Pour beaucoup de ses détracteurs, le free-jazz est une musique opaque et complexe, dépourvue de sentiment. Ce préjugé peut se comprendre tant le genre, principalement en ce qui concerne son versant le plus expérimental, peut tendre vers une intellectualisation du sentiment, un feeling créé avec la passion que les mathématiciens ont pour les calcules insolubles. On y gagne du son, du swing, et on donne le beat, la folie, mais on y perd la transmission d'idées et d'un ressenti fort.
Matana Roberts est une jeune saxophoniste originaire de New-York. Elle a publié sur le label canadien Constellation Records un album de jazz avant-gardiste sans l'aide d'aucune équation. Avec seulement de la poésie et énormément de cœur.
Matana Roberts est une jeune saxophoniste originaire de New-York. Elle a publié sur le label canadien Constellation Records un album de jazz avant-gardiste sans l'aide d'aucune équation. Avec seulement de la poésie et énormément de cœur.
Le jazz se veut symbole de liberté, mais il est régi par des règles, comme la plupart des musiques improvisées, d'ailleurs. Ses structures sont labyrinthiques, ses mélodies tantôt issues de standards, tantôt intangibles voire dérangeantes. Dans cette obsession de briser les codes pour les réinventer, le jazz de Matana Roberts pousse à l'extrême l'esprit de liberté qui régit le genre.
(I am)
(I am)
C'est là le moteur de "COIN COIN Chapter One : Gens De Couleur Libres". Roberts y conçoit un retour aux sources du jazz à travers le conte personnel du Peuple Noir dans ce qu'il a de plus fier d'avoir survécu aux épreuves de l'esclavagisme, dans ce qu'il a de plus revendicateur de son identité ("I am Matana I am Matana" répète-t-elle sur I am) et peu importe si sa musique jazz y perd en liberté formelle. L'album suit un thème, il est accompagné de la voix de Matana et parfois des chansons surgissent de la masse et expriment de façon plus légère, complémentaire, traditionnelle - entre spoken word, contine et blues - le mal ancestral qui noircit encore une part du cœur des gens de couleurs. C'est pourtant en "trahissant les habitudes du jazz que cette musique se libère vraiment. Le saxophone de Matana, sa voix, et son groupe, ne se déchainent que pour servir un propos, et non pour alimenter un sentiment, un feeling "naturel" qui leur viendrait par voie d'improvisation. L'album n'est peut-être pas écrit, mais il en donne l'impression, tant sont mises à profit la tension accumulée, la vie qui se dégage des instruments et de la voix tantôt puissante tantôt espiègle de Matana. Là où beaucoup d'avant-gardistes transmettent des notions, des théories, une abstraction, une invention, et là où la plupart des musiciens de free-jazz transmettent un sentiment libre, un sentiment de liberté (qu'il soit collectif ou personnel), Roberts transmet l'idée-même de liberté ("Mon esprit est libre. Libre.", dans Kersaia). Elle hurle, elle grogne, elle parle, elle est Matana, elle est COIN COIN et elle exprime son Peuple (et sa propre personne) dans toute sa fragilité, sa souffrance, son incompréhension, son désir d'exister. C'est un récit prenant qui nous est fait, au travers de moyens très personnels (le vaisseau qu'est Matana pour la conscience des gens de couleur) et de quelques références mythologiques, comme avec Libation For Mr. Brown: Bid Em In... qui n'est autre qu'un hommage à la chanson d'Oscar Brown Jr. traitant de l'esclavage.
(Libation For Mr. Brown: Bid 'em in...)
"Auctioning slaves is a real high art.
Bring that young gal, Roy. She's good for a start.
Bid 'em in! Get 'em in!"
Extrait de la chanson d'Oscar Brown Jr. - Bid 'Em 'In
Matana Roberts parvient à réaliser le tour de force, avec le premier chapitre de son "COIN COIN", de faire vivre une musique libre, noire, volontairement dépourvue (ou presque) de codes et pourtant accessible, introspective et vecteur d'empathie. C'est la première fois depuis très longtemps que l'on entend parler d'un blues, un vrai, qui ne soit pas un cliché de bout en bout et qui parle non pas à nos épidermes en mal d'effleurements superficiels mais bien à nos cœurs qui ne s'attendent pas forcément à être surpris dans leurs tanières, où la lumière fait si peu jour, et encore moins par une musique aussi rarement touchante que le free-jazz.
Julien Masure & Joe Gonzalez
"une musique aussi rarement touchante que le free-jazz."
RépondreSupprimerQu'est-ce qu'il faut pas lire...vous en avez écouté au moins du free jazz avant d'écrire de pareilles aneries?
Dommage, Mlle Roberts méritait mieux comme introduction a sa musique, qui se situe en droite ligne de l'héritage d'Art ensemble, Albert Ayler ou coltrane
Il y a eu un sujet dédié au free jazz cet été : http://cestentendu.blogspot.com/2011/08/fallait-que-ca-sorte-free-jazz.html
RépondreSupprimerC'est une question de ressenti. Je ne supporte pas les gens qui sont aussi péremptoires quand le ressenti entre en jeu.
RépondreSupprimerLe free-jazz, j'adore, j'en écoute suffisamment, merci. Mais ce que cette musique me fait ressentir, le mot "touchant" est à des lieues de le définir.