par Emilien Villeroy
art par Jarvis Glasses
"Bon, Émilien, un peu de sérieux, tu écris sur des artistes bizarres, ok, mais ça veut pas dire que tu dois parler de Japonais tous les mois !" Ça, c'est ce que je me dis à chaque fois que je cherche un nouveau sujet pour cette rubrique. Toujours ce même mot d'ordre : éviter le Japon, ne pas tout de suite foncer dans le repaire de la bizarrerie moderne, esquiver le pays officiel de l'incompréhension musicale pour essayer d'aller voir ailleurs. Mais, que voulez-vous, c'est plus fort que moi, le cœur à ses raisons que la raison ignore, il y a toujours un coin qui me rappelle, et me pousse à revenir vers cet archipel complètement cinglé et névrosé, comme un magnétisme intellectuel très puissant qui me force, depuis ma plate adolescence, à me fader des heures de raffut juste parce qu'elles viennent du pays du Soleil Levant. Ainsi donc, pour combler mes tristes penchants et ne plus me fader de douloureux débats intérieurs à l'orée de chaque mois, je vous propose tout l'été une série d'articles garantis 100% japonais et 100% wtf : un ALL SUMMER NIPPON qui nous emmènera de n'importe ou jusqu'à nulle part. Et pour débuter ce cycle aventureux...
Shiina Ringo - Karuki Zamen Kuri no Hana
[椎名 林檎 - 加爾基 精液 栗ノ花]
[椎名 林檎 - 加爾基 精液 栗ノ花]
2003
Imaginez un instant. Vous êtes face à quelqu'un qui n'a jamais écouté un seul album de rock de sa vie, pensant que c'était un genre vraiment mauvais et vous devez lui faire tomber ce pucelage musical. Vous faites quoi ? Vous avez l'air bête, hein ? Par quoi commencer ? La base ? Lui filer les Sun Sessions d'Elvis ? Non, ça ne sert à rien. Alors un truc très récent ? Pas forcément très judicieux. Je me suis toujours dis que si j'étais dans cette situation, je balancerais à la personne un truc vraiment osé. Le premier album des Raincoats par exemple, ou "Doolittle" des Pixies. Peut-être même le premier Velvet. Quitte à ce qu'il soit paumé, qu'il n'aime pas, qu'il retourne écouter autre chose, peu importe, l'important c'est qu'il soit marqué, rendant par là ensuite le reste de ce qu'il pourra écouter dans le genre moins complexe à appréhender, et lui laissant l'image d'un genre qu'il n'a pas pigé plutôt que pas aimé, de quelque chose pas fait pour lui plutôt que méprisable. C'est un peu ma situation aujourd'hui voyez-vous. Je suis devant vous, et je vais vous causer d'un album de J-Pop. Vous vous dites "oh, non, pas ça." Mais j'insiste. Et plutôt que d'essayer de vous faire écouter du Hiraku Utada ou du Morning Musume, ce qui aurait pu être intéressant cependant si j'avais voulu démontrer que la soupe est sans frontière mais s'accommode des particularismes locaux, je préfère mettre les pieds dans le plat et vous offrir autre chose, quelque chose comme de la j-pop expérimentale avec une fille bizarre mais fascinante : Shiina Ringo.
(Meisai)
Nous sommes en 2003. Shiina a 25 ans. Elle est déjà titulaire de deux albums qui l'ont propulsée en haut des charts, principalement "Shouso Strip" (pochette de folie à votre droite) sorti en 2000 , dont le mélange curieux entre gros indie rock complètement nippon inspiré par Number Girl et pop plus classique quoiqu'un peu barrée s'est vendu à plus de deux millions d'exemplaires. Ce n'est pas vraiment une star, plutôt une sorte d'électron libre à la fan-base dévouée, qui vend mais étonne aussi pas mal et peut s'autoriser un album de reprises dans lequel elle chante Les Feuilles Mortes à côté de Yer Blues des Beatles. Oui, Shiina peut à peu près tout se permettre à ce moment-là, sauf qu'elle décide de produire son troisième album toute seule, de se débarrasser de son arrangeur pour participer elle-même à la composition orchestrale, d'enregistrer la plupart des instruments avec son propre ordinateur et même de mixer certains morceaux elle-même. Elle s'entoure de toute une ribambelle de collaborateurs et sort finalement un album-somme complètement fou, "Karuki Zamen Kuri no Hana." Avant même de vous parler vraiment de ce grand bazar, il suffit d'énoncer quelques anecdotes sur l'album pour que vous pigiez dans quoi on met les pieds au niveau de la conceptualisation. Il dure 44:44, sachant que le précédent durait 55:55. Il est composé de 11 morceaux qui forment un grand palindrome : le titre du premier comporte le même nombre de caractères que celui du dernier et ces deux morceaux sont interprétés par Shiina accompagnée des mêmes personnes réunis sous un nom de groupe particulier pour l'occasion, et cela pareillement pour le deuxième et l'avant-dernier morceau, le troisième et l'antépénultième, etc, avec un autre nombre de caractère et d'autres collaborateurs. Les paroles de cet album sont écrites dans un Japonais parfois assez archaïque, avec des idéogrammes peu usités et sont remplies de métaphores très étranges. Enfin, le titre de l'album lui-même est sensé être un palindrome olfactif, et peut se traduire "Chaux, Sperme, Fleurs de Châtaigniers". Maintenant, de deux choses l'une : soit vous avez déjà fui, soit vous êtes intrigués.
