sacrilège : Jandek sort de son invisibilité et se produit pour la première fois en concert ! Pas sous son nom, mais tout de même…


Khartoum, sur "Khartoum" (2005)

… et voilà, on tombe en plein dans le piège : dès qu'on a une "personnalité unique" qui fait l'objet d'un culte, plus encore quand elle est mystérieuse (on n'a appris le nom de Jandek que récemment — et probablement contre son gré), on veut se raccrocher aux seuls éléments qui semblent acquis et qu'on espère immuables, on ne veut pas voir le mythe se briser. Le "mythe"… mais Jandek veut-il seulement faire l'objet d'un mythe ? C'est peut-être en réaction à cela qu'il a joué son fameux concert-surprise-scandale en 2009, un set de funk générique qui n'a absolument rien à voir avec sa musique habituelle (et c'est un euphémisme).

En écoutant ce concert, certes on peut croire à une blague. Jandek ne va plus simplement à l'encontre des attentes que l'on pourrait avoir quant à un disque de folk, il va ici à l'encontre des attentes de ses fans qui croyaient avoir cerné le personnage dans son mystère. En cassant ainsi son image d'ermite cloîtré dans son monde impénétrable de musique inécoutable, Jandek ne perd pas son intégrité : il prouve au contraire qu'il ne fait pas ce qu'il fait simplement pour perpétuer son image — mais parce qu'il aime vraiment le faire.


The Cell: Prelude, sur "Glasgow Monday" (2006)

Il y a un disque en particulier, "Glasgow Monday", qui comme tous les disques de Jandek qui comportent un nom de lieu et un jour de la semaine en guise de titre est un album live ; il s'agit même d'un double live, constitué d'une seule piste intitulée The Cell, malheureusement découpée avec silences et fondus en dix sections (on aimerait entendre la performance sans interruptions).

The Cell est une pièce mélancolique, chantée et jouée au piano par Jandek (accompagné à la basse par Richard Youngs et à la percussion par Alexander Neilson). Les paroles sont belles, la musique (toujours quelque peu dissonante mais nettement moins que d'habitude) aussi. "Glasgow Monday" est un disque long, très long, peut-être trop long, qui ne s'adresse de toute façon pas à tout le monde. Mais c'est un disque d'une beauté étonnante, qui nous prouve à quel point Jandek n'est pas un épouvantail ni un fou — mais un musicien à la sensibilité unique. Impossible certes, mais unique.


— lamuya-zimina


P.S. Si vous voulez plus d'informations sur Jandek, je vous conseille de visiter ce site, clair et très complet.

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