C'est entendu.

lundi 22 août 2011

[Tip Top] Le(s) bruit(s) et la fureur : Parcours initiatique à travers la noise music

↓ (Masami Akita, alias Merzbow)
Noise music ("musique-bruit") : le nom peut avoir des allures d'oxymore. On peut même se demander s'il n'est pas dépréciatif. Et pourtant, il décrit mieux que n'importe quel autre le chaos assourdissant que renferment les disques classiques du genre : amorphes, polymorphes, le plus souvent sans rythmes ni mélodies, de simples strates d'agression sonore continue qui donnent des acouphènes en un temps record. Du moins à première écoute.

Écouter un disque de noise pur relève un peu du masochisme — et ça fait partie de l'attrait de la musique, voire (chez certains artistes) de l'univers présenté. Le noise est une sorte de perversion brutale, qui va à l'encontre de tout ce qu'un individu lambda attend de la musique ; ce qui en fait le genre parfait pour qui cherche un exutoire, une purge quand on veut se nettoyer de ses soucis et/ou des mélodies qui croupiraient dans notre jukebox interne. Un traitement radical, corrosif, parfois pire encore que le grindcore ou autres musiques extrêmes.

(C.C.C.C.) ↓
Mais résumer le genre à cela serait réducteur. Le "bruit" est un matériau fort, brut, indompté mais qui peut devenir expressif, de la même manière qu'un hurlement peut avoir plus de pertinence qu'un chant ou que l'on peut trouver de la beauté voire du sens dans certaines œuvres d'action painting. Et si l'"intensité" est plus ou moins inhérente au genre, de nombreux disques sont surprenants de par leur variété et même leur richesse. Les meilleurs disques de noise (du moins à mes oreilles) sont ceux qui ne se limitent pas à une décharge inécoutable mais qui canalisent la puissance de ce son, lui impriment une personnalité, ou encore l'utilisent en contraste avec d'autres genres… Il ne sera cependant pas question de noise rock ici (genre qui mériterait son propre sujet), et assez peu d'autres hybrides : c'est bien du bruit que tous ces artistes vont vous balancer dans les oreilles, mais avec des résultats parfois inattendus. Oreilles timorées s'abstenir !

La fin d'un concert de Hanatarash.

(N.B. Le nombre de croix avant la description de chaque album indique, de manière tout à fait subjective et sur une échelle de 0 à 5, le taux d'agressivité de celui-ci.)





Merzbow — Venereology (1994)
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Difficile de parler de noise music sans revenir sur LE musicien qui domine tout le paysage du genre. Soyons honnêtes, personne n'a jamais écouté tous les albums de Merzbow si ce n'est Merzbow lui-même : depuis le début des années 80 (voire la fin des années 70 selon certaines discographies), Masami Akita a sorti non pas plusieurs dizaines mais plusieurs centaines de disques en tout, dont un coffret de 50 CDs intitulé "Merzbox" ; et aucune discographie complète n'existe à ma connaissance. Intimidant. Pour autant, tous les albums de Merzbow ne se ressemblent pas : le son de "Venereology" (inspiré par le death metal) contraste ainsi fortement avec le quasi-zen de "Dharma", les rythmes électroniques de "Merzbeat", les compositions toujours atonales mais très différentes et nettement moins maximalistes de "Music for Bondage Performance, vol.1", le son résolument électro/synthétique de "Tauromachine", les compositions sans ordinateur des débuts ou encore le coffret "Merzbient" (qui comprend pas moins de 12 disques de noise orienté ambient)… Une discographie impressionnante, mais aussi frustrante : la plupart des disques de Merzbow que j'ai entendus sont intéressants, mais rares sont ceux qui convainquent totalement. "Dharma" y parvient jusqu'à la fin de sa dernière piste, qui stagne beaucoup trop longtemps ; "Venereology" est par contre tellement extrême que je l'écoute à doses homéopathiques (rarement en entier), sans avoir quoi que ce soit à lui reprocher — c'est le disque de noise le plus agressif que j'ai entendu pour le moment, le point extrême, mon point de référence, en quelque sorte.


(Klo Ken Phantasie)




