Tu as cinq ou six ans. Tu es dans l'appartement de ta grand-mère, en haut d'une tour solitaire de la banlieue parisienne. Juste elle et toi. Peut être sont-ce tes poignées de centimètres en croissance qui te font voir ces lieux comme s'ils étaient immenses, mais l'appartement semble trop grand, trop large, constitué de trop de pièces inhabitées depuis que ceux qui sont devenus tes oncles ou encore ta mère les ont quittées pour aller dans d'autres maisons, d'autres lieux, d'autres villes. Ton esprit s'y perd. Avant que tu ne dormes, ta grand-mère te chante des berceuses. Il y a celles sans auteurs que tout le monde connait et qui passent les générations, du berceur au bercé, mémoire collective remplie de ritournelles simplistes dont on a répété les mots avec un mécanisme las sans même essayer d'en comprendre le sens, ni avant ni après, d'abord trop jeune pour l'analyser, ensuite trop vieux pour s'y intéresser. Et puis il y a celles plus récentes, plus personnelles, qu'on chante parce qu'on les aime. Tu ne le sais pas encore, mais quelques années plus tard, tu voudras bercer un nouveau-né en fredonnant Eleanor Rigby sans le faire pour autant. Peut-être le feras-tu un jour. Peut être jamais. Pour l'heure, ta grand-mère est plus sobre, elle te chante L'eau Vive de Guy Béart. Qui est cet homme ? Tu n'en sais rien. Elle a un cd de lui, avec un arc-en-ciel dessiné dessus et un logo "Vu à la Télé." Ses plus belles chansons." Mystère de la musique qui passe. Tu t'en fiches un peu au fond, ce n'est qu'un bruit de fond venu de nulle part. Mais il y a une chanson qui te marque, sur laquelle tu reviens. La dernière. Ce n'est pas que tu la passes en boucle, non, c'est tout simplement la seule que tu écoutes. Tu lis dans le livret écorné cette phrase mystérieuse : "À Amsterdam/Il y a Dieu, il y a les dames/J'ai vu les dames de mes yeux/J'ai pas vu Dieu/À Amsterdam." Tu la relis. Tu ne la comprends pas, mais aimes cependant sa résonance. Dieu. Les dames. Tout cela ne veut rien dire. Tu n'y penses plus. Tu reviens ensuite chez ta grand-mère. Tu grandis. Tu n'écoutes plus ce cd. Tu fais autre chose. Tu viens de moins en moins. Puis tu ne viens quasiment plus. Par la prévisible défection affective envers ta famille qui croît au fil des ans, Guy Béart disparait de ton esprit comme le nom de ce garçon qui fait un sourire niais à côté de toi sur une photo de classe jaunie.
Tu as 21 ans. Tu ne réécoutes jamais L'eau Vive. Sa douce ritournelle évoque en toi quelque chose de plus grave et brumeux que la nostalgie car on ne saurait se perdre, les yeux dans le vague, dans des parcelles de mémoire incomplètes, rapportées, déformées, des lieux flous plus que des situations claires, des ambiances invariablement réinventées plus que de vrais souvenirs. Tu peux encore, dans le creux de ton oreille vieillie, entendre l'écho lointain de l'interprétation dépouillée de ta grand-mère qui te faisait fermer irrésistiblement les yeux, et c'est bien assez. Mais il y a cette autre chanson. Elle existe. Tu voudrais te la rappeler. Tu te souviens toujours de cette première phrase. Plus du tout de la mélodie. Et puis un jour que ton esprit se penchait avec une minutie de vieillard-en-devenir sur cette masse de moments que tu peux désormais appeler avec un peu d'ironie ton passé, tu as eu l'envie de retrouver ce morceau. C'est tellement plus facile désormais. Il te faut dix minutes montre en main pour avoir ce bout d'hier en binaire. La confrontation est fascinante. Tu reconnais tout et tu ne reconnais rien. Certaines phrases semblent avoir toujours été là, surtout ce "j'ai vu soudain monter mon âme par le petit trou qu'un vieux couteau m'a fait dans le dos." D'autres font sens, maintenant que la vie a eu la bonté de t'apprendre ce qu'étaient les "dames," le haschich ou Van Gogh. D'autres semblent venir de nulle part. Reste la musique. Tu ne sais même pas si tu l'aimes vraiment, mais l'infectieuse répétition de la mélodie principale vient se nicher dans ton subconscient pour t'obséder durablement. Le roulement de batterie ridicule qui lance la coda. Les chœurs familiers et populaires. Le refrain que tu ne peux chanter sans pouffer. Ce relent d'antan, tu ne sais pas quoi en faire. Pour évacuer, il te reste tes amis. Tu leur chantes le morceau. Encore et encore. Jusqu'à l'épuisement. Comme pour partager un fléau doux qui t'a toujours habité. Comme pour leur montrer qui tu es vraiment. Et les voilà qui tombent dans le piège. Qui chantent avec toi. Ce morceau n'est le symbole de rien pour eux, mais ils sont là, à répéter des choses comme "Jesus est-il ce jeune bonze qui se bronze ?" Et soudain, des souvenirs neufs se mêlent à ceux remplis de poussière. La chambre à coucher de l'appartement trop grand croise celle dans laquelle tu t'étais réveillée un matin après une nuit trop courte en chantant cette modeste ritournelle. Le visage de ta grand-mère précède ceux de gens qui remplissent maintenant aussi ta vie. C'est un peu comme si tu t'étais égaré puis retrouvé, tenant enfin dans le creux de ta main une partie de toi que tu croyais avoir perdue. Et ainsi ébahi face à la beauté cyclique de l'existence, tu embrasses chaleureusement celui que tu as été, avant de te remettre en route vers demain.
Emilien Villeroy
dialogue à 16h05 entre maman et moi
RépondreSupprimer"-tu écoutes du guy béart maintenant?
-mais c'est que euh en fait je vais sur un blog de musique où ils mettent des morceaux en ligne, et aujourd'hui, ils parlent de guy béart, tu connais?
-oui, enfin, c'est un petit peu de la génération de papi et mamie quand même
-oui mais c'est joli"
<3
Georges Perec ne l'aurait pas mieux dit !
RépondreSupprimerbeständigkeit > C'est le genre de dialogue qui nous fait avancer. Merci.
RépondreSupprimerLa plus belle oeuvre de ce paysan c'est quand même sa fille. Ou c'était sa fille avant qu'elle se massacre la tronche. D'ailleurs on est en droit de se demander si c'est vraiment sa fille, parce que si elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Geneviève Galéa (qui jouait dans Les Carabiniers de Godard), Emmanuelle n'a rien tiré de son hideux paternel, et tant mieux.
RépondreSupprimerChouette article, mais écrire des trucs si mélancoliques à 21 ans ça donne un peu envie de se faire hara-kiri :D
joe gonzalez> c'était ironique?
RépondreSupprimerPas du tout.
RépondreSupprimermagnifique article
RépondreSupprimerJ'ai toujours voulu que Pérec écrive un bouquin comme Un homme qui dort mais avec un héros emo. Emilien l'a fait. <3
RépondreSupprimer5/5 (rateyourarticle !)