(Yattsuke Shigoto)
Si vous êtes dans cette seconde catégorie, il est temps de vous préparer tant "Karuki" est réservé aux gens qui n'ont peur de rien et surement pas des mélanges contre-nature. Le spectre musical brassé dans ce pot-pourri en décomposition est large, trop large. Dès le premier morceau, Shuukyou, dans le player sur votre gauche, tout est brouillé, le shamisen disparait dans l'orchestre avant qu'une lourde batterie vienne marteler une descente harmonique désespérée. Vous aurez beau faire de votre mieux, il y aura quelque chose que vous n'aimerez pas dans cet album, que ce soit la voix de Shiina, aiguë mais délicatement rauque qui vient racler votre tympan, la production clinique qui passe de beats trop propres à des excentricités toutes sales ou alors tout simplement la trop grande variété de styles qui se croisent n'importe comment ici : d'un jazz-rock sur-vitaminé qui s'autorise des solos de violons dégoutants (Meisai) à une ballade piano-voix souillée par une guitare distordue (Odaijini), d'un petit tube calme rempli de pipeaux bizarres (Ishiki) à une valse surannée qui pourrait passer dans un manège (Poltergeist), il n'y a qu'un pas, un tout petit, et vous ne vous rendez même pas compte que vous l'avez fait. Vous ne pouvez pas vous rendre compte de grand chose d'ailleurs à la première écoute, alors que vous essaierez de suivre tant bien que mal le rythme soutenu et omettrez donc sans le faire exprès tous ces détails que Shiina a déposés dans chaque recoin de ses morceaux. C'est d'ailleurs presque un miracle que le résultat final parvienne à rester aussi efficace tant elle semble avoir fait de son mieux pour défigurer toute idée de pop (au sens "populaire"). Au contraire, cet album semble s'adresser à la partie la plus exigeante de vos instincts primaires musicaux, tout en la narguant un peu : pour sûr, vous aurez des mélodies entêtantes à mourir sur des violons easy listening venus du monde merveilleux de Walt Disney sur Yattsuke Shigoto, mais avec ça, vous aurez en vrac un album introduit par le bruit de quelqu'un qui passe l'aspirateur et conclu par une désagrégation des instruments qui sembleront mourir devant vous. Il faut un peu le mériter cet album.
(Torikoshikurou)
Mais quand on l'a finalement appréhendé, il révèle une maitrise de composition absolument ahurissante qui ne laisse rien au hasard. Chaque note est à sa place, chaque seconde a été pensée avec soin et le tourbillon des orchestrations venues de n'importe où place cet album dans un no man's land où toute la musique semble être rentrée en collision sans vraiment avoir réussi à en ressortir indemne. Sur le dernier morceau de l'album, Souretsu, le plus impressionnant et destructeur, les sitars se retrouvent côte à côte avec des arrangements électroniques, et ce avec un naturel déconcertant, et, alors, ayant finalement réuni autour d'elle toute cette assemblée de sons diffractés, Shiina chante d'étranges métaphores sur l'avortement pour évoquer la difficulté de la création artistique sur des coups de batterie sur-mixés et plongés au milieu d'un orgue funéraire, avant que le morceau ne se consume, avec une violence inattendue, dans un final après lequel il ne peut rien rester sinon un silence sourd et froid. Et la gentille chanteuse J-Pop devient soudain un sphinx qui ne vous a pas laissé le temps de répondre à son incompréhensible énigme.
Emilien Villeroy
ohhhh non t'as vu le pavé que tu me fais lire ce matin, attend je vais me resservir un café ... shit !
RépondreSupprimerComme si un fou avait décidé de remixer un album de J-pop juste pour le fun. Merveilleuse meuf.
RépondreSupprimer