C.C.C.C. — Rocket Shrine (1997)
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On pourrait parler longtemps du noise japonais, au son caractéristique que certains appellent "japanoise" (représenté par Merzbow, Masonna (imaginez Merzbow avec des hurlements — personnellement ça m'agace plus qu'autre chose, même si j'aime ce qu'il fait au sein du groupe psychédélique Christine 23 Onna), Incapacitants, Hijokaidan, certains disques de Keiji Haino (dont on vous reparlera bientôt), Hanatarash (célèbre pour avoir conduit un bulldozer sur scène lors d'un concert), etc). Je ne vous cache pas que ce n'est pas ma famille de noise préférée en général : beaucoup de ces artistes ont des sons très similaires (du genre extrême que certains appellent harsh noise), au point d'être difficiles à distinguer les uns des autres. Mais si je devais vous recommander un seul disque de harsh noise japonais, ce serait celui-ci, qui, s'il est dans la forme et dans l'intensité tout à fait comparable aux autres, est aussi plus vivant, plus dynamique, et fait même preuve d'un certain psychédélisme. Les rares sources d'information disponibles à propos de ce groupe nous apprennent que Mayuko Hino (fondatrice du duo avec son ex-mari Hiroshi Hasegawa alias Astro) favorise un jeu émotionnel, qui selon elle révèle nettement plus la personnalité des musiciens qu'un jeu intellectuel (plus construit ?) — une philosophie assez proche de ce qu'on vous disait l'autre jour à propos du free jazz !




Noise/Girl — Discopathology (2005)
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La noise music n'est pas qu'une démonstration de violence : elle peut aussi se mélanger de manière étonnante, irrévérencieuse mais réussie, avec d'autres genres. Sans doute le disque le plus divertissant de cette sélection, "Discopathology" combine joyeusement noise, drum'n'bass/breakcore et samples pop, funk et disco (on y retrouve notamment un sample de Stayin' Alive des Bee Gees, et ce qui semble être une référence à Michael Jackson) dans la joie et la bonne humeur ! Mais "Discopathology" reste un disque de noise au cœur (95% noise, 5% hybride) et se révèle surtout être un album de grande qualité, structuré, dynamique, varié — qui au final n'est pas si iconoclaste qu'il y paraît à première vue, tant la combinaison de styles fonctionne bien. Dans le même ordre d'idées, on pourra aussi écouter "While You Were Out" de Kazumoto Endo (à mon goût plus fatigant mais avec quelques excellents passages, comme Itabashi Girl).


(Discopathology, la piste de noise la plus funky que j'ai jamais entendue.)



Prurient — Pleasure Ground (2006)
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C'est peut-être à cause du titre de la première piste (Military Road), mais ce disque me fait penser à une histoire de guerre et de stress post-traumatique. Les paroles (malsaines comme il se doit) renforcent cette impression. Il ne s'agit pas que de bruit ici, et les quatre pistes, très différentes, semblent raconter quatre épisodes d'une histoire : le rythme et les hurlements incessants de Military Ground décrivent une horreur inhumaine, Earthworks/Buried In Secret une certaine panique, tandis qu'Outdoorsman/Indestructible est étonnamment silencieuse, toute en tension, proche du dark ambient. Le final (Apple Tree Victim), enfin, met en avant une mélodie mélancolique, réminiscente de la deuxième piste, et donne l'impression de laisser un personnage principal seul avec ses tourments… Le bruit ici est tout sauf vain. Un disque rude (surtout sur Military Road) mais aussi étonnamment mélodique, très évocateur, et qui ne laisse pas sans souvenir.


(Earthworks/Buried In Secret)



Wolf Eyes — Human Animal (2006)
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Autre disque de noise particulièrement dynamique et qui repousse les limites du genre, "Human Animal" de Wolf Eyes est encore plus noir et malsain à l'écoute que "Pleasure Ground" — mais d'une manière différente. A travers ses pistes atonales mais particulièrement expressives, où le silence est aussi angoissant que les sons, "Human Animal" joue sur la terreur, la peur de l'inconnu, plutôt que sur l'horreur, et met en scène à merveille ce qui semble être une descente aux enfers, par paliers toujours effrayants mais de plus en plus agressifs, jusqu'à l'anéantissement total. Un disque puissant et horrifique, très recommandé mais à réserver aux amateurs avertis.


(The Driller)




Kevin Drumm — Sheer Hellish Miasma (2002)
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Un disque de noise peut-il faire preuve de composition subtile ? La réponse est oui, et se présente sous la forme de ce qui est sans doute l'un des meilleurs disques du genre : "Sheer Hellish Miasma" de Kevin Drumm, œuvre magistrale de bruit entièrement maîtrisé, aussi abrasif et douloureux que d'autres disques de noise mais non chaotique — ou alors juste assez pour que le son s'exprime de lui-même. Drumm joue avec les superpositions de tons, les textures et les rythmes, donne un sens au chaos, et produit une musique à la fois étourdissante et fascinante. Superbe. (À écouter aussi : "Imperial Distortion", du même auteur, excellent double album minimaliste et isolationniste — dans un genre différent mais avec la même sensibilité.)


(Hitting the Pavement)




Double Leopards — A Hole Is True (2005)
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Un disque de noise qui ne cherche pas à vous casser les oreilles (il est par ailleurs masterisé à volume étonnamment bas) et qui pourtant répond sans problème à la définition du genre, "A Hole Is True" joue sur le minimalisme et l'incertitude pour captiver l'auditeur — de par la composition, les sons utilisés (on dirait parfois que le groupe veut tendre vers le bruit en jouant de la musique plutôt que l'inverse) mais aussi l'enregistrement lo-fi qui introduit une certaine notion de distance. Il se dégage de cet album un sentiment de liberté, d'un espace à explorer plutôt que d'une force écrasante, un sentiment étonnant et difficile à expliquer. (À écouter aussi : "Halve Maen", double album et œuvre principale du groupe, lui aussi captivant et qui échappe à toute classification ou description facile.)


(Pas d'extrait disponible pour "A Hole Is True", mais vous pouvez déjà écouter Viking Blood (tiré de "Halve Maen") !)




Infidel?/Castro! — Bioentropic Damage Fractal (2005)
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Une collision, un carambolage de noise, de metal, de post-rock et d'électronique, "Bioentropic Damage Fractal" est un double album imprévisible, ambitieux, presque fou. Et qui réussit à ne pas devenir fatigant pour autant : parfois minimaliste, très progressif et à la limite de l'ambient, souvent complexe, parfois frénétique, "Bioentropic Damage Fractal" est à vitesse changeante, le tout sur deux disques (intitulés "Cancer" et "Cancer: Decay"), avec une série de trois suites, et des pistes qui vont d'une à vingt minutes… C'est un disque qui semble avoir une structure mais aucun sens, ou l'inverse. C'est comme écouter plusieurs albums simultanément. Peu de moments particulièrement mémorables en soi, mais on n'a pas fini de faire le tour de l'ensemble. (Il y a aussi un sample de quelqu'un qui fait caca quelque part dans l'album, ce qui semble être un motif ou une blague récurrente dans les albums des groupes "tarés" : Mr. Bungle, le Devin Townsend Project, les Boredoms ou encore Gerigerogegege l'ont déjà fait. Ne me demandez pas pourquoi.)


(Dismantle)




Yellow Swans — Going Places (2010)
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Est-on encore dans le noise ici ? Car si les sons et textures caractéristiques du genre sont bel et bien là, ce disque est tout sauf agressif, et ce qui est mis en avant ici, ce sont des atmosphères envoûtantes, des nappes apaisées et de belles mélodies… L'un des seuls disques véritablement hybrides de cette sélection (avec celui de KK Null), "Going Places" est à la croisée du noise et de l'ambient et porte particulièrement bien son nom : bien plus facile d'accès que la plupart des disques de noise qui opposent une résistance farouche à l'auditeur, c'est une invitation à l'évasion que nous proposent ici les Yellow Swans. Le groupe s'est malheureusement séparé après avoir fini cet album, mais c'est sur une très belle note que se termine leur carrière.


(Foiled)




KK Null — Fertile (2007)
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Enfin, si le noise structuré de Kevin Drumm vous a plu et/ou si vous cherchez un disque particulièrement original, voici "Fertile" de Kazuyuki Kishino : un disque qui mélange bruit, motifs électroniques et field recordings d'environnements naturels de manière toujours étonnante. Moins barré mais encore plus imprévisible que "Bioentropic Damage Fractal" d'Infidel?/Castro!, "Fertile" (sorti, étonnamment, sur le label Touch) est un album remarquable, au son très personnel, un hybride entre le noise et… une musique électronique expérimentale quasi-inclassable. De quoi finir sur une note inhabituelle et (je l'espère) vous donner envie de continuer à explorer ce genre de musique, rude, hostile et brutale, mais aussi puissante et gratifiante !


(0415)


— lamuya-zimina

6 commentaires:

  1. Une nuit je rentrais totalement défoncé de soirée et le shuffle de mon iPod avait lancé un morceau de l'album Oracle de Sunn O))) et je crois que je n'ai jamais eu aussi PEUR de ma vie, toutes expériences confondues.
    Et là il fait tout noir et j'écoute la piste de Wolf Eyes et j'ai presque envie de te remercier de m'avoir rappelé que la musique c'est pas seulement des chansons tristes à écouter en regardant la pluie tomber sur le velux, que ça peut être beaucoup plus, que ça peut remuer beaucoup plus profond, ET QUE CA PEUT FAIRE TRÈS PEUR.

    (Mais à doses homéopathiques oui, comme une expérience extrême, un truc pour se donner la frousse.)

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  2. C'est le genre de commentaire que j'aime particulièrement, ça : )

    Merci à toi !

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  3. ca veut dire quoi les "xxxx"??

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  4. Il est écrit dans l'article :

    "(N.B. Le nombre de croix avant la description de chaque album indique, de manière tout à fait subjective et sur une échelle de 0 à 5, le taux d'agressivité de celui-ci.)"

    ;)

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  5. ca n'y était pas écrit avant ;)

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  6. Ah si. L'article date du mois d'Août et n'a pas été modifié depuis.

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